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Jean Baudrillard Nique ta mre ! |
Il
aura fallu que brlent en une seule nuit 1500 voitures, puis, en ordre
dcroissant, 900, 500, 200, jusquĠ se rapprocher de la Ç.normale.È
quotidienne, pour quĠon sĠaperoive que chaque nuit 90 voitures en
moyenne brlaient dans notre douce France. Une sorte de flamme
perptuelle, comme celle de lĠArc de triomphe, brlant en hommage
lĠImmigr inconnu. AujourdĠhui reconnu, le temps dĠune rvision
dchirante, mais tout en trompe-lĠoeil. Une chose est sre, cĠest que lĠexception franaise, qui avait commenc avec Tchernobyl, est rvolue. Notre frontire a bien t viole par le nuage radioactif, et le Ç modle franais È sĠeffondre bien sous nos yeux. Mais, rassurons-nous, ce nĠest pas le seul modle franais qui sĠeffondre, cĠest le modle occidental tout entier qui se dsintgre, non seulement sous le coup dĠune violence externe (celle du terrorisme ou des Africains prenant dĠassaut les barbels de Melilla), mais encore de lĠintrieur mme. La premire conclusion et ceci annule toutes les homlies et les discours actuels cĠest quĠune socit elle-mme en voie de dsintgration nĠa aucune chance de pouvoir intgrer ses immigrs, puisquĠils sont la fois le rsultat et lĠanalyseur sauvage de cette dsintgration. La ralit cruelle cĠest que si les immigrs sont virtuellement hors jeu, nous, nous sommes profondment en dshrence et en mal dĠidentit. LĠimmigration et ses problmes ne sont que les symptmes de la dissociation de notre socit aux prises avec elle-mme. Ou encore : la question sociale de lĠimmigration nĠest quĠune illustration plus visible, plus grossire, de lĠexil de lĠEuropen dans sa propre socit (Hl Bji). La vrit inacceptable est l : cĠest nous qui nĠintgrons mme plus nos propres valeurs et, du coup, faute de les assumer, il ne nous reste plus quĠ les refiler aux autres de gr ou de force. Nous ne sommes plus en mesure de proposer quoi que ce soit en termes dĠintgration dĠailleurs, lĠintgration quoi ?, nous sommes le triste exemple dĠune intgration Ç russie È, celle dĠun mode de vie totalement banalis, technique et confortable, sur lequel nous prenons bien soin de ne plus nous interroger. Donc, parler dĠintgration au nom dĠune dfinition introuvable de la France, cĠest tout simplement pour les Franais rver dsesprment de leur propre intgration. Et on nĠavancera pas dĠune ligne tant quĠon nĠaura pas pris conscience que cĠest notre socit qui, par son processus mme de socialisation, scrte et continue de scrter tous les jours cette discrimination inexorable dont les immigrs sont les victimes dsignes, mais non les seules. CĠest le solde dĠun change ingal de la Ç dmocratie È. Cette socit doit affronter une preuve bien plus terrible que celle de forces adverses : celle de sa propre absence, de sa perte de ralit, telle quĠelle nĠaura bientt plus dĠautre dfinition que celle des corps trangers qui hantent sa priphrie, de ceux quĠelle a expulss et qui, maintenant, lĠexpulsent dĠelle-mme, mais dont lĠinterpellation violente la fois rvle ce qui se dfait en elle et rveille une sorte de prise de conscience. Si elle russissait les intgrer, elle cesserait dfinitivement dĠexister ses propres yeux. Mais, encore une fois, cette discrimination la franaise nĠest que le micromodle dĠune fracture mondiale qui continue, sous le signe prcisment de la mondialisation, de mettre face face deux univers irrconciliables. Et la mme analyse que nous faisons de notre situation peut tre rpercute au niveau global. A savoir que le terrorisme international nĠest lui-mme que le symptme de la dissociation de la puissance mondiale aux prises avec elle-mme. Quant chercher une solution, lĠerreur est la mme aux diffrents niveaux, que ce soit celui de nos banlieues ou des pays islamiques : cĠest lĠillusion totale quĠen levant le reste du monde au niveau de vie occidental, on aura rgl la question. Or, la fracture est bien plus profonde, et toutes les puissances occidentales runies le voudraient-elles vritablement (ce dont on a toutes les raisons de douter), quĠelles ne pourraient plus rduire cette fracture. CĠest le mcanisme mme de leur survie et de leur supriorit qui les en empche mcanisme qui, travers tous les pieux discours sur les valeurs universelles, ne fait que renforcer cette puissance, et fomenter la menace dĠune coalition antagoniste de forces qui la dtruiront ou rvent de la dtruire. Heureusement ou malheureusement, nous nĠavons plus lĠinitiative, nous nĠavons plus, comme nous lĠavons eue pendant des sicles, la matrise des vnements, et sur nous plane une succession de retours de flamme imprvisibles. On peut dplorer rtrospectivement cette faillite du monde occidental, mais Ç Dieu sourit de ceux quĠil voit dnoncer les maux dont ils sont la cause È. Ce retour de flamme des banlieues est donc directement li une situation mondiale ; mais il lĠest aussi ce dont il nĠest trangement jamais question un pisode rcent de notre histoire, soigneusement occult depuis, sur le mme mode de mconnaissance que celui des banlieues, savoir lĠvnement du non au rfrendum. Car le non de ceux qui lĠont vot sans trop savoir pourquoi, simplement parce quĠils ne voulaient pas jouer ce jeu-l, auquel ils avaient t si souvent pigs, parce quĠils refusaient eux aussi dĠtre intgrs dĠoffice ce oui merveilleux dĠune Europe Ç cls en main È, ce non-l tait bien lĠexpression des laisss-pour-compte du systme de la reprsentation, des exils de la reprsentation lĠimage des immigrs eux-mmes, exils du systme de socialisation. Mme inconscience, mme irresponsabilit dans cet acte de saborder lĠEurope, que celles des jeunes immigrs qui brlent leurs propres quartiers, leurs propres coles, comme les noirs de Watts et de Detroit dans les annes 60. Une bonne part de la population se vit ainsi, culturellement et politiquement, comme immigre dans son propre pays, qui ne peut mme plus lui offrir une dfinition de sa propre appartenance nationale. Tous dsaffilis, selon le terme de Robert Castel. Or, de la dsaffiliation au desafio, au dfi, il nĠy a pas loin. Tous ces exclus, ces dsaffilis, quĠils soient de banlieue, africains ou franais Ç de souche È, font de leur dsaffiliation un dfi, et passent lĠacte un moment ou un autre. CĠest leur seule faon, offensive, de nĠtre plus humilis, ni laisss pour compte, ni mme pris en charge. Car je ne suis pas sr et ceci est un autre aspect du problme, masqu par une sociologie politique Ç bien de chez nous È, celle de lĠinsertion, de lĠemploi, de la scurit, je ne suis pas sr quĠils aient, comme nous lĠesprons, tellement envie dĠtre rintgrs ni pris en charge. Sans doute considrent-ils au fond notre mode de vie avec la mme condescendance, ou la mme indiffrence, que nous considrons leur misre. Peut-tre mme prfrent-ils brler les voitures que de rouler dedans chacun ses plaisirs. Je ne suis pas sr que leur raction une sollicitude trop bien calcule ne soit pas instinctivement la mme quĠ lĠexclusion et la rpression. La culture occidentale ne se maintient que du dsir du reste du monde dĠy accder. Quand apparat le moindre signe de refus, le moindre retrait de dsir, non seulement elle perd toute supriorit, mais elle perd toute sduction ses propres yeux. Or, cĠest prcisment tout ce quĠelle a offrir de Ç mieux È, les voitures, les coles, les centres commerciaux, qui sont incendis et mis sac. Les maternelles ! Justement tout ce par quoi on aimerait les intgrer, les materner !... Ç Nique ta mre È, cĠest au fond leur slogan. Et plus on tentera de les materner, plus ils niqueront leur mre. Nous ferions bien de revoir notre psychologie humanitaire. Rien nĠempchera nos politiciens et nos intellectuels clairs de considrer ces vnements comme des incidents de parcours sur la voie dĠune rconciliation dmocratique de toutes les cultures tout porte considrer au contraire que ce sont les phases successives dĠune rvolte qui nĠest pas prs de prendre fin. JĠaurais bien aim une conclusion un peu plus joyeuse, mais laquelle ? |