Alain

« Je n’ameute point contre les riches »

- 17 février 1934 -

Je n'ameute point contre les riches. L'idée d'un partage entre tous n'a pas de signification pour moi. C'est à peu près comme si l'on tirait scandale de ceci que les amis de la loterie font, chaque quinzaine, des millionnaires de hasard, et par une sorte d'acclamation. En, réalité ceux qui n'ont pas gagné savent bien qu'ils n'ont pas perdu grand'chose. Il faudrait de bonne foi comparer le petit nombre des gagnants à la masse de ceux qui jouent, et de là en venir à comparer le petit groupe des riches à la masse des pauvres. Or nul n'oserait dire que l'actuelle misère de ceux qui jouent à la loterie vient de quelques millionnaires qu'ils ont faits. Par le même raisonnement, ce qui manque aux pauvres n'est pas principalement ce que les riches ont prélevé. Ce qui manque ? C'est un ordre des travaux, un frein à la folie de produire, à la folie de gagner, à la folie de jouer ; car c'est par des perturbations de ce genre que les riches troublent l'économie. C'est le pouvoir des riches qui fait désordre.

Or ce pouvoir fait scandale aussi. Dès que le suffrage est universel et secret, il est absurde de penser que le peuple donnera encore le pouvoir à ceux qui ont déjà la richesse. Dans le fait l'empire des riches est indirect et caché ; il s'exerce par le prestige de la société dite polie, et par l'intermédiaire d'un bon nombre d'élus, qui se laissent prendre aux diamants et perles. Mais cette trahison même, on peut la voir ; je dirais même qu'il faut se boucher les yeux pour ne pas la voir. Les traîtres se dénoncent, qu'ils soient radicaux ou socialistes, par leur manière de vivre, et tout simplement par leur budget. Si vous voulez savoir ce que vaut un représentant du peuple, demandez-lui ce qu'il lui faut par an. Il vous le dira, car ce genre d'homme est naïf. Donc prévoir la trahison, punir les traîtres, ce n'est pas difficile dès qu'on le veut. Et pourquoi ne le voudrait-on pas ? Ma plume répond d'elle-même ; on ne le voudra pas et on ne le veut pas si l'on désire conserver ou acquérir pour soi-même un certain degré de luxe. Ici le bât nous blesse cruellement. Tant que nous n'aurons pas pris parti, tant que nous n'appuierons pas dans le sens de l'égalité des salaires entre le balayeur et le professeur, par exemple, nous ferons partie de cette escorte qui entoure l'agréable traître ; et ces escortes réunies feront une armée de volontaires, une triste armée qui livre aux riches le pouvoir politique.

Or c'est là que commence l'injustice. Un homme qui a deux cents millions, cela ne me fait guère. Non pas même si je vois des pauvres en leur taudis ou une ouvrière en chambre presque morte de fatigue. Outre que ces millions sont en grande partie imaginaires, disons donc, ayons le courage de dire, puisque nous le savons bien, qu'une distribution de l'argent n'enrichit personne. Ce qui est réellement distribué, chaque jour distribué, échangé, mesuré, sous le nom de richesse, c'est le travail de ceux qui travaillent, et ce n'est rien d'autre. Et si le travail est mal ordonné, c'est de là que vient l'injustice. Or qui trouble le travail sinon le pouvoir des riches, toujours si bien servis par leurs courtisans ? Attaquez résolument ce pouvoir par une armée de députés pauvres et nus comme étaient Socrate et Diogène, aussitôt vous ferez un pas vers la justice, qui d'elle-même s'établit de travail à travail. Remarquez, pour notre honte, que nous n'en sommes seulement pas à demander que les riches paient réellement d'après leur revenu. Vous dites là-dessus que les riches peuvent tout, et qu'on en a ici la preuve. Mais où donc est ce pouvoir, où donc serait-il si la masse des élus restait indifférente aux diamants et perles ?

Il ne s'agit donc, à mes yeux, de rien autre chose que de bien diriger l'effort politique selon l'esprit du petit radicalisme, du radicalisme provincial, tant moqué. Le fameux petit père Combes n'était pas à vendre, ni Pelletan non plus. Ces hommes-là étaient, comme les fameux Sages de la Grèce, pauvres d'argent et riches de jugement. Et ici je crois qu'il faut choisir, et que les arguments tirés des partis, des systèmes, de l'utopie, sont absolument à côté. Tout le socialisme du monde se réalisera si la masse de ceux qui travaillent gouverne contre le petit nombre des riches, non pas pour les supprimer et exproprier, mais pour les écarter de la politique. Seulement sachez bien que les riches ne seront pas contents, et que vous serez injuriés et méprisés par les valets de lettres, méprisés comme de simples radicaux. Évidemment cette perspective n'a rien d'agréable. Non plus la perspective que j'ai à montrer au travailleur. Tous pauvres, tel est l'avenir républicain ; et une distribution égale des fortunes n'y changera rien. Il est plus agréable d'avoir son auto et d'espérer son avion. Tel est le brillant chiffon avec lequel on prend les grenouilles.