K I O S Q U E N E T
« Je ne suis pas certain que ça ira mieux si ça change,
mais je suis certain qu’il faut que ça change pour que ça aille mieux. » Lichtenberg
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« Nous sommes dirigés par des meurtriers ; le monde changera quand les gens
auront compris qu’ils ne tireront jamais rien de ces meurtriers. » Marceline Loridan Ivens


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« Retournée, une table atteint sa stabilité maximale. »
(Nathalie Quintane)


Entretien avec Adam Shatz

« Fanon a essayé toute sa vie de s’appartenir »

- AfriqueXXI -


Comment écrit-on sur Frantz Fanon ? Car l’homme et son œuvre intimident toujours, depuis sa mort, en 1961, d’une leucémie aiguë, à l’âge de 36 ans. Comment raconter, sans jamais prétendre immobiliser dans ses propres mots, un être dont la quête intérieure aura été la réelle identité ? Comment éviter l’écueil de n’apporter que des réponses closes en retraçant la vie d’un homme qui se voulait questionnement ? Autrement dit : comment trouver un homme qui se cherchait ? L’universitaire Adam Shatz, rédacteur en chef aux États-Unis de la London Review of Books et collaborateur de la New York Review of Books et du New Yorker, s’est attelé dans son dernier ouvrage, Frantz Fanon. Une vie en révolutions, publié à La Découverte, à dire sans trahir. Et Shatz réussit un genre à part, une biographie du mouvement.
De Fanon, on découvre les actions, la pensée et l’influence qu’il a eue, de la négritude au panafricanisme, en passant par la décolonisation et la grande affaire de sa vie, l’Algérie indépendante. Mais ce n’est pas le seul propos du travail précis d’Adam Shatz. À partir de cette gamme de faits et d’évènements qui font une existence, l’auteur module une autre partition de vie. Autre chose surgit alors dans cette biographie structurée et souple à la fois. Celle d’un homme qui ne s’est pas contenté d’une pensée certaine, figée ou en surplomb, un homme qui a su faire de chacune de ses expériences de vie un sujet d’abord d’étonnement, d’interrogation puis de dépassement.
Est ainsi remarquablement rendue la capacité du psychiatre martiniquais à toujours tout mettre en question(s). Et à déjouer ainsi tout enfermement possible. Shatz dit aussi, subtilement, la façon de Fanon de chercher toujours, s’appropriant théorie après théorie, les malaxant avant de les mettre à terre, de les dompter puis de les rendre autres.

* * *

Hassina Mechaï : Comment écrit-on sur quelqu’un qu’on admire, au risque de le faire tomber de son piédestal ou de lui élever une autre statue ?

Adam Shatz : J’écris dans cette biographie que j’admire Fanon, mais pas sans réserve. Je suis assez explicite sur mes questionnements à l’égard de son comportement, à l’égard des contradictions entre ses principes et les positions qu’il a prises. Je n’essaie pas de présenter une image glorifiée de Fanon. Je préfère écrire depuis une zone d’ambivalence plutôt que dans une posture d’admiration ou d’hagiographie. Cette zone d’ambivalence, quand j’écris sur quelqu’un comme Fanon dont je me sens proche, donne plus de texture, de nuances et de complexité au personnage.
Je revendique sans hésitation qu’en écrivant une biographie, j’ai fait des choix. Je tiens donc une forte subjectivité, même dans un livre qui aspire à la rigueur dans la description des éléments de vie de la personne. J’ai choisi de souligner les contradictions, les non-dits, les tensions de Fanon dans sa vie et dans ses ouvrages. Des choses qu’il n’arrivait pas à dire mais dont il était traversé ou qui le travaillaient. Pour les admirateurs de Fanon comme pour ses détracteurs, ceux qui voient en lui un prophète du décolonialisme ou ceux qui fustigent ces mêmes théories, ce Fanon semblera peut-être trop ambigu et complexe. C’est un Fanon qui a des luttes intérieures.
Je suis assez influencé par les méthodes de lecture de [Louis] Althusser qui parlait d’« un absent qui structure » ou d’une « lecture symptomatique ». Pour moi, l’évidence est là. Si je parle d’un Fanon écartelé, par exemple un Fanon qui était pour la violence mais qui parlait tout autant des blessures psychiques que cette violence inflige, je peux présenter des preuves textuelles ou des témoins qui ont assisté à ces questionnements ou à ces contradictions. Il y a un équilibre à trouver entre l’objectivité et la subjectivité, l’évidence des textes et la lecture que j’en fais.

Hassina Mechaï : Même en proposant un travail de biographie rigoureux, c’est donc « votre » Fanon que vous présentez ?

Adam Shatz : Dans chaque biographie, il y a cette part de soi et sa subjectivité. J’écris aussi d’« où je parle ». Je souligne dans ce livre que Fanon avait noué de nombreuses amitiés avec des Juifs de gauche, d’origine nord-africaine ou d’ailleurs. Pourquoi ai-je souligné cela ? C’est une question que je me pose, sachant que je suis certain que Fanon aurait soutenu la cause palestinienne, sans restriction, et qu’il est aussi une inspiration pour les Palestiniens. J’imagine qu’inconsciemment, j’ai voulu souligner la présence de ces Juifs de gauche dans les derniers moments de ce que Enzo Traverso a appelé « la modernité juive » dans son ouvrage La Fin de la modernité juive [La Découverte, 2013]. Ces Juifs de gauche avaient des aspirations universelles, qui ne s’identifiaient pas étroitement avec un peuple juif ou un État juif. Pour eux, les valeurs de solidarité avec les mouvements décoloniaux étaient une expression politique mais aussi une obligation de mémoire envers les victimes de la Shoah. Alors, oui, moi, Adam Shatz, Juif de gauche et Juif non sioniste, j’ai choisi de souligner cela.
De la même façon, j’évoque ce que Fanon disait du jazz. Il a comparé le jazz de La Nouvelle-Orléans avec le modernisme du bebop, qui incarnait selon lui une nouvelle sensibilité noire, plus militante et radicale, après la Seconde Guerre mondiale. Une critique qui a des parallèles avec la critique que Fanon fait à propos de la négritude, et qui reflète sa sensibilité profondément moderniste. Or j’écris aussi sur le jazz : de retrouver sous la plume de Fanon de telles considérations m’a bouleversé.

Hassina Mechaï : Le titre en anglais de votre biographie, The Rebel’s Clinic. The Revolutionary Lives of Frantz Fanon, semble indiquer que vous avez tenté d’appliquer à ce portrait des méthodes de travail psychanalytique. Vous proposez aussi un Fanon en « révolutions », au pluriel. Pourquoi ?

Adam Shatz : J’entends le mot « clinic » comme un espace médicalisé. Je voulais montrer, par le choix de ce mot, que la pensée de Fanon s’est déployée dans des espaces de confinement : du confinement physique des hôpitaux psychiatriques au confinement de la pensée raciale qui enferme colon et colonisé. Je voulais aussi souligner, par ce terme, les tensions entre un Fanon révolté qui écrit « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge », et un Fanon révolutionnaire, qui a été obligé de suivre les décisions d’un mouvement construit pour l’indépendance algérienne : le FLN [Front de libération nationale], entendu comme mouvement libérateur et mouvement autoritaire.


« Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non
a une tentative d’asservissement
de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. » Frantz Fanon

J’exprime aussi le mot « révolution » au pluriel car Fanon a participé à de multiples révolutions : celle de l’Algérie mais, plus largement, dans une aspiration panafricaine, celles d’autres pays du continent.
Dans le domaine de la psychiatrie aussi, il a été révolutionnaire, bousculant sa discipline. Il a étudié à la fin des années 1940 dans un milieu conservateur. Mais Fanon était attiré par les écrits de psychiatres très réformateurs, des gens comme Lucien Bonnafé par exemple. Il lisait Jacques Lacan aussi. Fanon était proche de ces psychiatres qui tiraient inspiration des écrits surréalistes et marxistes. Ces derniers voulaient pratiquer une thérapie collective, une thérapie sociale. Fanon a pratiqué cette forme de psychiatrie dans un contexte colonial, et l’a même radicalisée. Il a vite compris que, même révolutionnaires dans un contexte européen, ces méthodes ne suffisaient pas dans un milieu musulman et colonisé. Il a ainsi introduit un café maure, la musique arabo-andalouse dans son hôpital de Blida, y a invité un mufti. Il a même fourni des outils de jardinage aux patients, alors que la guerre et la peur étaient là.
Enfin, il y a la révolution de la pensée de la négritude. On ne peut comprendre la pensée de Fanon sans cela, même si on ne peut pas dire qu’il ait été un penseur de la négritude. Cette pensée a fait l’objet de ses critiques. Même s’il n’était pas totalement aligné sur la pensée d’Aimé Césaire, il a été influencé par elle. Au final, Fanon a puisé à la négritude, à la phénoménologie (1), au marxisme, à la psychanalyse…

Hassina Mechaï : Au sortir de votre livre, on se dit qu’il s’agit là de la biographie d’un homme toujours en mouvement, même quand il écrit, dictant ses livres en marchant. Puis vous ne vous appesantissez pas sur ses influences intellectuelles, sinon pour les évoquer de façon égale, Fanon restant au final distant de chacune d’elles…

Adam Shatz : Je pense que Fanon n’était pas un penseur singulier qui inventait des concepts. C’était un bricoleur qui a puisé à de multiples sources et a construit sa pensée. Il trouvait des concepts, les utilisait, et, en les utilisant, il les transformait. Il en a fait une sorte de synthèse, créant une pensée syncrétique si on veut. Fanon a créé une sorte de jazz de la pensée, avec sa structure et sa pratique propres. Je voulais évoquer cette dialectique de la pensée et du mouvement dans la vie de Fanon. Et raconter comment cette pensée et ses intuitions se sont transformées, pas seulement dans l’action, mais aussi dans le miroir de sa vie.

Hassina Mechaï : Vous évoquiez des réserves envers Fanon, notamment celle de son rapport aux femmes. D’autres sont-elles nées après votre travail d’enquête ?

Adam Shatz : Fanon n’était pas féministe, il était macho. Mais nous étions à la fin des années 1950, dans cette gauche radicale inspirée par [Jean-Paul] Sartre et [Simone de] Beauvoir et leurs amours contingentes. Je décris un homme sexiste mais qui lie aussi des liens intellectuels avec des femmes qu’il encourage à suivre leur chemin personnel, sans s’en tenir aux seuls hommes. Fanon a toujours tenté de désaliéner les personnes qu’il rencontrait, hommes ou femmes. Pour lui, la désaliénation était aussi une forme d’émancipation.
Loin du féminisme blanc qui souligne cet aspect sexiste de Fanon, lui parle longuement de l’émancipation des femmes algériennes dans son livre de 1959, L’an V de la révolution algérienne [éditions François Maspero]. Or, des femmes colonisées, qui ont pris part aux luttes décoloniales, ont estimé que Fanon était un allié dans leur combat.
Fanon rêvait que les femmes algériennes, en s’engageant dans la lutte décoloniale, s’affranchiraient non seulement du colonialisme mais aussi du patriarcat de la société algérienne. Hélas, cela ne s’est pas passé ainsi après l’indépendance algérienne. Fanon a écrit aussi sur la question du voile et des cérémonies de dévoilement organisées par la France coloniale. Fanon estimait que, dans leur combat, la décision des femmes algériennes de remettre le voile était une décision politique contre l’impérialisme. Certains islamistes ont compris que Fanon approuvait le voile. Or ce n’est pas ce qu’il dit. Si on suit la pensée de Fanon, il aurait été pour le droit des Françaises musulmanes de porter le voile si elles le veulent et pour le droit des Iraniennes de le refuser. C’était pour lui une question de choix et d’émancipation.

Hassina Mechaï : On découvre un Fanon qui a besoin aussi de la reconnaissance de la société française, notamment du milieu intellectuel incarné par Sartre. On a aussi l’impression qu’il se cherche successivement des pères de pensée dans ses influences successives, avant de s’émanciper de tout cela ou de transformer ces influences en sentiment de fraternité

Adam Shatz : Oui, j’ai eu la même impression : Césaire, le psychiatre François Tosquelles, Sartre, l’Algérien Abane Ramdane, le Guinéen Sékou Touré, le Congolais Patrice Lumumba…Autant de pères de substitution alors que Fanon avait eu un rapport compliqué avec son père. Mais je ne veux pas réduire sa pensée et sa vie à la recherche freudienne d’un père. Fanon était aussi traversé d’un désir de reconnaissance. Mais en même temps il se réjouissait de maîtriser ce désir en lui. Par exemple, contrairement à Tosquelles, qui était critique du rôle autoritaire et en surplomb du médecin, Fanon, dans sa pratique, aimait porter son uniforme. Il était en représentation de son rôle d’autorité médicale et souhaitait être reconnu comme tel. Il y avait sans doute là chez lui une réelle vanité.
Mais il ne faut pas oublier que Fanon est un homme noir dans un contexte européen, raciste et colonialiste. Il devait lutter pour le respect et la reconnaissance des autres. Il avait connu des situations où on l’avait traité de façon inégale. C’est pour cette raison, et non pas pour des raisons théoriques, qu’il tient à son rôle de médecin et de chef de clinique.


Hassina Mechaï : À propos de Sartre, il me semble que Fanon lui a accordé beaucoup de crédit et qu’il n’a pas voulu voir une forme de condescendance chez ce philosophe. La fameuse préface des Damnés de la terre n’avait-elle pas été aussi une forme de réponse, et donc d’utilisation de Fanon, de Jean-Paul Sartre à Albert Camus ?

Adam Shatz : Sartre avait déjà répondu à Camus sur la question du communisme avec l’article de critique sur L’Homme révolté [Gallimard, 1951], écrit par [Francis] Jeanson dans Les Temps modernes. Puis sur la question coloniale, sa préface du livre de [Albert] Memmi, Portrait du colonisateur [Corréa, 1957], avec son idée du colonisateur de bonne volonté, est aussi une réponse à Camus. Mais je suis d’accord avec l’idée que Sartre a instrumentalisé pour ses propres buts Fanon dans cette préface des Damnés de la terre. Cette préface, sur le plan rhétorique, est brillante, avec des phrases inoubliables. Mais elle vulgarise, voire déforme la pensée de Fanon. Il y a des nuances et des subtilités dans le texte de Fanon qu’on ne trouve pas dans la préface de Sartre. Il se fait plus fanonien que Fanon lui-même.
Il me semble que Sartre a écrit une préface destinée à un public européen. C’est une violence fantasmée. Sartre écrit ainsi que quand un colonisé tue un colon, il fait d’une pierre deux coups en libérant deux hommes, l’homme qui opprime et l’homme opprimé. Ce n’est pas en contradiction avec Fanon. Mais Fanon n’a jamais évoqué une violence purificatrice. Il parle d’une nouvelle humanité débarrassée de la race, mais ce qu’il dit de la violence est plus compliqué. Dans le chapitre sur la violence, il estime qu’il est normal que le colonisé regarde le colon, dans les premiers jours de la lutte, comme une cible. Mais il affirme aussi qu’un mouvement anticolonial doit reconnaître qu’il peut trouver, dans la société coloniale, de potentiels alliés. Il faut se rappeler que Fanon a été recruté dans la lutte algérienne via des Français de la gauche anticoloniale qui l’ont mis en contact avec le FLN. Pour un mouvement décolonisé, comment traiter ces gens ? En ennemis ou en alliés ?
Fanon écrit aussi que la haine, le racisme antiraciste, la violence, ne peuvent suffire à un mouvement décolonial, même s’il affirme que la violence peut être utilisée comme une thérapie de choc qui donne aux colonisés humiliés et impuissants une force de vivre. Mais il sait que la violence, qu’elle soit coloniale ou anticoloniale, aura des conséquences sur le psychisme des hommes, qu’ils soient colons ou colonisés.

Hassina Mechaï : À propos de Camus, il y a énormément de choses en commun entre Fanon et lui : une forme de vitalisme, l’Algérie mythifiée, l’influence de Nietzsche, la Seconde Guerre mondiale, le « oui » à la vie, la société coloniale de l’enfance, le donjuanisme… et le football.


Adam Shatz : Ils étaient tous les deux des « outsiders ». Camus a toujours été traité de façon dédaigneuse par le milieu intellectuel français. J’évoque aussi ces parallèles. Même si je m’éloigne de Camus sur ses positions sur l’Algérie, je tente aussi de lui donner un enterrement digne. Je note que des écrivains comme Mouloud Feraoun ont continué à l’admirer. Ils avaient compris que Camus, malgré ses failles, était un « decent man », un homme décent. Je refuse de réduire Camus au seul penseur et défenseur de l’Algérie française. Ce serait penser hors de la nuance. Camus a vécu ces débats de façon très personnelle, déchirée et intime. Dans Le Premier Homme [une autobiographie inachevée publiée chez Gallimard en 1994], l’un des personnages est un militant de l’Algérie indépendante. Camus le décrit comme un homme intègre, qui confronte et met mal à l’aise le personnage principal, qui figure Camus. Je pense que sans sa mort précoce, Camus aurait reconnu que l’indépendance était inéluctable

Hassina Mechaï : Vous écrivez qu’entre Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre, Fanon n’est plus le même homme. En quoi a-t-il évolué durant ces neuf années qui séparent la publication de ces deux ouvrages ?

Adam Shatz : Il y a des convictions anticoloniales dans le premier livre mais moins frontales. Il avait alors déjà travaillé avec des ouvriers nord-africains et écrit sur le prétendu syndrome nord-africain, la sociogénie coloniale (2). Il écrit que les gens se révoltent quand ils ne peuvent plus respirer. Ils ne se révoltent pas pour une culture ou un nationalisme, mais parce qu’ils étouffent. Ce livre a des convictions anticoloniales, mais son but est surtout de se réclamer comme un homme libéré des schémas raciaux. Il voulait sa propre place dans une société française. Les Damnés de la terre et L’an V de la révolution algérienne sont beaucoup plus les livres d’un militant engagé dans la lutte d’indépendance et anticoloniale.

Hassina Mechaï : On découvre aussi un Fanon très aligné sur le FLN dont il refusait, peut-être par romantisme révolutionnaire, de voir le caractère autoritaire et les divisions…

Adam Shatz : On observe, notamment dans ces deux derniers livres, qu’il partageait le même mépris du FLN pour les partis politiques réformateurs, les Républicains nationalistes, le parti de Ferhat Abbas, l’Union populaire algérienne ou, bien sûr, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, de Messali Hadj, le « père » des chefs historiques du FLN. Or ces gens n’étaient pas des traîtres. Ils luttaient aussi pour les droits de leur peuple. Mais la propagande du FLN les avait réduits à des traîtres assimilationnistes, qui refusaient la lutte armée et devaient donc être éliminés.
Fanon avait pourtant une profonde admiration pour la lutte algérienne. Il avait été influencé, au début de son engagement, par les militants de la Wilaya 4. Des militants marxistes qui voulaient une Algérie laïque, ouverte à tous, aux musulmans algériens mais aussi aux Algériens juifs, indigènes avant le décret Crémieux (3), et aux Européens de conscience. Son livre sur la révolution algérienne avait été baigné par cette Algérie de l’intérieur, qui portait l’esprit du Congrès de la Soummam, lequel avait proclamé la primauté de la politique sur le militaire et le religieux. Mais par la suite, dès 1957, Fanon est à Tunis. Or l’armée des frontières, donc la bureaucratie du FLN et les colonels [Houari] Boumédiène et [Abdelhafid] Boussouf y imposaient leur vision. Fanon, qui avait été soldat [durant la Seconde Guerre mondiale], se range aux côtés de cette armée des frontières.

Hassina Mechaï : Mais, alors qu’on le découvre très perçant sur plusieurs sujets, il me semble qu’il a fait preuve là d’une forme d’aveuglement ou de romantisme…

Adam Shatz : Absolument. Il avait une image de l’Algérie indépendante totalement émancipatrice : des femmes libérées du patriarcat, des Arabes et des Kabyles s’entendant parfaitement… Il croyait en tout cela. Mais c’était un romantisme qui n’était pas seulement une invention. Il partageait cela avec ses camarades de la Wilaya 4 et de certains modernistes au sein du FLN. Le risque, et l’erreur à mon sens, serait désormais de ne voir dans le FLN qu’une organisation autoritaire, arabo-musulmane et fermée. Ce serait injuste même si on trouve aussi, dans les luttes de ces deux FLN, ce qui va traverser l’histoire de l’Algérie postindépendance.

Hassina Mechaï : Vous expliquez que parmi les influences de Fanon figurent plutôt Alfred Adler que Sigmund Freud, Alexandre Kojève que Karl Marx… Au final, la question sociale semble être sous-développée dans sa pensée, au profit de la seule question raciale. Pourquoi ?

Adam Shatz : Effectivement, cette question apparaît peu, sinon dans son soutien assez romantique à la classe paysanne. Je pense que, lors de ses voyages dans les terres intérieures algériennes, il a rencontré ces paysans qui lui ont semblé avoir refusé le masque blanc. Ce peuple pauvre et opprimé avait continué à refuser la narration coloniale de la France. Ils étaient restés attachés à leur tradition religieuse.
Tout cela est aussi à relier aux Antilles. Dans Peau noire, masques blancs, il avait étudié les effets psychiques du racisme sur les racisés. Mais ce livre est une critique des sociétés antillaises autant que du racisme. Selon lui, le grand échec de ces sociétés, contrairement à Haïti, a été de n’avoir jamais mené une grande révolte des esclaves. Voilà pourquoi leur liberté lui semblait fausse car octroyée.
Dans cette Algérie profonde et paysanne, il avait trouvé ce refus. Voilà pourquoi il voulait être algérien. Voilà aussi pourquoi il avait célébré la paysannerie algérienne, qu’il voyait comme non corrompue, refusant l’assimilation et une fausse liberté. C’était là le fantasme et le romantisme aussi d’un intellectuel qui cherchait et se cherchait un sujet de l’Histoire. Mais pourquoi la paysannerie et non la classe ouvrière ? Tout simplement parce que le Parti communiste français avait voté les pouvoirs spéciaux accordés à l’armée française en Algérie et avait trahi l’aspiration du peuple algérien. En outre, selon lui, la classe ouvrière ne respectait pas la solidarité internationale et avait été dévoyée par la prospérité des Trente Glorieuses.

Hassina Mechaï : Vous écrivez cette phrase, qui semble structurer tout le livre : « Fanon n’a trouvé sa place nulle part dans le monde des vivants »…

Adam Shatz : Il écrit ainsi que, pour le Noir, le problème n’est pas l’infériorisation mais c’est de ne pas exister [dans le regard du Blanc]. Je pense que Fanon a essayé toute sa vie de s’appartenir et de devenir. Cette question, celle de l’appartenance, a été centrale dans sa vie. Le premier traumatisme conscient de sa vie a été cette rencontre dans un train en France d’un petit garçon qui l’avait décrit comme « un nègre ». Fanon s’est découvert noir. Pour lui, les Noirs étaient ces tirailleurs sénégalais que son père recevait en Martinique, et il avait été avec eux comme ce petit garçon avait été avec lui. Après ce choc, il se plonge dans la négritude de Senghor, dans ces mythes d’un peuple noir qui a une essence presque sensuelle, d’éternité. Mais il ne peut suivre les penseurs de la négritude sur leurs idées politiques, que ce soit Senghor ou Césaire.
Fanon se cherche et, un jour, en Algérie, il est pris pour un Algérien par un autre Algérien. Il a raconté cette histoire en expliquant qu’à ce moment même il s’est senti membre du peuple algérien.
Memmi a pu expliquer que Fanon a surtout cherché à comprendre comment être Antillais. Je ne partage pas cette analyse mais je pense qu’effectivement, il y a une quête d’appartenance très forte chez lui, qui a frappé tous ceux qui l’ont côtoyé. Ce désir toujours frustré a condamné Fanon à continuer à voyager, à toujours se chercher. C’est dans ces voyages qu’on trouve la vitalité de ses écrits. J’y vois donc quelque chose de l’ordre d’une dynamique positive et d’un manque fécond.

Hassina Mechaï : Vous écrivez que Fanon pensait que la décolonisation de l’Afrique était arrivée trop tard… Pourquoi ce « trop tard » résigné alors que Fanon avait lutté pour que ces indépendances adviennent ?

Adam Shatz : Je veux dire que l’expérience coloniale de l’Afrique a été une épreuve terrible et qu’elle a défiguré les sociétés colonisées. Le colonialisme a disloqué les structures familiales, économiques et politiques. Fanon écrit ainsi que le vrai problème de l’Afrique après l’indépendance n’était pas le colonialisme ou le retour du colonialisme mais le manque d’idéologie. Pour lui, le colonialisme avait laissé un héritage terrible mais le déracinement du colonialisme tout autant, en laissant un vide à combler. Comment passer d’une situation de subordination à une situation de maîtrise ? Cela ne se fait pas en un jour, et Fanon en avait conscience.

Hassina Mechaï : Quel est l’héritage de Fanon, en France notamment ?

Adam Shatz : Son héritage est différent selon les pays. Fanon, dans un grand paradoxe, décrit un monde qui n’existe plus et pourtant, ses écrits restent très actuels car notre monde reste hanté par le monde qu’il a décrit et pensé. Aux États-Unis, son héritage concerne surtout la question de « Black Lives Matter » ou la question israélo-palestinienne. Pour la France, Fanon avait mis le doigt sur les limites du modèle républicain universaliste. J’admire aussi ce modèle, et je peux souligner tout autant les limites du modèle multiculturaliste. Mais je note qu’en France, pour les descendants d’immigrés, un choix semble devoir s’imposer. La société française semble aussi se sentir très vite menacée par toute référence ou revendication à une identité autre.

Il me semble aussi que les femmes dites « issues de la diversité » ont moins de difficultés, surtout si on les assimile à des femmes disponibles pour les hommes blancs. La situation faite à un homme arabe en France est compliquée en raison du regard qui est porté sur lui. Fanon décrit dans Les Damnés de la terre ces espaces compartimentés, des espaces parallèles, voire ségrégués. La France connaît encore cet espace public séparé, avec des zones de relégation où les violences policières se multiplient.

Tout cela a un lien historique avec l’Algérie française, et nous serions aveugles de ne pas le voir. Et certains débats renvoient évidemment à la question du voile chez Fanon. Il avait compris que la société coloniale voulait aussi vaincre les hommes colonisés en séduisant les femmes, en se présentant comme émancipatrice. Au final, notre société postcoloniale reste imprégnée de cela. Ces descendants d’immigrés sont un défi à une France qui se voit blanche, et seulement blanche.

Notes
1. Courant de la pensée du XXe siècle fondé par Edmund Husserl et dont le disciple en France fut Maurice Merleau-Ponty. Cette pensée entend faire de la philosophie une discipline empirique, appréhender la réalité telle qu’elle se donne, à travers les phénomènes.
2. Ce terme fut utilisée par Fanon pour souligner l’importance qu’il faut accorder en psychologie au facteur social.
3. Ce décret, adopté en 1870, avait accordé la citoyenneté française aux « Israélites indigènes » d’Algérie.


Frédéric Lordon

« La fin de l’innocence »

- Le Monde diplomatique -


Il y a parfois comme ça des moments de vérité : « Le poisson pourrit par la tête » a ainsi déclaré Gabriel Attal en se jetant sur la dernière fabrication du camp du soutien inconditionnel – c’était à Sciences-Po. Miracle d’un propos vrai dans une bouche d’ordinaire très pleine de contrevérités ou bien de francs mensonges. Que le poisson pourrisse par la tête, c’est même deux fois vrai. Car on peut d’abord entendre la tête en un sens métaphorique : la tête, ce sont les dirigeants et plus généralement les dominants – et à cet étage, en effet, la pourriture est désormais partout. Mais on peut aussi l’entendre en un sens métonymique : la tête : comment ça pense – dans l’événement ; la tête : les opérations de pensée, et en l’occurrence plutôt le dérèglement des opérations de pensée – en fait : l’effondrement des normes qui sont supposées les gouverner.

Ici, l’effondrement des formes de l’argumentation n’est pas imputable à la bêtise pure (qui fait rarement une bonne hypothèse) : il est imputable à la bêtise intéressée. Les intérêts matériels déterminent, même si c’est par une médiation très étirée, des intérêts de pensée, ou disons des inclinations à penser comme ceci et à interdire de penser comme cela. C’est ici même que la tête pourrie du poisson articule ses deux sens : la violence du front bourgeois (c’était la métaphore) déchaînée dans l’imposition de ses formes de pensée (c’était la métonymie).

Comment se fait-il en effet que la bourgeoisie de pouvoir soit ici dégondée comme elle ne le serait même pas à propos de fiscalité ou de temps de travail ? D’où vient que cet événement international ait une résonance aussi puissante dans les conjonctures nationales de classes ? Car les bourgeoisies blanches sont viscéralement du côté d’Israël. Les bourgeoisies occidentales considèrent que la situation d’Israël est intimement liée à la leur, liaison imaginaire, à demi-consciente qui, bien plus qu’à de simples affinités sociologiques (entre startup nations par exemple), doit souterrainement à un principe de double sympathie, lui parfaitement inavouable : sympathie pour la domination, sympathie pour le racisme – qui est peut-être la forme la plus pure de la domination, donc la plus excitante pour les dominants. Deux sympathies qui se trouvent exaspérées quand la domination entre en crise : crise organique dans les capitalismes, crise coloniale en Palestine, c’est-à-dire quand les dominés se soulèvent de n’en plus pouvoir, et que les dominants sont prêts à l’écrasement pour réaffirmer.


« Il est facile de s’offrir le luxe de faire l’agneau,
quand la nature vous a accordé la faveur de naître loup. »
Goliarda Sapienza

Comment se fait-il en effet que la bourgeoisie de pouvoir soit ici dégondée comme elle ne le serait même pas à propos de fiscalité ou de temps de travail ? D’où vient que cet événement international ait une résonance aussi puissante dans les conjonctures nationales de classes ? Car les bourgeoisies occidentales sont viscéralement du côté d’Israël. Les bourgeoisies occidentales considèrent que la situation d’Israël est intimement liée à la leur, liaison imaginaire, à demi-consciente qui, bien plus qu’à de simples affinités sociologiques (entre start-up nations par exemple), doit souterrainement à un principe de double sympathie, lui parfaitement inavouable : sympathie pour la domination, sympathie pour le racisme — qui est peut-être la forme la plus pure de la domination, donc la plus excitante pour les dominants. Deux sympathies qui se trouvent exaspérées quand la domination entre en crise : crise organique dans les capitalismes, crise coloniale en Palestine, c’est-à-dire quand les dominés se soulèvent de n’en plus pouvoir, et que les dominants sont prêts à l’écrasement pour réaffirmer.

Cependant, il y a plus encore, bien plus profond et plus fascinant pour les bourgeoisies occidentales – je dois cette idée à Sandra Lucbert, qui a vu ce point précis en élaborant le mot que je crois décisif : innocence. Le point de fascination de la bourgeoisie occidentale, c’est l’image d’Israël comme figure de la domination dans l’innocence, c’est-à-dire comme « point fantasmatique réalisé » (1). Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. Car « dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible ; et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales » (2).

« Je suis innocent, je suis ontologiquement innocent et cela vous n’y pouvez rien » crie dans un tout autre contexte Pierre Goldman à son juge (3). Quitte à la faire parler au-delà d’elle-même et de sa situation, on peut voir la réplique comme une vignette où tout se trouve replié : après la Shoah, Israël s’est établi dans l’innocence ontologique. Et en effet, les Juifs ont d’abord été victimes, victimes même à des sommets dans l’histoire de la persécution humaine. Mais victime, fut-ce à des sommets, n’entraîne pas « innocent pour toujours ». On ne passe de l’un à l’autre que par une inférence frauduleuse, qu’on peut à la rigueur comprendre, mais certainement pas ratifier.

De tout cela, la bourgeoisie occidentale ne garde que ce qui l’arrange, et voudrait tant, comme Israël, pouvoir s’adonner à la domination en toute innocence. Ça lui est évidemment plus difficile, mais le modèle est là, sous ses yeux, elle en est hypnotisée et aussitôt prise dans une solidarité-réflexe.

L’effort pour ne pas voir
Les humains ont plusieurs moyens pour ne pas regarder en face leur propre violence et pouvoir s’établir dans l’innocence quoiqu’en se livrant à toutes leurs autres passions, notamment à leurs passions violentes, à leurs passions de domination. Le premier consiste à dégrader les autres humains sur qui ces passions s’exercent : ils ne sont pas véritablement des humains. Par conséquent le mal qu’on leur fait est, sinon un moindre mal, un mal moindre. En tout cas il n’est certainement pas le Mal, et l’innocence n’est pas entamée.

Le deuxième moyen, sans doute le plus puissant et le plus communément applicable, est le déni. C’est à cela par exemple que ne cesse de servir la catégorie de « terrorisme ». Elle est une catégorie faite pour empêcher de penser, pour écarter la pensée, et notamment la pensée que ex nihilo nihil : que rien ne sort de rien. Que les événements ne tombent pas du ciel. Qu’il y a une économie générale de la violence, qu’elle fonctionne à la réciprocité négative, c’est-à-dire la réciprocité pour le pire, et qu’on pourrait en paraphraser le principe selon Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout revient. Les innombrables, les ahurissantes violences infligées au peuple palestinien depuis presque quatre-vingts ans étaient vouées à revenir. Seuls ceux qui, pour toute opération intellectuelle, ne possèdent que la condamnation étaient assurés de ne rien voir venir avant ni de ne rien comprendre après. Or il est des cas où ne pas comprendre n’est pas une faiblesse de l’intellect mais un tour de la psyché : son impératif catégorique. Il faut ne pas comprendre pour pouvoir ne pas voir : ne pas voir qu’on a part à la causalité – par conséquent qu’on n’est pas si innocent.


Avoir voulu faire commencer au 7 octobre la séquence d’après le 7 octobre est la malversation intellectuelle la plus vicieuse et la plus caractéristique de ce type général de situation, malversation à laquelle ne pouvaient adhérer que des innocents ontologiques, et tous ceux qui, les enviant, adorent croire avec eux aux effets sans cause. Il ne faut même pas s’étonner que ceux-là, après ça, continuent d’utiliser sans ciller le mot terrorisme pour parler d’écoterroristes ou de terrorisme intellectuel, quand ils devraient se cacher sous terre, écrasés par une honte sacrilège. Ils ne respectent même pas les morts dont ils affectent d’honorer la mémoire et de soutenir la cause. Mais c’est que « terrorisme » est le bouclier de l’innocence bourgeoise et de l’innocence occidentale.

La situation du mot antisémitisme s’analyse dans des coordonnées très similaires. Dans ses usages, il faudrait plutôt dire dans ses dévoiement présents — qui évidemment n’en épuisent pas tous les cas, puisque de l’antisémitisme, il y en a ! —, dans ces dévoiements présents, donc, l’accusation est faite pour être tournée contre tous ceux qui auraient le projet offensant de rétablir les causalités — et voudraient donc mettre en cause l’innocence.


Abaissements
En tout cas, la pourriture par la tête c’est d’abord ça : la corruption intéressée des catégories et des opérations de pensée — parce que ce qu’il y a à protéger est trop précieux. C’est la corruption des catégories, et c’est par conséquent l’abaissement — en de nombreuses instances on pourrait même dire l’avilissement — du débat public. Ça n’est pas un hasard que le poisson pourri ait parlé par la bouche d’Attal puisque cet avilissement est l’un des produits les plus typiques du processus de fascisation dans lequel le macronisme, soutenu par la bourgeoisie radicalisée, a engagé le pays. Un processus qu’on reconnaît à l’empire croissant du mensonge, de la déformation systématique des propos, de la désinformation ouverte, voire de la fabrication pure et simple. Avec, comme il se doit, la collaboration, au moins au début, de tous les médias bourgeois. Un processus qu’on reconnaît donc aussi à sa manière d’arraisonner le débat public en lui imposant ses passages obligés et ses sens interdits.

Tous les dénis et toutes les compromissions symboliques du monde cependant, toutes les intimidations et toutes les censures, ne pourront rien contre l’énorme surgissement de réel qui vient de Gaza. De quoi le camp du soutien inconditionnel se rend-il solidaire, et à quel prix, c’est ce que lui-même, obnubilé par ses points de réaffirmation, n’est à l’évidence plus capable de voir. Pour tous les autres qui n’ont pas complètement perdu la raison et l’observent, effarés, la perdition idéologique où sombre le gouvernement israélien est sans fond, entre racialisme biologique et eschatologie messianique. Ce que nous savions avant le 7 octobre, et en toute généralité, c’est que les projets politiques eschatologiques sont nécessairement des projets massacreurs. Dont acte.

Comme l’a montré Illan Papé, le propre d’une colonisation quand elle est de peuplement, c’est qu’elle enveloppe l’élimination de toute présence du peuple occupé — dans le cas du peuple palestinien soit par l’expulsion-déportation, soit, nous le savons maintenant, par le génocide. Ici comme en d’autres occasions pourtant dûment archivées par l’Histoire, la déshumanisation aura de nouveau été par excellence le trope justificateur et permissif de la grande élimination — et nous en avons désormais d’innombrables attestations, aussi bien dans les bouches officielles israéliennes que dans le flot boueux des témoignages de réseaux sociaux, sidérants de monstruosité heureuse et d’exultation sadique. Voilà ce qui surgit quand le voile de l’innocence est levé, et comme toujours, ça n’est pas beau à voir.

Un point, dans ce paysage d’annihilation, retient l’attention, c’est la destruction des cimetières. C’est peut-être à cela qu’on reconnait le mieux les projets d’éradication totale : à leur jouissance portée jusqu’à l’annihilation symbolique qui, si c’est un paradoxe, n’est pas sans faire penser aux termes du herem de Spinoza (4) : « Que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais ». En l’occurrence, ça n’a pas été une réussite. Ça ne le sera pas davantage ici.


Bascule
De tous ces éléments on peut d’ores et déjà faire la récapitulation en faisant voir le tableau qui en émerge. C’est le tableau d’un suicide moral. Jamais sans doute on n’aura vu dilapidation aussi fulgurante d’un capital symbolique qu’on croyait inattaquable, celui qui s’était constitué autour du signifiant Juif après la Shoah.

Mais, solidarité pour le pire oblige, l’heure des comptes symboliques s’apprête à sonner pour tout le monde, notamment pour cette entité qui se fait appeler l’Occident en revendiquant le monopole de la civilisation, et qui aura surtout répandu la violence et la prédation enrobées dans ses principes avantageux. Supposé qu’il ait jamais flotté, son crédit moral est désormais envoyé par le fond lui aussi. Il faut l’arrogance des dominants bientôt déchus mais qui ne le savent pas encore pour croire pouvoir soutenir sans dommage ce qu’ils soutiennent actuellement. Des gens qui demeurent ainsi passifs, souvent complices, parfois même négateurs d’un crime aussi énorme, en train de se commettre sous leurs yeux et sous les yeux de tous, des gens de cette espèce ne peuvent plus prétendre à rien. Le monde entier regarde Gaza mourir, et le monde entier regarde l’Occident regardant Gaza. Et rien ne lui échappe.

On a immanquablement à ce moment une pensée pour l’Allemagne, où le soutien inconditionnel atteint un degré de délire tout à fait stupéfiant, jusqu’au point d’être fait « raison d’État », et dont un internaute à l’humour noir a pu dire : « Décidément, en matière de génocide, ils sont toujours du mauvais côté de l’Histoire ». Il n’est pas certain que « nous » — la France — valions beaucoup mieux, mais il est certain que l’Histoire attend tout le monde au tournant. L’Histoire, en effet : voilà avec quoi l’Occident a rendez-vous à Gaza. Si, comme il n’est pas interdit de le penser, c’est le rendez-vous de sa déchéance et de sa destitution, alors viendra bientôt un temps où nous pourrons nous dire que le monde a basculé à Gaza.

Notes
(1) Sandra Lucbert, conversation.
(2) Id.
(3) Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, Paris, Seuil, 1975. Également le film de Cédric Kahn,
     Le procès Goldman (2023).
(4) Son exclusion de la communauté juive.


Alain Accardo

« La victoire idéologique de la bourgeoisie financière
n’aurait pas été possible sans la collaboration des autres »

- Quartier Général -


Les membres de l’espèce humaine vivent en société, de façon très générale au milieu de congénères avec lesquels ils ont des rapports familiaux. Mais personne ne les a consultés pour savoir s’ils souhaitaient vraiment vivre en compagnie de ces gens-là. Et pourtant, si on réfléchit sans a priori à la question, on pourrait bien être conduit à une conclusion qui, sans prétendre à une grande originalité, ne laisserait pas de surprendre, voire de choquer quelques-uns des interlocuteurs, comme par exemple l’affirmation qu’aucune société, d’aucune sorte, ne subsisterait plus d’une journée si elle ne reposait sur un pacte passé par ses membres les uns avec les autres et parfois avec eux-mêmes, en vertu duquel ils acceptent et soutiennent l’ordre établi, quelle que soit la force de leur sentiment personnel d’adhésion.

Je connais bien néanmoins tous les arguments qu’on peut opposer à cette thèse et qui militent pour la reconnaissance de l’existence universelle du dissensus, voire de sa nécessité ou même de son utilité, mais je persiste à penser que vivre en société, de nos jours plus encore qu’à toute autre époque, serait impossible à quiconque serait déterminé à ne pas subir plus longtemps la compagnie de ses congénères.

Encore faut-il préciser quelques notions faussement évidentes. Le consensus dont je parle pourrait être qualifié d’« absolu » en ce sens qu’il est inhérent au fait même d’être membre de l’espèce humaine et pas seulement à telle ou telle de ses sous-espèces, de ses civilisations, de ses cultures ou de ses catégories. Cela permet de comprendre d’emblée la force et l’universalité du pacte qui soumet chaque individu à son environnement social, pacte consubstantiel, tacite autant qu’immémorial, dans la mesure où l’individu ne peut se souvenir de l’instant où il l’a contracté. Celui-ci se confond avec son entrée dans le monde, dans la cellule sociale qui lui a donné son statut d’être humain, en tel lieu, à telle époque.

S’il y a eu dans la tradition poétique, de l’Antiquité grecque à nos jours, plus d’un exemple d’exploitation du thème du « malheur d’être né », en revanche nous n’avons pas d’exemple, pas même mythologique, d’un refus de sa naissance par un enfant, et aucune contestation n’a pu s’élever autrement que sur la base d’une intégration acceptée à un groupe social et d’une assimilation de longue durée de sa culture. Il est toujours trop tard pour refuser d’être né et ce qu’on est devenu en naissant. Aujourd’hui, comme vraisemblablement au paléolithique et très certainement au néolithique, se sentir intimement solidaire d’un groupe social déterminé reste une condition sine qua non de toute vie humaine. Ce qui fait la force du pacte social c’est originellement la nécessité vitale pour l’individu qu’un groupe humain constitué prenne en charge son existence personnelle et lui donne l’essor initial nécessaire pour s’intégrer à une culture donnée (prime éducation, petite enfance, etc.).

On voit par là que les théoriciens du lien social (comme Rousseau par exemple) avaient raison de mettre l’intérêt le plus brut et le plus immédiat de l’individu à l’origine de la vie sociale, en faisant de celle-ci le produit, à la fois d’une sorte de calcul individuel et d’un raisonnement collectif (du type « à- plusieurs-nous-serons-plus-forts »), à ceci près que ce genre de supputation a dû s’élaborer et se transmettre très longuement et très obscurément dans la genèse des espèces dites sociales, avant même l’émergence de l’espèce Homo Sapiens, chez les Hominidés, comme en témoignent les interactions individuelles très structurées et solidaires dans de nombreuses autres espèces d’animaux.

On est donc en droit de penser que le contrat social, pour reprendre le terme rousseauiste, n’a jamais donné lieu, nulle part, à un acte inaugural unique qui aurait mis fin à l’existence solitaire des membres dispersés d’un groupe dont chacun se suffisait jusque-là à lui-même, pour les rassembler et les engager dans une coopération permanente et contractuelle en dehors de laquelle ils seraient incapables de mener une existence humaine digne de ce nom.

Mais s’il est permis d’affirmer que jamais aucune instance sociale n’a décidé à un moment donné de l’histoire, ou plutôt de la pré-histoire, d’adopter un mode de vie proprement social, en revanche, tout invite à penser que la vie des groupes humains en société, aujourd’hui comme hier, est le résultat sinon toujours d’une volonté active de la part de chaque individu, du moins de la réitération continue de l’acceptation, tantôt proclamée et tantôt tacite, tantôt enthousiaste et tantôt résignée, de la présence des autres et l’expression d’un engagement renouvelé à coopérer avec eux dans le respect de droits reconnus.

L’expérience de la vie sociale, même sommaire, enseigne rapidement, y compris aux plus réfractaires, que pour que la vie en société soit possible, il faut que les avantages qu’on en retire balancent les inconvénients qu’on en subit. Aucune cohésion sociale n’a jamais résisté bien longtemps (à l’échelle des générations) au déséquilibre des droits et des devoirs, des charges et des privilèges. De l’Éxode des Hébreux aux grandes invasions mongoles, des plébéiens de la Rome antique du Ve siècle av. J-C, se retirant sur l’Aventin pour y faire grève, au grand dam de leurs employeurs patriciens menacés par les tribus Volsques, qu’il s’agisse des Pilgrim Fathers protestants obligés de chercher refuge au Nouveau-Monde, ou des innombrables populations qui au fil des siècles et des générations n’ont cessé de transhumer par toute la planète, à la recherche d’une vie meilleure, ou qu’il s’agisse des guerres anti-impérialistes de libération nationale du XXe siècle, l’histoire des sociétés humaines est faite de plus de sécessions, de désintégrations, de discordes et de dissidences que d’unions sans nuage et d’accords parfaits entre les peuples.

Nous pouvons tirer de nos mythologies les plus incroyables cette certitude que, quitte à errer 40 ans dans le désert avant de trouver son Canaan, aucun peuple ne s’accommodera indéfiniment de la servitude, de l’humiliation et de l’infériorisation dont il est victime de la part de ses oppresseurs. Evidemment, à l’échelle d’une génération, il peut paraître insupportablement long et pénible, voire impossible, aux enfants des opprimés d’imposer la fin des exactions dont ils souffrent. Ce fut là, on le sait, une des raisons essentielles pour lesquelles les Pères Pèlerins finirent par embarquer à bord du Mayflower en 1620 à Southampton. Leur façon de vivre et de croire ne cessait de battre en retraite et de leur attirer des avanies. C’est aussi là l’une des raisons pour lesquelles tous les divorcés de la planète cessent de vouloir faire route ensemble, tant il est vrai qu’une séparation radicale est souvent préférable à un mariage bancal.

Aujourd’hui, comme hier, on voit se déliter des alliances qu’on croyait plus solides et prometteuses comme cette U.E. morte-née qui semble constamment menacée d’un Exit des uns ou des autres.

On doit, semble-t-il, pouvoir en inférer que là où les groupes ne se désagrègent pas, c’est que leurs membres sont en définitive unis par un consensus suffisamment massif et stable pour leur faire réitérer continûment, de façon tacite ou expresse, leur accord initial. Quand les gens restent ensemble, c’est que, au bout du compte, ils ont sinon la claire perception du moins le sentiment diffus que cela vaut mieux que de se séparer. Quelques réformettes ou des concessions sur des points mineurs, finiront de convaincre les plus hésitants qu’il vaut mieux rester que partir (ou inversement).

* * *

Voilà un bien grand détour, dira-t-on, pour établir un fait qui n’a jamais été bien mystérieux : les groupes sociaux font ce qu’ils imaginent de leur intérêt de faire. Ils restent ensemble, ils font République, parce que c’est encore le régime qui permet d’agréger le plus d’intérêts différents.


« Les prolétaires sont des candidats bourgeois qui se gorgent de vaudeville. » André Salmon

Soit ! Mais alors, de quel œil doit-on regarder ce qu’il est convenu d’appeler l’opposition au pouvoir en place. De deux choses l’une : ou bien il s’agit d’une opposition superficielle, du genre opposition de sa Majesté, qui est d’accord avec le pouvoir pour ne pas toucher à l’essentiel, au fondamental, à la substantifique moëlle de la domination sociale, c’est-à-dire aux rapports de production et plus précisément à la propriété privée des grands moyens de production (usines, mines et gisements, grands domaines agricoles, moyens de transport et de communication collectifs, banques, etc.), la propriété qui permet à la grande bourgeoisie de reproduire, une génération après l’autre, et même d’aggraver, les inégalités qui fondent sa domination ; ou bien il s’agit d’une opposition radicale qui se refuse à reconduire si peu que ce soit le système existant et ses iniquités.

Mais s’il s’agit d’une opposition radicale, elle ne peut être le fait que d’un petit nombre d’individus et de groupes voués à une forme d’exil intérieur, de cénobitisme les excluant par choix ou par contrainte de toute participation active ou passive au fonctionnement d’un système exécré, et de toute compromission carriériste ou autre avec un monde abhorré. Autant dire qu’une telle forme d’opposition demande de la part des irréductibles une telle longanimité dans la résistance, une telle inflexibilité de la volonté, qu’il semble exclu de voir un nombre très important d’individus adopter cette démarche et s’y tenir assez longtemps pour devenir une force politique capable d’imposer des changements significatifs. Ce style de combat paraît voué, là où il apparaît historiquement, à alimenter un mouvement d’émigration à l’étranger qui ne cesse qu’avec la disparition des derniers opposants disposant des moyens de faire sécession.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire d’être un fin politologue pour savoir que la constitution d’une opposition radicale durable et massive est désormais impossible dans le cadre des Etats-nations du système capitaliste mondialisé actuel. Il est désormais trop tard pour cela. La chose eût été encore concevable avant l’écroulement du camp socialiste marxiste. Depuis sa disparition, le monde capitaliste a eu les coudées franches en matière de renforcement de ses défenses idéologico-politiques. Le résultat, c’est justement ce qui caractérise le rapport des forces dans l’ensemble des pays développés et émergents : la bataille des idées (il faudrait dire la bataille des idées-mots-images-concepts-croyances-représentations-rêves, etc.), bref la bataille du symbolique a été largement remportée par les forces du Capital qui ont réussi à faire adhérer les masses à une vision quasi hollywoodienne d’un capitalisme à l’américaine, obsédé de confort matériel, de musculation et de divertissement, un capitalisme de consommation croissantiste, censé pouvoir répondre indéfiniment à l’inflation des désirs solvables de clientèles toujours plus nombreuses et avides de plaisirs et de jouissances immédiates.

Cette victoire idéologique a été remportée par la grande bourgeoisie industrielle et financière, mais elle n’aurait pas été possible sans le ralliement et la collaboration ardente des petites bourgeoisies et plus largement des classes moyennes entraînant dans leur sillage culturel une grande partie des classes populaires. En France, comme dans un certain nombre d’autres pays occidentaux, cette mutation (sociétale) du salariat s’est accomplie essentiellement sous le règne de gouvernements de la droite dite « républicaine », régulièrement relayés par les formations centristes et social-démocrates (le Parti Socialiste mitterrandien principalement et même par la participation du PCF tombé sans rémission dans le chaudron de « l’union de la Gauche »). Cette mutation structurelle des forces productives a été décisive dans l’établissement de l’hégémonie capitaliste. Mais elle a eu un autre effet pervers : la résurgence d’une droite extrême dont la force n’a cessé d’apparaître comme un recours à la partie la plus amnésique des classes populaires, et aussi de la bourgeoisie qui a toujours aimé garder deux fers au feu. On se croirait encore dans les années 1930.

Dans ces conditions, il n’y a plus de place aujourd’hui pour une opposition de gauche radicale capable de peser suffisamment lourd électoralement. Les tribulations du parti LFI et des vestiges de l’extrême-gauche en témoignent. Le meilleur service que ces organisations vestigiales pourraient encore rendre à la Gauche (et à elles-mêmes) serait de faire sécession avec éclat d’un champ politique irrémédiablement perverti et stérilisé.

Il appartient à ceux qui se veulent indéfectiblememt de gauche de repenser vraiment le contenu du pacte qui les lie à leurs maîtres en bourgeoisie, sans se complaire dans des simagrées oppositionnelles gauchisto-écolos-centristes, vouées à l’insignifiance et à l’inefficacité. Mais ça, c’est plus vite dit que fait. Remettre de la clarté, ce sera assurément très long, mais cela contribuera au moins à alléger la chape d’hypocrisie et de pseudo-émancipation sous laquelle la classe moyenne, toutes fractions confondues, est en train de se décomposer au milieu de « puanteurs cruelles ».



MÉDIACRATIE, PROPAGANDA & INFAUX
Meudon, mardi 16 avril 2024 – Un véhicule fonce sur un rassemblement de protestation contre les ventes d’armes à Israël par la France. AUCUN média n’a rapporté l’information ; on vous laisse imaginer leur UNE si ce conducteur avait foncé sur un rassemblement pro-Israël…

La presse, c’est Léon Blum qui en parle le mieux : « On ne peut pas évoquer sans honte le tableau de la grande presse en France pendant ces vingt dernières années, et l’on ne saurait disconvenir sans mauvaise foi que sa vénalité presque générale, traduite à la fois par une déchéance morale et par une déchéance technique, n’ait été un foyer d’infection pour le pays tout entier. »





H E X A G O N A L
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« Y a-t-il jamais eu, à n’importe quelle époque, dans n’importe quel pays, un seul exemple d’une classe privilégiée et dominante
qui ait fait des concessions librement, spontanément, et sans y être contrainte par la force ou la peur ? »
Mikhaïl Bakounine


Dernière publication : Pankaj Mishra, « La Shoah après Gaza »
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