K I O S Q U E N E T
« Je ne suis pas certain que ça ira mieux si ça change,
mais je suis certain qu’il faut que ça change pour que ça aille mieux. » Lichtenberg
Les Clairvoyants
Le Karnet de Ravachel
Les Plaisants


« Nous sommes dirigés par des meurtriers ; le monde changera quand les gens
auront compris qu’ils ne tireront jamais rien de ces meurtriers. » Marceline Loridan Ivens


349 TEXTES & ARTICLES
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« Être un ennemi de l’Amérique est dangereux, mais être un ami de l’Amérique est fatal. »
(Henri Kissinger)


Franz Himmelbauerl

L’État d’Israël contre les Juifs

- Antiopées  -


Selon l’AFP, « Joe Biden a estimé samedi [9 mars] que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu “faisait plus de mal que de bien à Israël” par sa conduite de la guerre à Gaza […] ». Toutefois, a poursuivi le président des États-Unis, « Je n’abandonnerai jamais Israël. Défendre Israël reste d’une extrême importance. » Il a aussi évoqué (l’absence de toute) « ligne rouge » et l’existence [« il y a des » ] de « lignes rouges », toujours selon l’AFP, qui parle de « propos ambigus »… C’est le moins que l’on puisse dire. La ligne rouge, ce serait celle au-delà de laquelle les États-Unis interrompraient leurs livraisons d’armes et toute assistance militaire à Israël, en conséquence de quoi, entre autres, les Israéliens ne seraient plus « protégés par le Dôme de fer » – ce blindage électronique qui leur permet d’arrêter la plupart des roquettes et missiles envoyés depuis la bande de Gaza ou le sud du Liban. Les lignes rouges : « Ce n’est pas possible que 30 000 Palestiniens de plus meurent. » Alors, Biden est-il gâteux, comme aimerait en persuader les électeurs son rival (lequel, on n’oubliera pas de le rappeler, est aussi un grand ami d’Israël et de sa politique coloniale – pour preuve, il fut le premier à reconnaître officiellement Jérusalem comme capitale d’Israël en annonçant dès 2017 le transfert de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem), oder was [1], comme diraient nos amis allemands ?

Tout le livre de Sylvain Cypel nous démontre le contraire – même si l’on peut raisonnablement douter des capacités intellectuelles et physiques du Président actuel… Il nous montre bien, en effet, que la ligne des États-Unis consiste depuis longtemps en une alliance stratégique avec Israël, fer de lance de l’Occident dans la «.guerre des civilisations
.» théorisée par Huntington (il avait dit « le choc », mais ça revient un peu au même). Et, par là, que c’est précisément grâce au soutien des États-Unis et de leurs alliés (dont notre cher Hexagone) que les dirigeants israéliens, de plus en plus soutenus par leur opinion publique, ont pu conduire leur politique d’apartheid contre les Palestiniens et, aujourd’hui, ce qui apparaît comme une nouvelle entreprise massive de nettoyage ethnique à Gaza, bien sûr, mais aussi en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, comme on ne le dit pas assez.

Enfoncement de portes ouvertes, me direz-vous. Pas seulement. Ce que l’on apprend dans ce livre, pour peu que, comme moi, l’on ne suive pas la politique israélienne au jour le jour, est proprement ahurissant. Terrifiant, même, à vrai dire. Rappelons tout d’abord que la version originale de ce livre a paru en 2020 – donc bien avant le massacre qui se déroule sous nos yeux depuis le 7 octobre dernier. Sylvain Cypel [2], pour cette réédition en poche, y a ajouté une préface (dont la rédaction, précise-t-il, s’est terminée le 4 janvier 2024). Ce texte vient confirmer point par point tout ce qui avait été écrit quatre ans auparavant. Je n’y reviens pas ici – je préfère m’attarder sur un chapitre en particulier, le deuxième, curieusement intitulé : « “Uriner dans la piscine du haut du plongeoir”. Ce qui a changé en Israël en cinquante ans ». C’est quoi cette histoire de piscine ?

Explication de texte : qui n’a pas, une fois dans sa vie, uriné dans l’eau de la piscine ? Mais le faire aux yeux de tous depuis le haut du plongeoir, ça, c’est plus rare… Désormais, dit Hagai El-Ad, le directeur de B’Tselem [l’une des principales, sinon la principale organisation israélienne de défense des droits de l’homme], Israël «.pisse dans la piscine du haut du plongeoir devant tout le monde. Le résultat est le même, mais l’impact différent [3].” Longtemps, poursuit-il les Israéliens ont caché autant que possible leurs méfaits. Maintenant, ils les commettent au vu et au su de tous, en toute bonne conscience. (p. 89)

C’était quoi, « pisser dans l’eau » ? Eh bien, tout simplement se livrer au nettoyage ethnique tout en le niant… «
.Pisser du haut du plongeoir.», c’est le poursuivre en l’assumant, en le revendiquant à la face du monde entier. Je vais reproduire ici une citation un peu longue de ce chapitre 2 afin que cela soit clair.

Après l’établissement d’Israël […], le déni de l’expulsion des Palestiniens fut constitutif de l’argumentaire sioniste. Comme l’a martelé David Ben Gourion, le fondateur de l’État : Israël n’avait « pas expulsé un seul Arabe ». Le récit national israélien, dans lequel toute une société a baigné et qui a été transmis dans les établissements scolaires à des générations d’enfants, voulait que les Palestiniens soient tous « partis volontairement ». Certes, beaucoup soupçonnaient que ce récit enjolivait un peu les choses, que quelques taches pouvaient avoir maculé l’acte de naissance de l’État, mais l’essentiel était protégé : en niant l’expulsion de 85% des Palestiniens qui vivaient sur le territoire qui allait finalement devenir celui d’Israël, l’État préservait une image de soi positive.



Ce qui fondait le déni de l’expulsion des Arabes de Palestine, c’était que cet acte n’était pas conforme à l’éthique dont le sionisme entendait se parer. Le sujet du « transfert » de la population palestinienne hors du futur État juif avait été longuement débattu au Congrès sioniste de Zurich en 1937, dix ans avant que celui-ci ne débute. Mais ces débats avaient été maintenus secrets (ils le sont restés jusqu’au début des années 1990). Et, lorsque l’épuration ethnique fut mise en œuvre entre 1947 et 1950, elle apparut suffisamment déshonorante aux yeux des dirigeants sionistes pour qu’ils la nient (en accusant les victimes d’être la cause de leur propre malheur). C’est cette culpabilité inavouable qui fondait ce déni, et c’est elle qui a progressivement disparu en Israël, avec le regain croissant de légitimation de l’idée du « transfert ». [U]ne idée [est] désormais très répandue en Israël, bien au-delà des seuls cercles ultranationalistes ; l’idée que non seulement expulser les Palestiniens a été un acte légitime à l’époque, mais aussi que l’erreur a consisté à ne pas les expulser tous [4]. Chasser les Arabes pour s’approprier la terre d’Israël à titre exclusif, pour ne vivre qu’entre soi, avait été un projet ardemment souhaité. Mais on avait conscience que l’acte était moralement indéfendable. D’où son déni. C’est cette barrière-là qui s’est effondrée en cinquante ans d’occupation : ce sens de commettre à l’égard de l’autre un crime impardonnable.

Aujourd’hui, même si le déni initial reste vivace en Israël, reconnaître l’expulsion passée des Palestiniens est communément plus accepté, pour une raison simple : expulser à nouveau les Palestiniens vivant sous autorité israélienne est une idée devenue beaucoup plus désirée et perçue comme légitime. Pour une grande part de l’opinion, c’est même la solution. D’ailleurs, depuis plus de deux décennies, cette opinion israélienne est régulièrement sondée pour connaître son rapport au « transfert », version politiquement correcte du mot «
.expulsion.». Être pour le transfert signifie vouloir se débarrasser de la population arabe. […] En Israël, très peu jugent illégitime le fait de poser la question. Ceci a été rendu possible dès lors que les mentalités des Juifs israéliens, en cinquante ans d’occupation d’un autre peuple, ont progressivement dérivé dans un sens où l’esprit colonial et la déshumanisation de l’adversaire sont devenus ultradominants.

[…] l’idée qui occupe les esprits, qu’on entend exprimée dans des cercles très différents, laïcs comme religieux, c’est que la grande erreur a été, en 1948, de ne pas conquérir la totalité de la Palestine mandataire et de ne pas avoir expulsé tous les Palestiniens. Cela aurait rendu les choses tellement plus simples. Plus d’Arabes, plus de «
.problème palestinien.». Évidemment, cet état d’esprit devenu si répandu tient du souhait virtuel : voir les «.Arabes.» disparaître du paysage. Mais cette attitude-là est très différente du déni que les fondateurs avaient imposé. Elle induit une légitimation du crime, une libération de toute culpabilité qui constitue un bouleversement majeur des mentalités. (p. 82-84)

Pour le dire autrement : une fascisation de la société israélienne. Sylvain Cypel en donne de très nombreux (et sinistres) exemples dans son livre. Un autre signe flagrant de cette dérive coloniale est le système d’alliances nouées par Israël, souvent à travers les ventes d’armes et de systèmes sécuritaires mis au point grâce à l’occupation et au contrôle de la population palestinienne, avec tout ce qu’il y a de régimes autoritaires à travers le monde. On a déjà évoqué Trump, mais ce fut aussi Bolsonaro au Brésil, Narendra Modi en Inde, la junte militaire du Myanmar, Viktor Orbán en Hongrie, etc. Tout ce petit monde a été reçu avec les honneurs en Israël, dont les dirigeants sont peu regardants quant aux forts relents antisémites dégagés par nombre de leurs invités, à commencer par Donald Trump, bien sûr. Et voici le petit dernier : Javier Milei, qui a réservé son premier déplacement international à Israël, où il n’a pas manqué d’annoncer le déplacement de l’ambassade argentine de Tel-Aviv à Jérusalem et cela le 6 février dernier, alors que le massacre des Gazaoui·e·s battait son plein.

Sylvain Cypel note aussi que ces rapprochements entre ce qu’il y a de pire parmi les néo ou ultraconservateurs sur la scène internationale se nourrissent aussi d’« idées » – si l’on peut appeler ça ainsi – communes, particulièrement l’islamophobie. C’est aussi ce qui se passe en France avec une bonne partie de la classe politico-médiatique. On a vu d’ailleurs que sur cette base, le gouvernement, représenté par son sinistre de l’Intérieur, a tenté de criminaliser toute démonstration de solidarité, que dis-je, même seulement de compassion avec les Gazaoui·e·s écrasé·e·s sous les bombes. Des réunions ont été interdites sous prétexte que risquaient d’y être tenus des propos antisémites, sans parler des manifestations. Et l’on tient scrupuleusement le compte des actes antisémites dont le nombre aurait, nous dit-on, littéralement « explosé » dans notre douce France depuis le 7 octobre. Quant aux actes islamophobes, il n’en est guère question. Il faut dire que les seules associations qui en tenaient le décompte ont été dissoutes il y a déjà quelque temps par le sinistre sus cité. Cassons le thermomètre, ça fera tomber la fièvre, a-t-il dû se dire… Pendant ce temps-là, relève Sylvain Cypel, la communauté juive française, ou plutôt ce qui lui sert de représentation (le CRIF en particulier) se tient bien droite, le doigt sur la couture du pantalon, devant Netanyahou et ses sbires. Et Macron de vitupérer l’antisionisme qui ne serait rien d’autre qu’un antisémitisme déguisé. Pas de quoi être fier d’être français. Pourtant, cet alignement ne rend en rien service aux Juifs. (Aux États-Unis, ils sont de plus en plus nombreux à s’en rendre compte, d’après Sylvain Cypel, les alliés les plus fanatiques d’Israël se trouvant parmi les chrétiens évangélistes.) Cypel conclut son livre par un rappel des positions du « grand historien américain d’origine britannique Tony Judt (1948-2010) », partisan d’une solution à un seul « État démocratique commun aux Juifs et aux Arabes (et aux autres minorités) vivant sur le territoire que constituent ensemble Israël et Palestine ». «
.En d’autres termes, poursuit Cypel, une option politique où il n’y aurait “plus de place pour un État juif”, admettait [Judt]. »

«
.L’idée même d’un État juif – un État où les Juifs et la religion juive détiendraient des privilèges exclusifs dont les citoyens non juifs seraient à jamais exclus – est ancrée dans un autre temps et d’autres lieux », écrivait [Judt]. Israël est d’abord le résultat d’un type de nationalisme dépassé, antimoderne, jugeait-il en substance, le type de nationalisme ethniciste qui prévalait dans l’Europe de l’Est au XIXe siècle et qui lui apparaissait incompatible avec l’évolution d’un monde « globalisé » (dont il ne se privait par ailleurs pas de critiquer les dérives inégalitaires), un monde où le dépassement des frontières, la mixité et l’ouverture devenaient la norme. [5]. « La déprimante vérité [poursuivait Tony Judt] n’est pas que le comportement présent d’Israël est mauvais pour les États-Unis, bien que cela soit le cas, pas même qu’il soit mauvais pour Israël lui-même, comme beaucoup d’Israéliens le reconnaissent implicitement. Non, la déprimante vérité est qu’Israël aujourd’hui est devenu mauvais pour les Juifs. » (p. 320)

Notes
[1] « Ou quoi ? ».
[2] L’auteur, précise la quatrième de couverture, a été directeur de la rédaction de Courrier international et rédacteur en chef au Monde. Il a couvert la seconde Intifada en 2001-2003 et a été correspondant du Monde aux États-Unis de 2007 à 2013. J’ajoute qu’il donne régulièrement des articles toujours bien informés à l’excellent site Orient XXI.
[3] Entretien avec l’auteur, 7 janvier 2019.
[4] Je souligne – et je note que depuis le 7 octobre, ce discours s’est encore nettement renforcé, qui affiche très ouvertement la volonté du gouvernement, d’une bonne partie de l’armée et encore plus des colons de procéder à une nouvelle Nakba. Discours accompagnant des actes de nature génocidaire à Gaza et une violence toujours plus intense contre les Palestiniens de Cisjordanie (et de Jérusalem).
[5] « Lorsque Judt écrivit ces phrases, commente un peu plus loin Sylvain Cypel, il n’imaginait pas que, quinze ans plus tard, non seulement l’“anachronisme dysfonctionnel” [de l’État d’Israël] que constitue le repli identitaire serait à ce point entériné en Israël qu’il serait inscrit dans la loi fondamentale, mais aussi qu’il connaîtrait un fort regain de vigueur internationale. » (p. 320)




Pierre Douillard-Lefèvre

Dissoudre
« Neutraliser les corps, désagréger le sens »

- lundimatin  -


Après avoir travaillé sur les armes et la militarisation de la police dans L’arme à l’oeil et Nous sommes en guerre Pierre Douillard-Lefevre revient avec un nouveau livre : Dissoudre (Grevis). Il y est évidemment question de cette pratique policière et administrative remise à la mode par le gouvernement : la dissolution des associations et groupements de fait jugés subversifs ou contraire au bonnes mœurs républicaines. Mais pas que, et c’est tout l’intérêt de cet excellent livre. Pierre Douillard-Lefebvre tisse un lien entre les pratiques ouvertement répressives par le droit et un projet politique plus global qui vise à neutraliser tous les corps collectifs qui pourraient échapper au contrôle. Nous en publions ici l’introduction ainsi qu’un extrait du second chapitre, il y est question de piège à loup et de dissolution du sens commun.

Ces lignes sont écrites dans un moment incertain et mouvant, alors que la situation politique ne cesse de s’assombrir ; une époque déchirée par les guerres et les offensives contre-insurrectionnelles ; un temps traversé par une série de déflagrations sidérantes, destinés à saturer nos sens, notre compréhension et nos possibilités d’actions, comme pris dans les phares d’un véhicule funeste fonçant à pleine vitesse.

Les pages qui suivent proposent à la fois une généalogie des dissolutions et une photographie de l’instant, pour fournir des outils pour se défendre et penser la contre-attaque. L’histoire se chargera d’en écrire la suite.

« Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple. » Bertolt Brecht

* * *
Le piège à loup
Dans la même unité de temps et d’espace, nous avons vu le chantier d’une mégabassine au milieu de plaines désolées transformé en forteresse. Nous avons vu des milliers de militaires protéger un trou en envoyant des salves d’explosif dans la foule. Nous avons vu un régime pris dans une frénésie de dissolutions s’attaquer au plus grand mouvement écologiste du moment. Nous avons vu les Soulèvements de la Terre, coalition de dizaines d’associations et de collectifs, de centaines de comités locaux et leurs dizaines de milliers de soutiens visés par une procédure d’exception forgée au cœur des années 1930 contre les Ligues fascistes. Nous avons vu un pouvoir démanteler de la même manière des associations anti-racistes, musulmanes ou contestataires. Nous avons vu un clan capturer les concepts de République et de laïcité pour dissoudre ses ennemis intérieurs, et des accusations de terrorisme englober des pans toujours plus étendus de la population.

Nous avons vu la plus grande déferlante sociale depuis Mai 68 se briser sur le roc d’un pouvoir minoritaire. Des millions de grévistes dans la rue pendant des mois, des occupations et des sabotages, des nuits de flammes et des petits matins de barricades, des cortèges encerclés et des ministres tétanisés par le son des casseroles. Nous avons vu cette extraordinaire détermination échouer à déloger les forcenés du néolibéralisme. Nous avons vu la fuite en avant dans les yeux des managers qui gouvernent et les 49.3 fuser comme des rafales de grenades. Nous avons vu un ministre issu de l’extrême droite menacer la plus ancienne organisation de défense des Droits de l’Homme du pays.

Nous avons vu les images d’un policier abattant un adolescent à bout portant, et une onde de révolte embraser le pays. Nous avons vu les édifices en flamme et les discours martiaux, les couvre-feux et les blindés de l’antiterrorisme patrouiller dans les rues pour éteindre l’insurrection. Nous avons vu un pays en état de siège, des milliers de personnes enfermées, des dizaines d’autres mutilées, et le séparatisme des forces de l’ordre.

Nous avons vu, le jour du 14 juillet, le spectacle lugubre d’un président qui défile seul, sur des Champs-Élysées cernés de grilles et vidés par la police, entouré seulement de cohortes militaires. Une cérémonie avec les habituels dictateurs venus décorer la tribune animée par une star de télé-crochet enrobée dans un drapeau tricolore chanter la « flamme du soldat qui ravive la Foi » et la « France éternelle » sur une musique de téléfilm. Nous avons vu, sur l’esplanade déserte, le visage de Macron cadré en gros plan sur un écran géant, et le crépuscule d’un régime.

Nous avons vu un peuple entier assiégé à Gaza, sous un déluge de bombes, par un État colonial aux accents messianiques, et le gouvernement français lui apporter son « soutien inconditionnel ». Nous avons vu, à nouveau, les menaces de dissolution s’abattre sur les rares foyers de résistance, et les obsessions coloniales se déchaîner dans le pays. Nous avons vu des manifestations pour la Palestine interdites et le plus grand parti de gauche attaqué sans retenue. Nous avons vu les derniers mouvements d’opposition accusés d’apologie du terrorisme et menacés de disparition. Nous avons vu par un retournement historique, le « front républicain » contre l’extrême droite tel qu’il existait depuis la Libération désormais transformé en « arc républicain » allant des néolibéraux aux pétainistes. Nous avons vu des discours de paix criminalisés, et les criminels de guerre honorés.

Nous avons vu Macron et Le Pen gouverner ensemble de facto, l’extrême droite animer les débats parlementaires et le racisme décomplexé jusque dans l’hémicycle. Nous avons vu les néolibéraux et les fascistes s’allier pour voter la loi la plus raciste depuis le régime de Vichy, et les députés Rassemblement National applaudir à tout rompre leurs alliés macronistes à l’Assemblée. Nous avons vu l’ensauvagement d’une bourgeoisie qui préfère le fascisme à la justice.

En chimie, la dissolution est l’état d’un corps solide dont les parties ont été séparées, la suppression de la cohésion des molécules qui rendait une matière résistance. L’objectif d’un régime qui a renoncé à l’apparence même de sa propre légitimité n’est plus de mobiliser mais de démobiliser, plus de susciter l’adhésion mais la soumission, plus de provoquer l’action mais l’apathie. Et pour y parvenir, dissoudre ce qui fait commun.

La dissolution n’est pas uniquement une procédure d’exception imaginée dans l’entre-deux-guerres mais un projet politique général. Une offensive accentuée par le néolibéralisme triomphant, avec l’atomisation du monde du travail, et prolongée par la neutralisation de tous les corps collectifs qui pourraient échapper au contrôle. Le mot capital provient de la même racine latine que le mot cheptel. Dissoudre, c’est créer des enclos pour isoler les moutons noirs du reste du troupeau.

Chaque nouvelle séquence, chaque nouvelle crise, semble être l’occasion pour le bloc dirigeant qui les a provoquées de renforcer son emprise autoritaire. L’extension des dissolutions est la marque d’une mutation du pouvoir, et les dispositifs de répression ressemblent à des pièges à loup : une mâchoire qui se referme sur la patte de l’animal. À chaque fois qu’il se débat pour se libérer, les dents de métal s’enfoncent encore plus profondément dans les chairs, renforçant la douleur, le poussant à essayer de se dégager, le blessant toujours plus. Plus la situation est insupportable, plus nous nous débattons, plus le pouvoir utilise nos sursauts pour durcir son dispositif. Alors que l’horizon se rétrécit, ce livre propose une dissection des dissolutions, symboles de la gouvernementalité française contemporaine, afin de parvenir à déjouer les embuscades.

(…)

À fronts renversés
« Enlever, massacrer, piller, voilà ce qu’ils appellent l’Empire, et là où ils ont tout transformé en désert, ce qu’ils appellent la paix [1] ». Ce sont les mots attribués au chef de guerre celte Galgacus, avant une bataille contre les troupes romaines, au nord des îles britanniques, il y a 2000 ans. Si les dissolutions reposent avant tout sur un récit, les offensives du pouvoir ont toujours commencé dans les discours.

Le 5 octobre 2023, l’équipe d’Emmanuel Macron diffuse sur les réseaux sociaux une vidéo d’une trentaine de secondes adressée à des chefs d’entreprise réunis à Paris pour un événement baptisé Big 2023. Le président s’y félicite de ses propres politiques néolibérales, il y vante les « aventures entrepreneuriales » et « l’attractivité » économique de la France. En riant, il conclut : « On ne monte aucun impôt, on ne complique aucune procédure, on ne revient pas en arrière sur le droit du travail ¡ No pasarán ! ».

¡ No pasarán !, c’est le cri de la révolution espagnole en 1936 face aux troupes franquistes. Le serment d’un peuple résistant au fascisme : « ils ne passeront pas ». Cette révolution libertaire sera écrasée dans le sang par les militaires espagnols appuyés par les troupes de Mussolini et d’Hitler. Mais le slogan antifasciste vivra, il s’étendra même au monde entier. Il devient le cri de ralliement de toutes les résistances face à l’extrême droite et au capitalisme.

Alors qu’il réprime l’antifascisme et applique de larges parts du programme du Rassemblement National, Macron reprend cette célèbre devise, mais pour la retourner. Dans un exercice d’inversion intégrale, ¡ No pasarán ! ne s’adresse plus à la menace fasciste mais aux luttes sociales. Le président assimile ainsi les syndicats au franquisme, la gauche à l’extrême droite, et affirme ainsi à celles et ceux qui demandent le partage des richesses : « vous ne passerez pas ». Ce retournement de symbole était opéré dès 2016, lorsque Macron lançait sa campagne présidentielle, avec l’appui des grandes fortunes et des médias dominants, en publiant son programme dans un livre intitulé Révolution [2].

Dissolution du sens
Pervertir, du latin pervertere, c’est renverser, retourner. La perversité s’est imposée comme l’unique mode de communication politique. Un régime autoritaire ne peut reposer que sur une dissonance cognitive permanente et l’inversion du système de valeurs.

Au mois de juin 2023, Emmanuel Macron annonce l’entrée de Missak Manouchian et sa compagne Mélinée au Panthéon, le temple des personnalités qui ont marqué l’histoire de France. Manouchian fut un résistant arménien, communiste, pratiquant la lutte armée contre l’occupant. Il est mort assassiné par les nazis en 1944, avec d’autres membres de son réseau, les Francs Tireurs Partisans, décrits comme « l’armée du crime » sur l’Affiche rouge qui les diabolisait en terroristes étrangers. C’est le même Emmanuel Macron qui déclare en novembre 2018 que « Pétain était un grand soldat », et ordonne la dissolution de collectifs antifascistes en 2022.

La France est un pays de « doublepensée », selon l’expression d’Orwell, qui arbore la devise Liberté Égalité Fraternité aux frontons de ses prisons, de ses commissariats et de ses Centres de Rétention. Un pays dont le roman national se fonde sur la Révolution et la résistance antifasciste, alors qu’il est passé maître dans l’art de maintenir l’ordre et de conjurer les révoltes. Un pays où les riches font sécession mais parlent de « séparatisme ». Où l’on glorifie les fascistes au nom du « dialogue républicain ». Où l’on manifeste contre l’antisémitisme avec d’un parti fondé par des SS et des pétainistes. Une Nation qui oscille au fil de l’histoire entre une glorification factice des Droits de l’Homme et une collaboration bien réelle avec le nazisme, entre la muséification des luttes passées et l’écrasement des luttes actuelles. Un pays où le roman national est utilisé à contre emploi, comme une fiction destinée à neutraliser toute résistance réelle.

Dans cette grande inversion, les autorités justifient la mutilation ou la mise à mort d’adolescents au nom de l’État de droit. Les dominants qui professent des leçons de démocratie ne gouvernent que par le 49.3 et les grenades explosives. Ils achètent des armes au nom du maintien de la paix et dynamitent les retraites en prétendant les sauver [3], ils opèrent des reculs sociaux au nom du dialogue social. Ceux qui se réclament de l’intérêt commun privatisent à outrance.

Dans un tel brouillard, Didier Lallement, le préfet de Paris le plus féroce depuis Maurice Papon peut même pavoiser qu’il est « historiquement un homme de gauche [4] », le Ministre Dupont Moretti, poursuivi par la justice [5] affirme que « la liberté, c’est l’obéissance à la loi commune », et le sarkozyste Christian Estrosi déclare que « la première des libertés c’est la reconnaissance faciale pour que les individus les plus dangereux puissent être suivis 24 h sur 24 [6] ». À sa mort, Henri Kissinger, l’un des plus grands criminels de guerre de l’histoire humaine, est salué par la classe politique française comme homme de paix. George Orwell n’avait pas prévu que ses romans puissent servir de manuels aux dirigeants du futur.

Le fact checking lui-même n’est plus que l’arme la plus raffinée et vicieuse au service du discours dominant [7], à l’heure où ceux qui dénoncent le complotisme et la confusion en sont les principaux propagateurs. Cela n’est pas un hasard si les couloirs des palais sont peuplés de lobbyistes de Mc Kinsey experts en communication de crise, ni si l’ancienne porte-parole du gouvernement Olivia Grégoire a codirigé une agence « d’influence » — avec des cadres d’extrême droite et d’anciens hauts fonctionnaires — dont la tâche était de vendre de faux articles destinés à manipuler délibérément l’opinion publique [8], à nuire à des opposants ou au contraire améliorer l’« e-réputation » de régimes autoritaires.

Une guerre des tranchées a lieu dans les discours. Chaque séquence médiatique fait l’objet d’éléments de langage préparés par des communicants, destinés à neutraliser préventivement la critique. Ou mieux, à empêcher de réfléchir en attendant que l’épisode suivant ne fasse tout oublier. Les puissants ont toujours été maîtres dans l’art de tordre la vérité ou de faire preuve d’hypocrisie, mais à présent le réel est devenu accessoire, et tout n’est plus que bataille acharnée pour imposer un récit.

« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez [9] » énonçait Hannah Arendt.

Ainsi, dissoudre c’est désagréger le sens des mots : la dissolution est synonyme de confusion. Lorsque tous les repères ont été détruits, lorsque plus rien ne fait sens et que le brouillard est total, il devient impossible de comprendre et de résister. Le faux n’est plus un moment du vrai, c’est un mode de gouvernement, une stratégie de domination.

Pour se rendre compte à quel point les repères ont basculé, il suffit de jeter un regard deux décennies en arrière. En avril 2002, plusieurs millions de personnes défilent dans la rue contre la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Jacques Chirac, fripouille corrompue du gaullisme finissant, refuse de débattre avec l’extrême droite, et devient le rempart au Lepénisme. C’est l’unanimité contre le péril fasciste, et le début d’une descente aux enfers.

20 ans plus tard, nous sommes passés de l’antiracisme cosmétique au néofascisme décomplexé. La famille Le Pen est au second tour pour la troisième fois sans la moindre réaction populaire dans la rue et son programme est déjà largement appliqué. Des milliardaires d’extrême droite se sont emparés d’empires médiatiques tentaculaires et organisent la promotion du racisme en prime time. L’antifascisme — au moins de façade — partagé par quasiment tout l’échiquier politique depuis la Libération, est devenu au mieux une idéologie sulfureuse, au pire une menace à neutraliser.

Le « front républicain » qui s’opposait au Front National en 2002 s’est retourné. Le nouvel « arc républicain » va de Macron aux pétainistes, et s’oppose à un spectre considéré comme « anti-républicain » qui s’étend désormais des libertaires à la gauche électorale. La chute est vertigineuse. Que s’est-il passé dans ce laps de temps ? Un renversement. La destruction du sens des mots s’est imposée comme projet politique.

Depuis deux décennies, nous assistons à une grande inversion. Le discours d’extrême droite est devenu hégémonique. Si le gouvernement Macron dissout des collectifs anti-racistes, c’est en réponse à plusieurs années d’appels à « dissoudre les antifas » sur les plateaux de télévision.

En février 2014, Marine Le Pen demande à Manuel Valls la dissolution des « groupuscules violents » qui s’opposent au Front National après une manifestation à Rennes. En septembre de la même année, le député UMP Jacques Myard dépose avec 38 autres parlementaires une proposition demandant la dissolution « des groupes antifas [10] ». Le 6 mars 2017, Marine Le Pen déclare que les « groupuscules d’extrême gauche dits antifas […] auraient dû être dissous depuis longtemps » et promet que si elle est élue, elle compte « dissoudre » ces associations « parce que la loi exige qu’elles soient dissoutes ». En 2019, des élus Les Républicains réclament la dissolution du syndicat SUD Éducation pour avoir organisé des ateliers anti-racistes en non mixité. La même année, Le Figaro titre sur la nécessité de « dissoudre les “black blocs” plutôt que Génération identitaire ». En décembre 2022, Marine Le Pen appelle à nouveau le gouvernement à « dissoudre les groupuscules extrémistes ». En 2022, Éric Ciotti réagit à l’agression de militants de SOS Racisme lors d’un meeting d’Éric Zemmour. Selon lui, ces membres de l’association créée sous l’égide du Parti Socialiste dans les années 1980 ont voulu « provoquer, c’est une provocation antifa, je demande d’ailleurs la dissolution de ces groupes ». Il estime que SOS Racisme n’est « pas très loin » d’être un groupe d’extrême gauche. Fondée en 1984 par les cercles de Mitterrand, la structure a été l’organe principal du maintien de l’ordre au sein de la gauche antiraciste et de la jeunesse immigrée, l’incarnation de la gauche inoffensive destinée à neutraliser la parole autonome de la jeunesse immigrée des banlieues. Fondée par Julien Dray, devenu depuis éditorialiste chez Cnews, même SOS Racisme serait devenu un danger, ce qui en dit long sur la mutation en cours.

Ce n’est donc plus le fascisme qui est considéré comme une « menace pour la République », mais l’antifascisme. Et l’obsession de sa dissolution, initiée par le Front National et les groupuscules identitaires au début des années 2010, a lentement infusé dans le champ politique avant d’être mise en application. Le gouvernement élu pour faire « barrage » est en fait le boulevard des désirs de l’extrême droite. La procédure de dissolution, inventée pour contrer les fascistes s’attaque à ceux qui leur résistent.

Le pouvoir ne frappe jamais une cible qu’il n’a pas été préalablement rendue attaquable. La bataille des mots précède toujours l’offensive directe.



République
Combien de morts au nom de la Révolution ? Combien de guerres menées au nom de la liberté et de tyrannies exercées au nom du peuple ? Combien de plomb et de sang au nom des idées humanistes des Lumières ? Il existe des mots piégés comme des mines. Des mots qui ont tellement été employés pour en faire dire l’inverse qu’ils ont été usés, abîmés, pervertis. Ils ont perdu leur sens. Celui de République en fait partie. Et s’il est un concept qui sert à justifier les procédures de dissolutions, c’est bien celui de République.

La res publica était la « chose publique » dans la langue des Romains. C’est un signifiant vide qui a traversé les millénaires, depuis les antiques Cités États jusqu’aux sociétés contemporaines. Pour les Anciens, la République est « la participation d’un plus ou moins grand nombre de citoyens aux débats et aux processus de désignation et de décision qui concernent la cité [11] ». Pendant cinq siècles, Rome est ainsi une République, alors qu’il s’agit en fait d’un empire militaire dirigé par une poignée de patriciens — des aristocrates qui avaient destitué le roi Tarquin pour régner au sein d’un conseil restreint : le Sénat. En France, sous l’absolutisme royal, les philosophes des Lumières opposent la République et la monarchie. Au XXIe siècle, la République n’est plus définie autrement que comme le négatif de ses ennemis, par la mise en scène des menaces qu’elle doit neutraliser.

Qu’y a-t-il de commun entre Jules César, le révolutionnaire Maximilien de Robespierre, l’antifasciste Buenaventura Durutti, Donald Trump et le président Macron ? Rien, en dehors du fait qu’ils se réclament chacun d’une République.

Selon les époques, la République est alternativement synonyme de pacification comme de révolution, de continuité comme de fractures. Rien qu’en France en 200 ans d’histoire, la République a pris des formes différentes voire antagonistes. À partir de 1789, un processus de révolutions, de changements de régimes et de guerres civiles agite le pays, et ne s’arrêtera qu’un siècle plus tard. La République est successivement bourgeoise en 1792, démocratique et guerrière en 1793, réactionnaire en 1794, sociale en 1848 — époque à laquelle on envisage même de faire du drapeau rouge son étendard. Après trois décennies de Second Empire, deux formes de République s’affrontent en 1871 : la Commune de Paris, République insurrectionnelle, sociale et démocratique, et la Troisième République, celle des propriétaires et des conservateurs. C’est cette République bourgeoise qui écrase les communards et noie leurs espoirs dans un bain de sang effroyable.

Depuis, combien de massacres coloniaux ont été commis au nom de la République éclairée et ses valeurs universelles ? Combien de grèves ouvrières matées de façon républicaine ? Combien de lois scélérates et d’emprisonnements ? En 1958, un coup d’État légal sous la pression de l’armée sur fond de guerre d’Algérie donne naissance à la Cinquième République. Un régime d’exception, présenté comme temporaire, qui prend la forme d’une monarchie élective. Six décennies plus tard, il est toujours en place.

Il n’y a pas une République, mais une infinité de formes politiques rangées derrière ce même mot. Durant la révolution française, le peuple de Paris intervenait régulièrement dans le Parlement, armes à la main, pour menacer physiquement les élus, qui devaient leur rendre des comptes. Aujourd’hui, le Parlement est un sanctuaire militarisé et impénétrable, hébergeant la vieille bourgeoisie blanche. Les sans-culottes de 1793 qui assiégeaient l’hémicycle avec leurs canons et leurs lances ont bien plus de points communs avec les émeutiers des périphéries et les Gilets Jaunes que n’en ont les sénateurs « républicains » ; et un vieux parlementaire ressemble davantage à un Noble dégénéré de la fin de l’Ancien Régime qu’aux révolutionnaires qui ont attaqué les palais. En réalité la République actuelle avec ses privilèges, sa pompe et sa répression, a beaucoup plus à voir avec une monarchie déclinante qu’avec la République sociale de 1848 ou 1871.

Pourtant, les dissolutions sont prononcées au nom de la République, pour la protéger. Reste à savoir de laquelle il s’agit. Au début de l’année 2018, Macron organise une cérémonie luxueuse au Château de Versailles. Et pour justifier ce symbole monarchiste, il explique alors  : « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée ». Un hommage au gouvernement d’Adolphe Thiers, réfugié dans la riche commune de l’ouest parisien pendant que ses troupes massacraient le peuple de Paris insurgé.

La République est polysémique. C’est un vaste répertoire de valeurs parfois opposées dans lequel chaque dirigeant peut puiser ce dont il a besoin pour neutraliser un adversaire, désormais qualifié d’ennemi de la République. Le mot ne sert désormais plus qu’à valider un ordre bourgeois et réactionnaire. Par une formidable opération de communication il n’y aurait qu’une République, celle définie par le pouvoir en place, et tous ceux qui s’y opposent seraient anti-républicains. Ainsi peuvent être dissoutes toutes les formes communes qui ne correspondent pas à cette fiction fantasmatique de République « une et indivisible », homogène et immémoriale.

Ironie de l’histoire, il a fallu que la droite mafieuse, l’UMP de Nicolas Sarkozy — celle qui veut généraliser les procédures d’exception, créer un « Guantánamo à la française [12] » et privatiser tous les biens communs — capture ce mot pour en faire le nom de son parti. Sa représentante débaptise d’un même mouvement le lycée Angela Davis de Saint-Denis [13] au nom des « lois de la république » et reprend pendant sa campagne la théorie raciste du « grand remplacement », utilisé par les néo-nazis pour commettre des attentats. Le phénomène n’est pas limité à la France puisqu’au Chili, ce sont des néofascistes nostalgiques de la dictature de Pinochet qui ont fondé le Parti Républicain en 2019 [14]et aux USA, des élus Républicains qui interdisent et incendient en place publique des livres « inappropriés [15] ».

Un banquier aventurier a même utilisé le sigle marketing La République En Marche comme rampe d’accès au pouvoir. La République est un hochet, qui permet à une ministre de détourner l’argent public avec un fonds baptisé Marianne — le symbole de la révolution de 1830, femme en arme sur les barricades. Cette droite aujourd’hui championne de la défense de la République puise en réalité ses racines entre Versailles et Vichy, entre Napoléon et Pétain. Jadis, elle a voué son existence à tenter de détruire la République. À présent, elle l’utilise comme totem pour annihiler toute divergence.

Notes
[1] Tacite, Vie d’Agricola, 1er siècle après J.C.
[2] Révolution, c’est notre combat pour la France, Emmanuel Macron, XO, 2016. L’hebdomadaire de droite Le Point qualifie le titre « d’audacieux ».
[3] Le 4 mars 2023 dans Le Parisien, Olivier Dussopt affirme même que le recul de l’âge de départ en retraite est « une réforme de gauche ».
[4] Sur les ondes de BFMTV, le 12 décembre 2022.
[5] Poursuivi pour prise illégale d’intérêt tout en étant à la tête de la Justice. « À part en Biélorussie, peut-être, où ferait-on juger un ministre par ses pairs ? » disait un magistrat à Médiapart. Source ?
[6] Cnews, 9 novembre 2023.
[7] Conspiracy watch financé par le fond Marianne. Rubriques de fact checking dans la presse des milliardaires.
[8] Avisa Partner est composée d’anciens policiers des renseignements, de proche de Zemmour, et vend de « l’influence » médiatique et numérique aux acteurs publics et privés. Voir O – pération intox : une société française au service des dictateurs et du CAC 40, Mediapart, 27 juin 2022.
[9] Entretien avec Roger Errera, sur la question du totalitarisme, 1974.
[10] Il s’emballe : « le gouvernement n’interdit que les mouvements extrémistes d’un bord ».
[11] Encyclopaedia Universalis, article République.
[12] Éric Ciotti, président du parti Les Républicains a notamment déclaré « La racaille doit être éradiquée quoi qu’il en coûte », « il faut que la police puisse tirer » à balles réelles ou encore « je veux un Guantánamo à la française ».
[13] « Valérie Pécresse débaptise le lycée Angela-Davis à Saint-Denis », Ouest-France, 6 juillet 2023.
[14] Un parti qui, comme son homologue français, assimile les luttes sociales au « terrorisme idéologique », terme employé à propos du soulèvement de 2019 au Chili.
[15] Le 16 septembre 2023 dans le Missouri, deux élus Républicains, Nick Schroer et William Eigel, incendient au lance-flamme un tas représentant des livres « wokes » dans le cadre d’une grande campagne de censure des bibliothèques scolaires.



Huda Sharawi,

l’icône féministe arabe à visage découvert

- Middle East Eye -


Née en 1879 à Minya au sein d’une famille aisée d’origine turque dans l’Égypte sous protectorat britannique, la petite Huda, fille d’un homme politique et d’une mère circassienne, grandit dans un harem où cohabitent les deux épouses de son père, leurs enfants ainsi que l’ensemble des servants, femmes et eunuques.

Loin des fantasmes occidentaux, ces espaces réservés à l’élite de la société étaient des lieux de claustration régis par des codes de conduite astreignants. 

Très tôt, l’enfant prouve son esprit critique et d’indépendance dans un quotidien où elle éprouve des difficultés à comprendre les conditions de vie des femmes et les inégalités qui les touchent.

Ne pouvant rejoindre l’école comme son frère cadet à cause de la loi égyptienne qui exige des jeunes filles de la haute société de suivre une scolarité à domicile, Huda Sharawi reçoit une éducation formelle dans l’enceinte même du harem. Elle apprend le Coran, le turc et le français mais il lui est interdit d’apprendre l’arabe, langue du peuple. Elle suit des cours de piano et se passionne tout particulièrement pour la poésie, au point de rédiger ses propres poèmes.

À la mort de son père, son cousin Ali Sharawi devient son tuteur. Une autre interrogation pour Huda. Pourquoi un membre masculin de sa famille devrait-il être son tuteur et non pas sa propre mère ? 

Alors âgée d’à peine 13 ans, elle se voit dans l’obligation d’épouser ce cousin-tuteur de presque 30 ans son aîné, déjà marié et père de trois filles.

Elle accepte malgré elle mais impose une condition : obtenir un mariage monogame. Huda Sharawi divorce un an plus tard après avoir découvert que son époux est revenu auprès de son ex-femme.

Huit ans plus tard, des questions d’héritage la conduiront à se remarier avec son cousin. Politicien engagé, Ali Sharawi initiera son épouse dans sa lutte contre la colonisation.



Une femme nationaliste
À l’aube du XXe siècle, les Égyptiens désirent obtenir leur indépendance. Nationaliste, Huda Sharawi n’hésitera pas à rejoindre la cause nationale lors de la révolution égyptienne de 1919 contre l’occupant britannique, qui aboutira à l’indépendance du pays en 1922.

En 1918, Ali Sharawi participe à la création d’un parti laïc et nationaliste mené par Saad Zaghloul (1858-1927), le Wafd, dont il est nommé vice-président.

Après quelques mois de revendications, les membres du Wafd sont exilés par le pouvoir colonial vers l’île de Malte. Ce sera l’injustice de trop qui engendrera des émeutes d’abord au Caire puis sur l’ensemble du territoire en mars 1919, enclenchant la révolution.

En compagnie de Safia Zaghloul (1876-1946), femme politique et épouse de Saad Zaghloul, Huda Sharawi organise des manifestations historiques où les Égyptiennes osent, pour la première fois, descendre dans les rues.

Persuadée de la nécessité de la participation des femmes à la prospérité d’une Égypte libre et indépendante, Huda crée en outre, en janvier 1920, le Comité central des femmes du parti Wafd, dont elle sera élue première présidente.

Une femme féministe
En 1914, alors en voyage en France, la fervente anticolonialiste assiste à une manifestation de femmes réclamant le droit de vote et décide de créer à son retour au Caire l’Association intellectuelle des Égyptiennes, dans le cadre de laquelle elle montre que « l’on peut trouver dans l’islam la source des droits des femmes ».  



Parmi ses premiers engagements, Huda Sharawi plaide pour l’urgence de l’éducation des filles. Elle construit une école dédiée aux filles et aux femmes afin de lutter contre l’analphabétisme et la précarité dont elles sont victimes ainsi qu’un centre médical en 1908.

Lors de la révolution de 1919, elle fonde dans un des quartiers les plus démunis du Caire une nouvelle association, la Société de la femme nouvelle, pour subvenir aux besoins des défavorisées.

1923 marque un tournant important dans sa carrière de féministe. Alors qu’elle revient de Rome après sa participation à un congrès international, elle décide d’ôter le voile qui couvre son visage, gardant toutefois celui qui cache ses cheveux, à la descente d’un train en gare du Caire et de poursuivre son combat politique le visage découvert.

L’assemblée venue l’accueillir, d’abord sans voix, applaudit son geste qui marque une rupture avec les traditions du harem. Loin de relever de la pratique religieuse, se voiler le visage était avant tout un acte politique imposé aux femmes de l’élite tel un symbole de privilège et de statut élevé dans les espaces publics. Car à cette époque, les femmes du peuple ne se couvraient guère le visage, seulement la tête.

Cette même année, la militante crée l’Union féministe égyptienne (UFE) avec son amie Saiza Nabarawi (1897-1985), après les désaccords avec le Wafd, et en devient la première présidente.

L’UFE, qui intègre l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes, défend entre autres les droits de celles-ci  à l’instruction et au vote ainsi que l’amendement des lois qui régissent le mariage et le divorce.

Parmi les victoires de Sharawi figurent l’obtention de la part du roi Fouad Ier en 1923 de la fixation de l’âge minimum du mariage à 16 ans pour les femmes ainsi que leur droit d’accès à l’enseignement secondaire et supérieur.

Ambassadrice des femmes arabes sur la scène mondiale, Huda Sharawi participe à des congrès internationaux sur la protection et la revendication de leurs droits, notamment à Amsterdam, Berlin, Paris, Istanbul, Bruxelles, Copenhague ou encore Genève.

En 1925, la défenseuse des droits des Égyptiennes lance un magazine de culture féministe mensuel en langue française, avec son amie de lutte Saiza Nabarawi. Intitulée L’Égyptienne et sous-titrée « Féminisme, sociologie, art », la revue porte le logo évocateur d’une femme qui se dévoile. À partir de 1937, sort la version arabe, Al-Misriyah (« la femme égyptienne »).

Outre la question des droits des femmes arabes, L’Égyptienne et Al-Misriyah défendent l’unité panarabe et publient des créations littéraires comme celles de la philosophe et poétesse égyptienne Doria Shafik (1908-1975).

Éditée par l’Union féministe égyptienne, la revue cessera ses numéros au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Une femme panarabe
Après la Grande Révolte arabe en Palestine mandataire (1936-39), les engagements de Huda Sharawi dépassent l’Égypte pour embrasser le nationalisme arabe. Elle répond présente à l’appel du Comité des femmes arabes de Jérusalem pour la condamnation internationale de la déclaration Balfour en faveur de l’établissement d’« un foyer national pour le peuple juif » en Palestine.

En décembre 1944, elle organise le premier Congrès féministe arabe afin d’entamer « la construction d’une véritable citoyenneté pour les hommes et les femmes dans des États arabes libérés du joug de la colonisation ».

Néanmoins, la création de la Ligue arabe en 1945 est pour elle une déception, car cette réalisation du panarabisme n’est représentée par aucune femme. « La Ligue dont vous avez signé le pacte hier n’est qu’une moitié de Ligue, la Ligue de la moitié du peuple arabe », lui reproche-t-elle.

La même année, Huda Sharawi est récipiendaire de l’ordre des Vertus, l’ordre féminin égyptien de chevalerie, pour l’ensemble de ses œuvres.  

Atteinte du choléra, elle s’éteint le 12 décembre 1947, à l’âge de 68 ans.

Après le coup d’État contre le roi Farouk en 1952, le président Gamal Abdel Nasser s’approprie le féminisme et en fait une revendication émanant exclusivement de sa politique. Il déclasse alors les organisations féministes, qui deviennent de simples associations caritatives apolitiques. L’UFE se transformera en Association Huda Sharawi.

C’est sous Nasser en 1955, soit huit ans après le décès de la partisane de la parité femme-homme, que les Égyptiennes bénéficieront du droit de vote.

Tout au long de sa vie, Huda Sharawi aura lutté sur deux fronts : contre la colonisation et contre le conservatisme et les inégalités au sein de la société. À la croisée du nationalisme et du féminisme, ses actions progressistes ont été adressées à tous les Égyptiens sans distinction : hommes ou femmes ; musulmans, chrétiens ou juifs.

En 2022, 75 ans après sa disparition, l’UNESCO a rendu hommage à la pionnière du féminisme égyptien, soulignant combien « le féminisme arabe s’est développé parallèlement au féminisme occidental et met en avant les mêmes idées intemporelles et universelles ».




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« Y a-t-il jamais eu, à n’importe quelle époque, dans n’importe quel pays, un seul exemple d’une classe privilégiée et dominante
qui ait fait des concessions librement, spontanément, et sans y être contrainte par la force ou la peur ? »
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