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Représentez-vous
une escadrille en son campement. Les gros insectes étalés et rampant
sur la terre ; les tentes dont les toiles claquent comme des voiles de
navire. Passe le noir mécanicien, chargé d’outils et de bidons. Voilà
les hommes oiseaux, tout lavés, tout parés, canne en main, simples,
souriants, amicaux, comme sont des hommes qui n’ont à gouverner que
leurs propres mouvements. Puis le commandant, plus sombre de costume,
au visage froid et dur ; le seul militaire ici. On ne saisit pas
toujours la raison de ces différences, ni ce tyran sévère et triste, en
ces lieux où l’amitié, l’honneur, l’audace naturelle et l’esprit
d’aventure se lisent en clair sur les jeunes visages. Cette guerre
serait noble et libre, comme aux camps du Tasse et de l’Arioste, si le
maître voulait sourire. Mais il ne le veut point ; peut-être ne le
peut-il point, par l’âge et l’estomac.
Peut-être par d’autres causes. Le grand chef, celui qui poussera demain
toute cette année de fantassins, de canons, d’avions, s’inquiète de
nouveaux ouvrages que l’ennemi construit en hâte. Il faut que
l’aviateur photographe en rapporte l’image. A tout prix. Ce n’est pas
un vain mot ; on sait que les chasseurs ennemis occupent l’air. Mais le
grand chef ne s’occupe pas des moyens ; il ordonne et il frappe.
L’ordre fait son chemin ; d’où ce discours spartiate, pendant que déjà
les hélices ronflent : « Il faut que le photographe revienne ; votre
mission, Messieurs les deux chasseurs qui l’accompagnez, est de faire
en sorte qu’il revienne. S’il ne revient pas, il est inutile que vous
reveniez, vous. » On n’invente pas de tels discours. Mais J’ai une
autre raison de croire que ce récit est véritable, c’est que J’y
retrouve l’esprit de guerre tel que je le vois partout, formé à l’image
de l’inflexible nécessité. Le courage le plus assuré n’irait jamais
au-delà du possible, comme il faut qu’il aille, sans cette contrainte
toujours armée, sourde aux objections, impitoyable. Les choses se
passèrent selon ce que le chef pouvait espérer de mieux d’après les
difficultés de J’entreprise. Le photographe revint ; on n’eut plus de
nouvelles des deux chasseurs.
Il est trop facile de s’émouvoir sur des exécutions sommaires et, selon
moi, il y a lâcheté d’esprit à regarder toujours par là. La moindre
attaque envoie à une mort certaine une partie des combattants ;
personne n’en doute, parmi ceux qui ordonnent l’attaque. Il y a un
risque et une chance à l’égard de l’opération elle-même ; mais en ce
qui concerne la mort, la mutilation, la souffrance d’un certain nombre
d’hommes, innocents de toute espèce de crime, il n’y a ni doute, ni
risque, ni chance, mais bien une certitude. Voilà donc une condamnation
à mort, sans examen aucun des mérites et démérites, sans considération
aucune des raisons ou objections. Non pas comme aux combats de
gladiateurs, où le combattant, avec sa résolution, sa force, son
adresse et ses armes, avait la garde de sa propre vie. La guerre
mécanique en est arrivée à ce point que la mort d’un certain nombre
d’hommes, et disons même des meilleurs, entre dans les dépenses prévues
de l’entreprise ; et l’usure des divisions, entendez bien ce que cela
veut dire, est comptée comme l’usure des pioches, des roues et des
canons. Comme on sait que l’on brûlera un certain nombre de kilogrammes
de poudre, on sait aussi que l’on changera en cadavres un minimum de
poids d’hommes vivants ; sans doute aucun. Or, quand on met un homme ou
deux au poteau, sans considérer les raisons qu’ils allèguent, ni même
l’erreur possible, vous dites que c’est très différent. Selon mon
opinion, l’effet de toute méditation suffisante sur cet effrayant sujet
est d’effacer cette différence.
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