|
Comme
tout un chacun, j’ai depuis longtemps ma petite idée sur ce qui, dans
le monde actuel, est normal et sur ce qui ne l’est pas. Invité voilà
quelques années à exposer mon point de vue, je cherchais un angle pour
aborder mon propos quand l’actualité m'est venue opportunément m’en
offrir un : la disparition de Jean-Luc Lagardère.
Cet événement a le mérite de mettre en pleine lumière quelque chose qui
constitue, à mes yeux du moins, un aspect de notre monde à la fois
essentiel et profondément anormal.
Ce qui en l’occurrence m’a particulièrement frappé, une fois de plus,
ce n’est évidemment pas l’unanimité dans la louange qui est montée de
toutes les sphères dirigeantes, amplifiée comme il se doit par les
grands médias qu’elles contrôlent financièrement et idéologiquement.
Tout ce monde de l’argent, du pouvoir et du pouvoir de l’argent rendait
hommage à l’un de ses membres les plus représentatifs et les plus
puissants, une incarnation exemplaire du système capitaliste en France.
Ce ne sont pas non plus les commentaires relatifs à la succession, à la
tête de «.l’empire.» Lagardère, du jeune Arnaud, héritier désigné du
trône à son tour couronné, à propos duquel on sentait poindre, sous la
couche onctueuse des éloges, comme une interrogation un peu inquiète,
peut-être plus rhétorique que réelle, quant à sa capacité personnelle
et à sa volonté de marcher dans les pas de son père.
Non, ce qui m’a frappé, c’est qu’à aucun moment, pas plus dans les
commérages de boutique que dans les bavardages médiatiques, je n’ai
entendu la moindre réflexion sur la légitimité même de cette passation
de pouvoir d’un magnat de notre temps à son fils.
Car enfin, voilà un jeune homme qui, jusqu’ici, ne s’est, comme on dit,
donné que la peine de naître, et qui n’a jamais, que l’on sache, œuvré
au bonheur de l’humanité ni fait preuve d’un génie personnel hors du
commun, en tout cas pas plus que quelques millions d’hommes et de
femmes de sa génération ; et qui se trouve placé soudainement, du seul
fait de sa naissance, en position de décider du sort d’une foule
d’humains, de peser de tout le poids de ses possessions, de ses
milliards et de ses réseaux d’influence, sur leur existence et sur le
fonctionnement de l’État, comme le ferait un dieu tout-puissant. Et
personne, ou presque, ne trouve cela énorme, fou, aberrant, arbitraire,
exorbitant, inique ; personne ou presque ne semble y voir un défi au
bon sens et au bon droit, un scandale au regard de la raison ni une
injure à la morale ! Nulle protestation officielle des syndicats, du
mouvement associatif, des partis de gauche ou soi-disant tels, des
Églises, des professionnels du droit-de-l’hommisme, nulle manifestation
de rue ou de campus, rien qui dénote la moindre indignation dans le
corps social ni la moindre révolte.
Au contraire, il semble qu’aux yeux de la plupart cette succession
automatique paraisse tout à la fois légitime, juste, logique,
rationnelle, saine, conforme à la règle, bref, en un mot qui contient
tous les autres, « normale ». En conséquence, ceux qui, comme moi,
voient dans cette opération un injustifiable et intolérable coup de
force sont conduits à se demander s’ils ne sont pas des archaïques :
atypiques / attardés / bornés / irrationnels / débiles /.insanes ;
bref, des « anormaux » – comme on ne se prive d’ailleurs pas de les en
persuader.
Mais, au risque de décevoir certains et d’en irriter d’autres, je
persiste à penser que c’est la réaction des gens comme moi qui est la «.bonne.». J’entends par là non pas qu’elle serait conforme aux lois
universelles de la Nature, ni aux décrets éternels de la Providence, ni
aux leçons objectives de l’Histoire ; mais simplement qu’elle est la
seule cohérente et digne, la seule en accord avec l’idéal républicain
démocratique et avec les valeurs de civilisation auxquels notre société
prétend par ailleurs rester attachée. Comment peut-on encore, de nos
jours, s’affirmer démocrate et se réclamer de la devise républicaine en
continuant à trouver normal qu’il y ait des «.empires.» économiques,
dont les souverains par la grâce de Dieu (ou de Mammon) seraient des
individus nommés Lagardère (ou de tout autre nom) et dont les sujets
soumis et obéissants seraient les millions de citoyennes et citoyens
formant le reste d’un peuple prétendument souverain ?
Le vieux Micromégas, passant de nouveau sur notre planète, ne
manquerait pas de relever cette évidente contradiction et de remarquer
qu’elle vicie et pervertit de façon rédhibitoire le modèle de la
démocratie bourgeoise qui sert de façade présentable au monde
occidental moderne. « Eh quoi, dirait-il, voilà des gens, des Français,
Allemands, Anglais, Italiens, Espagnols et autres grands civilisés qui,
en toute occasion, ont plein la bouche des mots “Liberté”, “Égalité”,
“Fraternité”, “Solidarité”, “Justice”, et qui trouvent normal que
l’immense majorité des humains, de leur pays et d’ailleurs, soient
dépossédés au profit de minorités de privilégiés qu’une légalité
truquée, habillage mensonger de la force, autorise à s’approprier
privativement les biens et les ressources appartenant à tous et les
richesses matérielles et symboliques créées par le travail collectif.
En vérité, ces soi-disant civilisés le sont bien moins qu’ils ne le
croient, puisqu’en ce début du XXIe siècle de leur civilisation ils
n’en finissent toujours pas d’émerger de la féodalité et acceptent sans
trop d’états d’âme de sacrifier des myriades d’êtres humains au Moloch
capitaliste, à l’appétit de leurs entreprises privées, de leurs grands
patrons, de leurs grands investisseurs et autres actionnaires avides
autant qu’insatiables. Ils ont beau protester, tous ces humanistes, de
leur infini respect pour la personne humaine, ils respectent la
propriété bien davantage encore. Que dis-je, ils la respectent ? Ils la
vénèrent, ils l’encensent, ils se prosternent à ses pieds, lui édifient
des autels et des palais, ils en ont fait leur fétiche, leur divinité,
ils lui appartiennent corps et âme, ils sont possédés par elle. »
Ce Micromégas-là aurait raison : notre société libérale est aliénée et
la racine objective de son aliénation est le développement monstrueux
de la propriété privée, véritable cancer social qui est en train de
tuer la planète et son humanité. Ne faisons pas à notre visiteur
l’injure de croire que ce qu’il met en cause, c’est la petite propriété
personnelle, fruit du travail honnête et de l’épargne non spéculative.
Cette forme d’appropriation, liée à la satisfaction de besoins
individuels légitimes en rapport avec le niveau de développement
historiquement atteint, n’a jamais mis en péril le genre humain, au
contraire.
Ce qu’il faudra bien qu’on finisse par remettre en question, avant
qu’elle n’ait achevé son œuvre de destruction, c’est évidemment la
propriété privée capitaliste, celle des grands moyens de production
qui, en l’espace de quelques générations, a mené la Terre tout entière
au bord du chaos physique et moral ; et dont on veut nous faire croire,
par la voix de nos politiciens et de nos économistes les plus
autorisés, qu’elle est la condition même du bonheur généralisé et «
mondialisé ».
Le fait qu’on ne puisse plus aujourd’hui critiquer la propriété
capitaliste sans donner l’impression de proférer une énorme
incongruité, voire un horrible blasphème, témoigne de la profondeur à
laquelle l’idéologie dominante s’est incorporée chez les agents
sociaux, du degré auquel ils sont façonnés, dans leur sensibilité et
leur entendement, par le système où nous vivons. Toute société doit sa
cohésion et sa stabilité relatives au fait que la socialisation de ses
membres a pour effet (recherché ou non) de faire intérioriser en
profondeur, par chaque individu, bien au-delà de la conscience
immédiate qu’il peut en prendre, l’ensemble spécifique des propriétés
physiques et psychologiques, intellectuelles et morales dont le système
a besoin pour reproduire globalement, d’une génération à l’autre, ses
structures et sa logique de fonctionnement. Le système social
capitaliste cesserait de se soutenir s’il ne parvenait, par une action
pédagogique permanente, tant diffuse qu’institutionnalisée, à installer
et à réactiver continûment chez chaque individu des structures de
personnalité adéquates, adaptées à l’ordre établi et en particulier au
fonctionnement de ses structures économiques : ce qu’il est convenu
d’appeler un Homo œconomicus capitalisticus, c’est-à-dire un type
d’humain qui trouve spontanément normal de consacrer tous ses efforts,
tout au long de sa vie, à être en compétition avec tous les autres,
dans tous les domaines, pour accumuler des richesses et des biens
matériels et symboliques, sans aucune garantie d’ailleurs d’y parvenir,
et qui a le sentiment de gâcher sa vie quand il n’y parvient pas.
Ce conditionnement structurel est plus ou moins profond et achevé selon
l’origine et la trajectoire personnelles de chaque individu, mais peu
ou prou il touche tout le monde et on peut en observer les
manifestations plus ou moins caractérisées, y compris chez ceux que des
circonstances diverses ont conduits à adopter un rapport partiellement
critique avec certains aspects du système dont ils ont pris conscience
– c’est le cas de la plupart des gens « de gauche ».
Jusqu’à une époque relativement récente historiquement, le façonnement
de l’Homo capitalisticus rencontrait dans le corps social davantage
d’obstacles pour une raison fondamentale : la socialisation des
générations nouvelles s’effectuait dans le cadre de rapports sociaux
infiniment plus conflictuels qu’aujourd’hui. Il existait, pratiquement
jusqu’à la fin des années 1970, ce que l’on appelait une « lutte des
classes » déclarée et consciente d’elle-même depuis que les socialistes
et les sociologues de la fin du XIXe siècle avaient commencé à la
théoriser, ouvrant ainsi la voie à un mouvement politique et social «
de classe », organisé et vigoureux. Dans ces conditions, une partie au
moins de la population, rendue réceptive par ses conditions objectives
d’existence et de travail (et tout particulièrement les ouvriers),
parvenait à acquérir la capacité de penser l’ensemble de la société, et
elle-même au sein de cette société, en termes de rapports de domination
et d’exploitation entre classes dominantes (dont la bourgeoisie
possédante formait le pôle dominant) et classes dominées (dont la
classe ouvrière formait le pôle de résistance).
Pour les raisons historiques que l’on sait, ce mouvement politique et
social « de classe », à visée révolutionnaire, a périclité. Du coup,
l’idéologie dominante, spécialement l’ultra-individualisme libéral, a
pu se donner libre cours sans plus rencontrer de résistance, et avec
d’autant plus d’efficacité que, par suite des retombées de la
croissance, des transformations technologiques et de la division du
travail dans la société industrielle avancée, des fractions nouvelles
de petite bourgeoisie se développaient et renforçaient quantitativement
et qualitativement la tendance structurelle des classes moyennes à la
collaboration et au consensus dans la société «.sans classes.» de l’ère
«.postmoderne.».
Dans une société où les individus sont socialement conditionnés à
prendre conscience d’eux-mêmes, non pas comme de membres d’une classe
sociale déterminée, et singulièrement d’une classe exploitée,
dépossédée et dominée de diverses façons, mais seulement comme
d’individus parmi d’autres, de monades réduites à leurs seules forces
individuelles et condamnées à une compétition sans fin – faussement
soumise à des règles démocratiques – pour exister distinctement, il est
facile de faire apparaître tel ou tel concurrent, un Lagardère en
l’occurrence, comme le modèle exemplaire de l’individu accompli, qui a
su porter au comble de l’épanouissement le lot de qualités intrinsèques
dont il était doté au départ par la Nature, le Destin et la Providence,
comme tout le monde, et qui a connu une réussite sociale à la mesure de
ses efforts et de ses mérites strictement personnels. Il « s’est fait
lui-même », avec éventuellement l’aide du Ciel. Et l’organisation de la
société n’y est pour rien. Ce qui signifie a contrario que ceux qui ne
connaissent pas la même réussite ne doivent s’en prendre qu’à
eux-mêmes. Il ne tenait qu’à eux de se bâtir ou non un « empire ».
Le verdict du marché est censé désigner infailliblement et
impartialement les vainqueurs et les vaincus de la compétition. Dans
une telle société réduite à un nuage d’« électrons libres », animés du
mouvement brownien de la concurrence généralisée, les seuls critères en
vertu desquels peuvent éventuellement s’opérer des regroupements et des
mobilisations identitaires sont des critères apparemment sans rapport
immédiat avec la condition de classe, tels que les caractères
ethniques, culturels ou sexuels qui permettent à la rigueur de dénoncer
des inégalités et des injustices réelles et de développer des luttes
bien ciblées mais qui n’entraînent aucune remise en cause explicite des
rapports de domination inhérents à la structure des classes puisque ces
luttes ne visent qu’à rétablir une égalité des droits (entre hommes et
femmes, jeunes et vieux, Blancs et gens de couleur, hétéros et homos,
etc.) à l’intérieur d’un système de pouvoirs reposant sur une
distribution parfaitement arbitraire du capital qu’on a cessé de
contester dans son principe même.
Ces luttes sont évidemment nécessaires, mais en faire une fin en soi,
comme le font désormais les « réformistes » de gauche et de droite,
c’est finalement renoncer à se battre contre la domination du capital
sur l’ensemble de la société. Il est important par exemple de combattre
les discriminations sexistes dont les femmes sont victimes dans le
monde du travail. Ce serait mieux encore de connecter cette lutte avec
un mouvement plus ample et plus radical de contestation du pouvoir
patronal dans les entreprises où les travailleurs de tout âge, de toute
extraction, de toute confession, de toute couleur, et de quelque sexe
que ce soit, sont tou(te)s traité(e)s comme de la « mauvaise graisse »
ou des « kleenex », au mépris des principes démocratiques et en vertu
du droit prépondérant de la propriété des actionnaires et de la
supériorité du capital sur le travail.
Dans la lutte pour changer le monde, il faut revenir aux « fondamentaux
», comme disent les sportifs, c’est-à-dire en l’occurrence à une
analyse des rapports sociaux en termes de classes. Non pas à celle qui
a trop longtemps prévalu dans le mouvement ouvrier et qui avait fini, à
force d’objectivisme, par verser dans une forme de théodicée
messianiste d’un prolétariat plus mythique que réel, mais à une analyse
qui, tenant compte des évolutions propres à la société actuelle et
aussi des avancées de la science sociale, permette aux salariés
d’aujourd’hui, et tout particulièrement à ceux des classes moyennes, de
voir clairement comment le système capitaliste non seulement les
exploite mais encore les manipule et finalement les aliène par le biais
de leurs propres investissements dans un jeu social concurrentiel, en
proie aux mirages de la réussite individuelle.
|