Alain

« Il y a trois âges du capitalisme »

- 12 décembre 1931 -

Il y a trois âges du capitalisme. Le troisième âge est venu ; il nous marche sur les pieds ; mais nous ne le voyons point. Nous pensons selon le second âge ; et quelques-uns pensent encore selon le premier. Nos idées sont en retard de cinquante ans pour le moins. Ainsi nous ne comprenons rien à ce qui nous arrive.

Il y eut d'abord l'âge du grand patron. C'était l'ancien balayeur, assez mal instruit, et très raisonnablement avare. Il vivait comme un pauvre, régnait despotiquement, et payait mal. Son vieux bureau fut toujours obscur, crasseux, secret. Une porte criait et fermait mal ; cette porte resta toujours ainsi, par la raison souveraine : « je ne veux pas dépenser d'argent ». Quand cet homme-là perçait un mur, ce n'était pas, comme l'innocent Birotteau, pour donner un bal ; c'était pour étendre ses ateliers ou ses comptoirs ; et le travail était payé aussitôt en argent clair, après des réductions dont l'architecte restait malade. C'est d'après les mêmes principes qu'il faisait les comptes de ses ouvriers, leur prouvant qu'ils pouvaient encore garder quelques sous à la fin de chaque semaine. C'est ainsi qu'il gouvernait deux cents ménages. Et sa femme, riche comme elle était, disait qu'elle n'avait jamais payé un œuf plus d'un sou, même pour un malade. Tout le commerce du quartier vivait sous cette loi de fer. D'après dix patrons de ce genre-là, jugez du banquier, et jugez de l'ingénieur. De ce temps nous sont restées des étiquettes comme Bon-Marché et Gagne-Petit, qui ne sont pas encore déshonorées.

Le second âge fut celui des actionnaires et des sociétés anonymes. Le maître à mille têtes est plutôt avide qu'avare ; il ne connaît pas le métier ; il ne s'en soucie point. Des gants, des parapluies, des voitures, des rails, fabriquez ce que vous voudrez et vendez ce que vous pourrez ; je ne m'occupe que du profit. Et, selon le profit, je transporte mon argent d'une affaire à l'autre. Par prudence je participe à plusieurs affaires. je n'ai pas à savoir ce que c'est qu'usines, machines, ouvriers, salaires, grèves. Il n'y a pas longtemps j'étais fabricant de chaussures, et je n'en savais rien. Le coupon est le produit uniforme de toute industrie quelle qu'elle soit. Tout le monde est banquier. C'est l'âge des banquiers. Le chef de l'entreprise est étroitement serré entre les exécutants et les prêteurs, qui tous réclament. Et la muette réclamation du préteur est la plus puissante, car, par un simple mouvement de ses capitaux, il écrase une industrie et affame tout un quartier. Mais il n'en sait rien ; ce n'est que placement ou déplacement.

C'est alors que s'accomplit une transformation étonnante, et dont je ne vois pas bien tous les ressorts. Le chef et les sous-chefs ne laissent pas passer longtemps entre leurs mains les profits d'une entreprise prospère. Et avouez qu'il est ridicule de doubler de tous ses soins les capitaux d'un prêteur qu'on ne connaît pas.  D'où l'étrange précaution d'augmenter peu à peu les frais généraux en inventant des places bien payées, des dépenses admirables, des renouvellements de matériel, des frais de publicité, sur quoi il est bien facile de prélever des commissions, d'une manière ou d'une autre. D'où enfin une concurrence d'un nouveau genre, où sont vaincus et méprisés ceux qui ne savent pas dépenser. Il s'institue ainsi une école des grands administrateurs, qui n'est nulle part, et une opinion sur les grands administrateurs, qui court partout. Et n'est-il pas risible de voir qu'on livre encore à deux chevaux quand il y a des camions automobiles ? Les marchands de camions sont bien de cet avis. Obtenir des subventions, des primes à l'exportation, des commandes de l'État, c'est encore un travail du même genre, où la commission, la vie riche, et l'alliance des compétences ont leur rôle. Et il est juste que ces fruits de l'administration soient pour l'administrateur. C'est ainsi que les Grands Salariés, que nous nommerons les « Plus de cent mille », ont pris peu à peu tous les leviers de commande, et ont mis à la mode autour d'eux la prodigalité comme moyen de s'enrichir. Et pourquoi pas un ascenseur de plus, si c'est commode, et puisque j'ai mon vingt pour cent ? Nous sommes loin de Boucicaut.