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Supposez
qu'on eût posé à un homme cultivé du XVe, du XVIe ou du XVIIe siècle la
question suivante : «.Quelle idée vous faites-vous de la société future.?.» il aurait pensé aussitôt à une civilisation pacifique, à la fois
très près de la nature et prodigieusement raffinée. C'est du moins à
une civilisation de ce type que la France s'est préparée tout au long
de sa longue histoire. Des millions d'esprits dans le monde s'y
préparaient avec elle. On comprend très bien maintenant leur erreur.
L'invasion de la Machinerie a pris cette société de surprise, elle
s'est comme effondrée brusquement sous son poids, d'une manière
surprenante. C'est qu'elle n'avait jamais prévu l'invasion de la
Machine ; l'invasion de la machine était pour elle un phénomène
entièrement nouveau. Le monde n'avait guère connu jusqu'alors que des
instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais
qui étaient comme le prolongement des membres. La première vraie
machine, le premier robot, fut cette machine à tisser le coton qui
commença de fonctionner en Angleterre aux environs de 1760. Les
ouvriers anglais la démolirent, et quelques années plus tard les
tisserands de Lyon firent subir le même sort à d'autres semblables
machines. Lorsque nous étions jeunes, nos pions s'efforçaient de nous
faire rire de ces naïfs ennemis du progrès. Je ne suis pas loin de
croire, pour ma part, qu'ils obéissaient à l'instinct divinatoire des
femmes et des enfants. Oh ! sans doute, je sais que plus d'un lecteur
accueillera en souriant un tel aveu. Que voulez-vous ? C'est très
embêtant de réfléchir sur certains problèmes qu'on a pris l'habitude de
croire résolus. On trouverait préférable de me classer tout de suite
parmi les maniaques qui protestaient jadis, au nom du pittoresque,
contre la disparition du fameux ruisseau boueux de la rue du Bac...
Or, je ne suis nullement « passéiste », je déteste toutes les espèces
de bigoteries superstitieuses qui trahissent l'Esprit pour la Lettre.
Il est vrai que j'aime profondément le passé, mais parce qu'il me
permet de mieux comprendre le présent —.de
mieux le comprendre, c'est-à-dire de mieux l'aimer, de l'aimer plus
utilement, de l'aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises
qui, vues à travers l'Histoire, ont presque toujours une signification
émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d'une
compassion fraternelle. Bref, j'aime le passé précisément pour ne pas
être un « passéiste ». Je défie qu'on trouve dans mes livres aucune de
ces écœurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots
du « Bon Vieux Temps ». Cette expression de Bon Vieux Temps est
d'ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une
certaine niaiserie de ces insulaires qui s'attendrissent sur n'importe
quelle relique, comme une poule couve indifféremment un œuf de poule,
de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d'apaiser une certaine
démangeaison qu'elle ressent dans le fondement. Je n'ai jamais pensé
que la question de la Machinerie fût un simple épisode de la querelle
des Anciens et des Modernes. Entre le Français du XVIIe et un Athénien
de l'époque de Périclès, ou un Romain du temps d'Auguste, il y a mille
traits communs, au lieu que la Machinerie nous prépare un type
d'homme...
Mais à quoi bon vous dire quel type d'homme elle prépare. Imbéciles !
n'êtes-vous pas les fils ou les petits-fils d'autres imbéciles qui, au
temps de ma jeunesse, face à ce colossal Bazar que fut la prétendue
Exposition Universelle de 1900, s'attendrissaient sur la noble
émulation des concurrences commerciales, sur les luttes pacifiques de
l'Industrie ?... À quoi bon, puisque l'expérience de 1914 ne vous a pas
suffi ? Celle de 1940 ne vous servira d'ailleurs pas davantage. Oh ! ce
n'est pas pour vous, non ce n'est pas pour vous que je parle ! Trente,
soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre
idée fixe : « Aller plus vite, par n'importe quel moyen. » Aller vite ?
Mais aller où ? Comme cela vous importe peu, imbéciles ! Dans le moment
même où vous lisez ces deux mots : Aller vite, j'ai beau vous traiter
d'imbéciles, vous ne me suivez plus. Déjà votre regard vacille, prend
l'expression vague et têtue de l'enfant vicieux pressé de retourner à
sa rêverie solitaire... « Le café au lait à Paris, l'apéritif à
Chandernagor et le dîner à San Francisco », vous vous rendez compte
!... Oh ! dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance-flammes
pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le
visage de vos fils bouillir instantanément et leurs yeux sauter hors de
l'orbite, chiens que vous êtes ! La paix venue vous recommencerez à
vous féliciter du progrès mécanique. « Paris-Marseille en un quart
d'heure, c'est formidable ! » Car vos fils et vos filles peuvent crever.: le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes
à la vitesse de l'éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles.? Hélas.! c'est vous que vous fuyez, vous-mêmes —.chacun de vous se fuit
soi-même, comme s'il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa
gaine de peau... On ne comprend absolument rien à la civilisation
moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration
universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté
n'est pourtant qu'en vous, imbéciles !
Lorsque j'écris que les destructeurs de la machine à tisser ont
probablement obéi à un instinct divinatoire, je veux dire qu'ils
auraient sans doute agi de la même manière s'ils avaient pu se faire
alors, par miracle, une idée nette de l'avenir. L'objection qui vient
aux lèvres du premier venu, dès qu'on met en cause la Machinerie, c'est
que son avènement marque un stade de l'évolution naturelle de
l'Humanité ! Mon Dieu, oui, je l'avoue, cette explication est très
simple, très rassurante. Mais la Machinerie est-elle une étape ou le
symptôme d'une crise, d'une rupture d'équilibre, d'une défaillance des
hautes facultés désintéressées de l'homme, au bénéfice de ses appétits
? Voilà une question que personne n'aime encore à se poser. Je ne parle
pas de l'invention des Machines, je parle de leur multiplication
prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie
ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer
artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de
nouvelles machines. Chacune de ces machines, d'une manière ou d'une
autre, ajoute à la puissance matérielle de l'homme, c'est-à-dire à sa
capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus
fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu'il devînt chaque jour
meilleur. Or, si effronté qu'il soit, aucun apologiste de la Machinerie
n'oserait prétendre que la Machinerie moralise. La seule Machine qui
n'intéresse pas la Machine, c'est la Machine à dégoûter l'homme des
Machines, c'est-à-dire d'une vie tout entière orientée par la notion de
rendement, d'efficience et finalement de profit.
Arrêtons-nous sur ce mot de profit, il nous donnera peut-être la clef
de l'énigme. Si les ouvriers de Manchester avaient été doués du don de
seconde vue, on imagine très bien le dialogue entre ces hommes libres
et le propriétaire de la Machine.: «.Quoi.! misérables, vous venez de
briser une machine qui m'a coûté très cher, sous le vain prétexte
qu'elle vous condamne au chômage, c'est-à-dire à la misère, et par la
misère à la mort. Hélas.! la loi du Progrès est celle de la Nature. Il
est évidemment regrettable que vous perdiez la vie, ou du moins toutes
les raisons qui font préférer la vie à la mort, mais que voulez-vous.?.»
Je ne suis que l'instrument irresponsable d'un sacrifice nécessaire,
autant dire, n'est-ce pas, l'instrument de la Providence. Vous ne
voudriez tout de même pas que je remplisse ce rôle pour rien ? Si
élevés qu'ils soient, mes bénéfices seront toujours légitimes. Quant à
vous, consentez à disparaître. Cet assemblage un peu bizarre de fer et
de bois qui achève de brûler dans un coin de la cour fait votre métier
mieux que vous-mêmes. Résignez-vous ! Il est honteux de ne penser qu'à
son ventre. Tâchez plutôt de vous représenter l'avenir. Nous sommes en
1745. J'admets que la révolution économique, aux débuts de laquelle
nous assistons ensemble, provoquera d'abord quelque désordre. J'admets
la nécessité d'une période d'adaptation. Celle-ci durera dix ans, vingt
ans, cinquante ans peut-être. Nous sommes en 1792, époque bénie !
Depuis cinquante longues années, les fortes têtes d'Europe, au lieu de
se livrer comme jadis à des travaux de luxe où l'essentiel est sacrifié
au superflu, c'est-à-dire l'Utile au Vrai, au Juste, au Beau —.sur lesquels, d'ailleurs, personne n'est d'accord.—
auront consacré tout leur génie à des inventions pratiques et
pacifiques... La Paix ! Songez, mes amis, que la guerre est aujourd'hui
déjà le fait d'un petit nombre de soldats de métier (c'est-à-dire
d'aventuriers ou de paresseux peu capables d'une autre profession
honnête), et d'un bien plus petit nombre encore de nobles élevés dans
le préjugé de l'honneur. Vous pouvez bien penser que le premier soin
d'une société vouée au commerce et à l'industrie sera de détourner les
citoyens de ce métier. Quel plus grand ennemi du commerce et de
l'industrie que la guerre ? En 1792, il sera vraisemblablement très
difficile d'obtenir la permission d'être soldat. Dès lors qu'il n'est
d'autre valeur au monde que le travail et la richesse, quand Mars a été
détrôné par Mercure, qui accepterait de voir enlever un paysan à sa
charrue, un ouvrier à son établi ? La guerre a été inventée par les
nobles, et doit disparaître avec eux.
Je dois avouer cependant que certains astrologues de mes amis
prédisent, pour la fin de ce siècle, quelques conflits ou plutôt, je
suppose, quelques rencontres de bandes armées, sans doute facilement
maîtrisées par la police. Cinquante ans plus tard, à ce que prétendent
ces astrologues —.c'est-à-dire vers 1870.—
on observera les mêmes troubles qui se reproduiront vers 1914 et même
vers 1940. Dix-neuf cent quarante ! Nul doute que cette guerre.—.si toutefois elle mérite ce nom.—.remplira
d'horreur une humanité composée, dans sa presque totalité, d'hommes
pacifiques et laborieux. Elle ne nous en paraîtrait pas moins sans
doute, aujourd'hui, un jeu d'enfants, une de ces disputes fraternelles
qui se terminent par des coups dont l'amitié fraternelle retient la
violence. Ceux qui connaîtront une telle guerre atténuée, humanisée,
pourront à peine imaginer, par exemple, des batailles comme celle de
Fontenoy, à peine digne des loups et des ours. Voyons, mes amis, est-ce
acheter trop cher, par quelques années de chômage ou de bas salaires,
la réhabilitation, la rédemption de notre espèce.?
Car cette rédemption est certaine. Il n'est sans doute pas interdit aux
esprits malveillants de prévoir l'invention de quelques mécaniques
capables de nuire aux hommes. Mais, le simple bon sens nous l'annonce,
elles ne seront jamais qu'un petit nombre. L'Humanité peut souffrir des
crises violentes, perdre un instant le contrôle de ses hautes facultés,
mais l'invention et la construction des machines exigent beaucoup de
temps, de réflexion, de labeur. Elle exige aussi beaucoup d'or. Est-il
permis de croire, sans être fou, que l'Humanité laborieuse mette un
jour en commun ses travaux et ses capitaux dans l'intention de se
détruire.? Est-il permis de croire que les Savants et les Riches —.l'élite des Nations..— s'associeront dans cette oeuvre perverse ? »
Nous ignorerons toujours si de telles paroles eussent été comprises des
ouvriers révoltés. Du moins auraient-elles probablement convaincu le
commissaire de police et les gendarmes. N'importe ! Après avoir ainsi
fait parler l'industriel—.sans grands égards pour la vraisemblance, je l'avoue.—.qu'on
me permette de pousser plus loin encore la fantaisie en supposant qu'un
pauvre diable de tisserand ait reçu tout à coup le don d'éloquence et
de prophétie, comme l'ânesse du prophète Balaam. —.«
Des clous, aurait dit cet Anglais dans sa langue. Vous venez de
raisonner comme si vos machines allaient être conçues dans le même
esprit où furent jadis inventés les outils. Nos ancêtres se sont servis
d'une pierre tenue au creux de la main en guise de marteau, jusqu'au
jour où, de perfectionnement en perfectionnement, l'un d'entre eux
imagina de fixer la pierre au bout d'un bâton. Il est certain que cet
homme de génie, dont le nom n'est malheureusement pas venu jusqu'à
nous, inventa le marteau pour s'en servir lui-même, et non pour en
vendre le brevet à quelque société anonyme. Ne prenez pas ce distinguo
à la légère. Car vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais
elles seront d'abord et avant tout, elles seront naturellement,
essentiellement, des mécaniques à faire de l'or. Bien avant d'être au
service de l'Humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs
d'or, c'est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instruments de
spéculation. Or, il est beaucoup moins avantageux de spéculer sur les
besoins de l'homme que sur ses vices, et, parmi ces vices, la cupidité
n'est-elle pas le plus impitoyable.? L'argent tient plus étroitement à
nous que notre propre chair. Combien donnent volontiers leur fils au
Prince, et tirent honneur du trépas de leur enfant, qui refuseraient à
l'État leur fortune tout entière, ou même une part de leur fortune.
Je prédis que la multiplication des machines développera d'une manière
presque inimaginable l'esprit de cupidité. De quoi cet esprit ne
sera-t-il pas capable ? Pour nous parler d'une République pacifique
composée de commerçants, il faut vraiment que vous vous croyiez le
droit de vous payer nos têtes ! Si les boutiquiers d'aujourd'hui sont
plus experts à manier l'aune que l'épée, c'est qu'ils n'ont point
d'intérêt dans les guerres. Que leur importe une province de plus ou de
moins dans le Royaume.? Lorsqu'ils trouveront devant eux des concurrents, vous les verrez contempler d'un œil sec les plus effroyables carnages.;
l'odeur des charniers ne les empêchera pas de dormir. Bref, le jour où
la superproduction menacera d'étouffer la spéculation sous le poids
sans cesse accru des marchandises invendables, vos machines à fabriquer
deviendront des machines à tuer, voilà ce qu'il est très facile de
prévoir. Vous me direz peut-être qu'un certain nombre d'expériences
malheureuses finira par convaincre les spéculateurs, au point de les
rendre philanthropes. Hélas ! il est pourtant d'expérience universelle
qu'aucune perte n'a jamais guéri un vrai joueur de son vice.;
le joueur vit plus de ses déceptions que de ses gains. Ne répondez pas
que les gros spéculateurs seront tôt ou tard mis à la raison par la
foule des petites gens. L'esprit de spéculation gagnera toutes les
classes. Ce n'est pas la spéculation qui va mettre ce monde à bas, mais
la corruption qu'elle engendre. Pour nous guérir de nos vices, ou du
moins pour nous aider à les combattre, la crainte de Dieu est moins
puissante que celle du jugement de notre prochain, et, dans la société
qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. Lorsque l'argent
est honoré, le spéculateur l'est aussi. Il aura donc beaucoup plus à
craindre l'envie que le mépris ; n'espérons donc pas le réveil des
consciences. Quant à la révolte des intérêts, on a tout lieu de prévoir
qu'elle ne pourra éclater qu'après un grand nombre de crises et de
guerres si effroyables qu'elles auront usé à l'avance les énergies,
endurci les cœurs, détruit chez la plupart des hommes les sentiments.
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