Alain

« L’actionnaire reste pensif »

- 10 avril 1931 -

L'actionnaire reste pensif devant le total des frais généraux. Les affaires grossissent, et le bénéfice maigrit. Telle est la malice de l'organisation. Et cela paraît en gros caractères dans l'État, où nous voyons que les surveillants les plus hauts placés fixent premièrement leurs salaires, qui sont de très beaux salaires. Dans l'enseignement public, par exemple, celui qui fait travailler est mieux payé que celui qui travaille. Ce genre de patron salarié est un produit de l'organisation. Il a un bureau, il reçoit, il écrit, il voyage ; il invente lui-même son travail ; et toutes ses combinaisons sont à double fin ; il pense à faire travailler les autres et à augmenter son propre salaire. A quoi je le vois affairé et agité. Mais il faut croire que le métier est bon, car on s'y pousse.

Cet esprit des Hauts Salariés s'est infiltré aussi dans l'industrie. C'est qu'il n'y a pas de raison pour que le grand patron ne soit pas à lui-même son plus haut employé, et pour qu'il ne réserve pas à ses fils et neveux les bonnes places dont il dispose. Il vaut bien mieux être payé cent mille francs que d'attendre sa part des profits. Les frais généraux augmentent ; mais il en est des frais de l'organisation comme du prix du cuivre ou du charbon. Il faut ce qu'il faut. Et quiconque organise se vantera d'un loyer ruineux ; toujours les frais généraux. Il y a une sorte d'enchère de ce côté-là qui est mal connue ; ce genre d'homme multiplie ses dépenses ; il déclame contre la vie chère, et finalement crée cette opinion que cent mille francs sont tout juste le pain de l'organisateur. C'est une manière d'élever comme sur le pavois le minimum du traitement fixe. C'est ainsi que la confrérie des Patrons Salariés s'élève vertigineusement, multipliant les bureaux d'étude et de statistique. Tel est notre grand cerveau ; et c'est lui-même qui nous dira si nous sommes riches ou pauvres, et pourquoi.

Il y a longtemps que j'ai soupçonné que la commission et la publicité, sources des folles dépenses, finiraient par ruiner toutes les entreprises, sans exception. Car l'ancien principe de l'avarice, qui visait toujours à réduire les frais généraux, doit faire place au principe contraire, qui va à les augmenter, puisque c'est là-dessus que vit l'organisateur. Et, hors quelques escompteurs sans vanité, qui sont restés crasseux, je crois que toutes les banques périront par le brillant des dépenses préalables. Gagner sur l'affaire avant de savoir si l'affaire gagne, voilà sans doute le secret de ces fortunes énormes sans aucune consistance. Mais ce sujet est enveloppé d'une obscurité redoutable. Tout le jeu est de tromper l'actionnaire réel, et aussi bien l'ouvrier, par le dehors de l'organisation.

Toujours est-il que cette méthode fleurit merveilleusement dans toute entreprise soutenue par l'État, et dans l'État lui-même. Un ministre d'ancien régime disait que plus on dépense plus on est riche. Et, depuis, plus d'un haut organisateur l'a pensé sans le dire. D'où nous pouvons admirer, comme une sorte d'enseigne lumineuse, les cinquante milliards de notre budget. Cinquante milliards de surveillance et d'organisation ! Cela est pris sur le travail. Ainsi, en admettant que les méthodes modernes aient un bon rendement, ce qui est loin d'être évident, toujours est-il que le bénéfice ne redescendra jamais jusqu'au producteur réel. Celui-là est dépouillé d'avance.

Quand l'État est patron, c'est-à-dire organisateur du travail, ce mal est au comble. L'organisateur foisonne, et le bénéfice est réduit au strict entretien de la force de travail. Les Russes n'ont pas inventé ce système ; simplement ils font ce qu'on a toujours fait chez nous et partout où l'organisateur règne. Un de ces jours, nos Messieurs réclameront le droit de grève pour les travailleurs russes ; et ce sera assez plaisant. Car n'ont-ils pas organisé eux-mêmes tant qu'ils ont pu contre le droit de grève chez nous, et leur rêve avoué n'a-t-il pas été de placer les travailleurs devant une organisation raisonnable et admirable, devant une armée de techniciens, de surveillants, et de comptables, apportant un budget de l'affaire aussi incompressible que notre budget public. Les Russes font comme nous ; ils dépensent d'abord.