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Entretien
Alternatives Économiques - La pandémie de coronavirus jette une lumière crue sur la fragilité du
système de santé et des soignants après des décennies de coupes budgétaires.
Ironie de l’histoire, Emmanuel Macron renie sa propre politique et croyances
affichées dans le marché, dans son discours du 12 mars. Quelle est votre
analyse ?
Alain Supiot - Pour ma part, je
ne parlerais pas de reniement, mais plutôt de choc de
réalité. C’est la foi en un monde gérable comme une entreprise qui se cogne
aujourd’hui brutalement à la réalité de risques incalculables. Ce choc de
réalité n’est pas le premier. Déjà en 2008, la croyance en la toute puissance
des calculs de risques s’était heurtée à la réalité des opérations financières,
qui reposent toujours en dernière instance sur la confiance accordée à des
personnes singulières. On ne renverse pas impunément l’ordre institutionnel,
qui place le plan des calculs d’utilité sous l’égide d’une instance en charge
de la part d’incalculable de la vie humaine.
Depuis les temps
modernes, c’est l’état qui occupe
cette position verticale et est garant de cette part d’incalculable, qu’il
s’agisse de l’identité et la sécurité des personnes, de la succession des
générations ou de la préservation de la paix civile et des milieux vitaux.
Cette garantie est indispensable pour que puisse se déployer librement le plan
horizontal des échanges entre les individus, et notamment les échanges
marchands.
C’est la foi en
un monde gérable comme une entreprise qui se cogne aujourd’hui brutalement à la
réalité de risques incalculables.
Or c’est le
renversement de cet ordre juridique et institutionnel qui caractérise la pensée
néolibérale. Reposant sur la foi en un « ordre spontané du marché »,
appelé à régir à l’échelle du globe, ce que Friedrich Hayek a nommé la
« Grande société », le néolibéralisme place le droit et l’état eux-mêmes sous l’égide des calculs
d’utilité économique, et promeut ainsi un monde plat, purgé de toute
verticalité institutionnelle et de toute solidarité organisée. Nouvel avatar
des expériences totalitaires du XXe siècle, la globalisation est un
processus d’avènement d’un Marché total, qui réduit l’humanité à une poussière
de particules contractantes mues par leur seul intérêt individuel, et les états à des instruments de mise en
œuvre des « lois naturelles » révélées par la science économique, au
premier rang desquelles l’appropriation privative de la terre et de ses
ressources.
La dimension
religieuse de cette croyance a été très tôt aperçue par Karl Polanyi,
observant dès 1944 que « le processus que le mobile du gain a mis en
branle ne peut se comparer pour ses effets qu’à la plus violente des explosions
de ferveur religieuse qu’ait connue l’histoire ». Le propre de la
ferveur religieuse est d’être imperméable aux critiques, aussi modérées et
rationnelles soient-elles. Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un
sommeil dogmatique. La crise financière de 2008 aurait dû sonner ce réveil du
songe néolibéral. Mais elle a très vite été retournée en un argument pour
« passer à la vitesse supérieure ». Ce mot d’ordre fut celui de
l’OCDE, intimant en 2010 de ne pas remettre en cause « les principes
prônés depuis de longues années », mais bien au contraire
d’intensifier les politiques visant à flexibiliser les marchés du travail, à « réaliser
des gains d’efficience sur les dépenses, notamment dans les domaines de
l’éducation et de la santé et d’éviter d’alourdir sensiblement les
impôts ».
La crise
financière de 2008 aurait dû sonner ce réveil du songe néolibéral. Mais elle a
très vite été retournée en un argument pour « passer à la vitesse
supérieure ».
On s’est donc
rendormi, mais d’un sommeil de plus en plus agité par l’évidence du caractère
écologiquement et socialement insoutenable de la globalisation, par la
migration de masses humaines chassées de chez elles par la misère, par la
colère sourde des populations contre la montée des inégalités et la dégradation
de leurs conditions de vie et de travail, colère éclatant à l’occasion en
révoltes anomiques du type de celle des gilets jaunes. Ces tensions n’ont pas
suffi à remettre en cause le programme néolibéral de démantèlement de l’état social. La rhétorique schizophrène
du type « en même temps » ne suffisant pas à les calmer, elles
nourrissent, partout dans le monde, la montée d’un néofascisme, fait
d’ethno-nationalisme et d’obsessions identitaires, souvent pimenté de déni
écologique.
Aujourd’hui comme
en 2008, nous nous trouvons confrontés à des risques incalculables, qu’aucune
compagnie d’assurance ne saurait garantir. Et aujourd’hui comme en 2008, comme
dans toutes les crises majeures, on se tourne vers l’état pour les assumer. L’état,
dont on attend qu’il use de tous les mécanismes de solidarité institués dans
l’après-guerre – les services publics, la sécurité sociale, la
protection des salariés – et si possible qu’il en invente de
nouveaux.
La rhétorique
schizophrène du type « en même temps » ne suffit pas à calmer les
tensions qui nourrissent, partout dans le monde, la montée d’un néofascisme,
fait d’ethno-nationalisme et d’obsessions identitaires, souvent pimenté de déni
écologique.
On ne peut donc
que se réjouir de voir le président de la République prendre conscience, je le
cite : « Que la santé gratuite sans condition de revenu, de
parcours ou de profession, notre état-providence
ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts
indispensables quand le destin frappe. » On ne peut que
souscrire à son affirmation, selon laquelle une nation démocratique repose sur « des
femmes et des hommes capables de placer l’intérêt collectif au-dessus de tout,
une communauté humaine qui tient par des valeurs : la solidarité, la
fraternité ». On ne peut que saluer son hommage à « ces
milliers de femmes et d’hommes admirables qui n’ont d’autre boussole que le
soin, d’autre préoccupation que l’humain, notre bien-être, notre vie, tout
simplement ». Hommage d’autant plus méritoire que tous ceux-là ne
rêvent pas de devenir millionnaires et n’ont aucune place dans l’échafaudage
mental du néolibéralisme.
A. É. - Face au mouvement à l’œuvre de démantèlement de l’état social, quel est le devenir de la
justice sociale et d’un travail non aliénant face au « marché
total » ?
A. S. - L’État
social, dont on redécouvre les vertus à la faveur de l’épidémie
actuelle, repose sur trois piliers qui ont en effet été méthodiquement
sapés par quarante ans de politiques néolibérales (1). Le premier de
ces piliers est le droit du travail, né au XIXe siècle avec les
premières lois visant, déjà, à faire face aux effets mortifères de
l’essor du capitalisme industriel sur la santé physique des populations
européennes. L’exploitation sans limite du travail humain finissait par
menacer les ressources physiques de la nation, justifiant
l’intervention du législateur pour limiter la durée du travail des
enfants, en France par la loi du 22 mars 1841, puis des femmes avec la
loi du 2 novembre 1892. Dès ces premières lois, le droit du travail, en
insérant un statut protecteur dans tout contrat de travail, obligeait
ainsi à prendre en considération, au-delà du temps court des échanges
sur le marché du travail, le temps long de la vie humaine et de la
succession des générations.
L’invention de la Sécurité sociale a répondu à la même nécessité de
protéger la vie humaine des effets délétères de sa soumission à la
sphère marchande.
Le deuxième pilier est la Sécurité sociale, dont l’invention a répondu
à la même nécessité de protéger la vie humaine des effets délétères de
sa soumission à la sphère marchande. La première pierre en fut
l’adoption dans tous les pays industriels de lois (en France celle de
1898) assurant la réparation des accidents du travail. En rendant les
entreprises responsables des dommages engendrés par leur activité
économique, ces lois ont ouvert la voie à l’idée de solidarité face aux
risques de l’existence. Cette idée n’a cessé de s’affirmer par la
suite, donnant naissance aux premières assurances sociales, puis à
l’invention de la Sécurité sociale. Aux termes (toujours en vigueur) du
premier article du Code de la sécurité sociale, celle-ci « est fondée sur le principe de solidarité nationale »,
ce qui la distingue aussi bien de la charité publique (aide ou
protection sociale) que des assurances privées. Héritage de la
tradition mutuelliste, la marque propre du modèle français de sécurité
sociale établi en 1945, a été son autonomie vis-à-vis de l’état, qui en
est le garant et non pas le gérant.
Enfin, le troisième pilier de l’état social est la notion de service
public, selon laquelle un certain nombre de biens et de services,
santé, enseignement, poste, énergie, transports… doivent être mis à
disposition de l’ensemble des citoyens dans des conditions d’égalité,
de continuité et d’accessibilité.
A. É. - Quelle est leur base juridique constitutionnelle ?
A. S. - En
France, ces piliers ont été dotés d’une base juridique
constitutionnelle à la fin de la Seconde Guerre mondiale et c’est
pourquoi, contrairement par exemple aux réformes du New Deal
américain, aucun d’eux n’a pu à ce jour être renversé (2). Mais
conformément au mot d’ordre néolibéral appelant à « défaire
méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance »,
chacun d’eux a fait l’objet d’un travail de sape, qui s’est beaucoup
accéléré sous la présidence d’Emmanuel Macron.
Chaque pilier a fait l’objet d’un travail de sape, qui s’est beaucoup accéléré sous la présidence d’Emmanuel Macron.
Le droit du travail a été affaibli à la fois dans sa structure, par le
recul de l’ordre public social au profit de la négociation
d’entreprise, et dans son périmètre, par « l’ubérisation » à laquelle
la Cour de cassation vient de mettre un salutaire coup d’arrêt, qui
vise à en réduire le champ d’application. Il en est allé de même des
services publics, dont on a réduit le périmètre par la privatisation ou
la mise en concurrence de nombre d’entre eux et dont on a affaibli la
structure en prétendant les gérer « comme des entreprises » et les
piloter par indicateurs, avec les effets dévastateurs que l’on sait, de
désertification de la France dite périphérique ou de détraquement de
l’hôpital public.
Ce double mouvement est aussi à l’œuvre en matière de sécurité sociale.
L’échec à la fin des années 1990 de projets visant à ouvrir aux
assurances privées et aux fonds de pension le « marché » très lucratif
de la couverture des risques santé et vieillesse a conduit à adopter ce
que Didier Tabuteau a nommé la « technique du salami ».
C’est-à-dire la privatisation en fines tranches de ses parties les plus
lucratives, tels que le « petit risque » en matière de santé, ou la
couverture des risques chômage, famille et aujourd’hui vieillesse pour
les titulaires des revenus les plus élevés. Cette réduction de
périmètre s’est aussi conjuguée à une réforme de structure, moins
souvent observée, consistant en une étatisation de la Sécurité sociale,
et d’abord de ses ressources, dont le gouvernement dispose désormais
comme bon lui semble, en lui faisant supporter les allègements de
charge qu’il décide à des fins politiques.
A. É. - Quel est le poids du droit européen dans ce démantèlement ?
A. S. -
Le droit européen est devenu un instrument de mise en conformité des
législations nationales aux doctrines néolibérales, qui voient dans
l’Etat social, non pas une condition de bon fonctionnement, mais au
contraire une entrave à l’ordre du marché et aux libertés économiques.
Ainsi que l’a observé Fritz Scharpf dès la fin du XXe siècle, le droit
de l’Union est ainsi capable d’éroder les systèmes de solidarité
édifiés démocratiquement au plan national, mais incapable de leur
substituer des solidarités européennes. Les réponses purement
nationales à l’actuelle pandémie sont une manifestation de plus de
cette incapacité, déjà évidente lors des crises financières, monétaires
et migratoires qui ont émaillé ces dix dernières années. La seule
solidarité qu’ait réussi à organiser l’UE est celle des contribuables
pour sauver les banques de la faillite.
Le droit de l’Union est capable d’éroder les systèmes de solidarité
édifiés démocratiquement au plan national, mais incapable de leur
substituer des solidarités européennes.
Loin de l’Europe des patries voulue par De Gaulle, ou de l’union
politique que Jean Monnet et Robert Schuman pensaient pouvoir instaurer
par le détour du Marché commun, l’Union européenne a réalisé le rêve
néolibéral décrit dès 1939 par Friedrich Hayek, d’une fédération
d’états, capable de faire régner la concurrence libre et non faussée,
car placée à l’abri des revendications démocratiques de justice sociale
et de solidarité. On peut douter toutefois de la viabilité à long terme
de cette créature institutionnelle sans tête politique et sans base
démocratique.
A. É. - Vous écrivez que l’on est passé d’un régime de droit à un régime de
« gouvernance par les nombres » (3). De quelle façon ?
A. S. - Selon
le libéralisme classique, les forces du marché s’exercent dans des
cadres constitutionnels et juridiques nationaux, qui les canalisent et
les domestiquent. Le néolibéralisme a ceci de nouveau qu’il place le
droit lui-même sous l’égide de calculs d’utilité économiques.Tel est
l’objet de la théorie Law and Economics,
aujourd’hui professée dans les meilleures universités américaines et
européennes, et dont le père Richard Posner a pu logiquement affirmer
que « si les enjeux sont assez élevés, il est permis de torturer ».
En effet, si tout est affaire de calcul d’utilité et de
proportionnalité, aucun principe juridique n’est intangible, pas même
celui d’égale dignité des êtres humains. Après avoir été propagée dans
les universités les plus prestigieuses, cette théorie a été largement
mise en œuvre par la Cour de justice de l’Union européenne et a
influencé la jurisprudence de nos plus hautes juridictions.
Le néolibéralisme a ceci de nouveau qu’il place le droit lui-même sous l’égide de calculs d’utilité économiques.
Cette soumission de la loi aux calculs d’utilité éclaire une autre
différence importante du néolibéralisme par rapport au libéralisme qui
consiste, non à interdire, mais à privatiser certains systèmes de
mutualisation édifiés par l’état social. Telle a été par exemple la
feuille de route adressée par la Banque mondiale aux états en matière
de retraites. Dans son rapport de 1994, intitulé Averting the old age
crisis, elle les a incités à réduire d’une part les retraites par
répartition au profit des retraites par capitalisation, et d’autre part
les pensions à prestations définies au profit de pensions à cotisations
définies.
Ce double mouvement devait permettre, et il a permis dans les pays qui
ont suivi ces consignes, une montée en puissance des fonds de pension
qui sont devenus des acteurs majeurs des marchés financiers, avec pour
les retraités les conséquences catastrophiques que l’on sait lorsque,
comme aujourd’hui, les cours de Bourse s’effondrent. En France, la loi
Thomas, adoptée en 1997, fut une première tentative de mise en œuvre de
ces directives de la Banque mondiale. Ce fut un échec en raison de
l’attachement de la population au système hérité de 1945. D’où la
nouvelle tentative du gouvernement actuel et les oppositions qu’elle
suscite de la part de salariés, dont cette réforme ignore la diversité
de leurs conditions de travail et qu’elle prive de toute certitude sur
le montant futur de leurs pensions.
A. É. - Face à l’urgence démocratique, quelle est la capacité de résistance de la
forme juridique ?
A. S. - Vous
avez raison de parler de résistance. La constitutionnalisation des
droits sociaux a permis de maintenir en France un état social, qui a
été facilement balayé dans les pays où il n’avait pas de base juridique
solide. Le droit joue alors comme une ancre flottante, qui peut freiner
sans les empêcher les changements de cap politique. Mais sa fonction
n’est pas seulement passive, car il a aussi une force d’entraînement.
C’est ce que montre justement l’adoption en 1946 du préambule de la
Constitution, qui a été le fruit des réflexions engagées dans la
Résistance.
Proclamer l’égalité des hommes et des femmes, la participation des
travailleurs à la gestion des entreprises ou la protection de la santé
n’était pas en retard, mais bien plutôt en avance sur les faits, et le
demeure. Dans des moments de péril, du type de ceux que nous
traversons, il y a et il y aura toujours des hommes et des femmes qui,
au lieu de se croire les jouets de forces immanentes, s’inter-rogeront,
à la lumière des expériences historiques, sur les causes de leurs maux
et sur le monde qu’ils veulent bâtir ensemble. Et la réponse à cette
question prend nécessairement la forme juridique d’un monde tel qu’il
devrait être.
Le mythe d’une croissance indéfinie, qui a nourri l’état social, a émoussé notre capacité de poser ces questions essentielles.
De ce point de vue, le mythe d’une croissance indéfinie, qui a nourri
l’état social, a émoussé notre capacité de poser ces questions
essentielles. Depuis le New Deal et les Trente Glorieuses, on a cru
qu’une augmentation continue des richesses permettait de faire
l’économie de la question de la justice, à un moment et dans une
société historique donnée. C’est l’une des ambivalences de la quatrième
liberté proclamé par Roosevelt, le Freedom from want, qui dans la
perspective keynésienne pouvait s’entendre à la fois comme libération
du besoin et libération de la demande sur les marchés.
L’état social a ainsi transposé au niveau collectif la structure de
l’emploi salarié : « Tu te soumets, mais en contrepartie je te promets
un enrichissement et des conditions matérielles qui vont s’améliorer ».
La question du sens et du contenu du travail a ainsi été évincée au
profit des seules considérations de rendement et d’efficacité à court
terme. Or cette éviction n’est plus tenable face à la montée des périls
écologiques et sanitaires, qui sont du reste étroitement liés (4).
Nous sommes toujours sur cette pente lourde d’un pilotage des sociétés
à partir d’indicateurs économiques, lesquels sont de plus en plus
déconnectés des réalités vécues par les gens, qui prennent conscience
du caractère insoutenable de ce modèle de croissance. D’où cette
schizophrénie latente du discours politique, dont le « en même temps »
est en France le symptôme: « Si vous voulez du travail, il y en a à 200
kilomètres d’ici, mais surtout ne dépensez pas de gasoil ! ». à
l’échelle internationale, le système multilatéral est frappé de la même
schizophrénie, dont témoigne l’oxymore d’un « développement durable »,
décliné sous forme de batterie d’objectifs et d’indicateurs qui visent
à gérer la planète comme une entreprise.
A. É. - Quelles sources d’espoir voyez-vous ?
A. S. - La
crise sanitaire sans précédent que nous traversons peut conduire au
meilleur comme au pire. Le pire ce serait qu’elle nourrisse les
tendances déjà lourdes aux repliements identitaires et conduise à
transporter à l’échelon collectif des nations, ou des appartenances
communautaires, la guerre de tous contre tous que le néolibéralisme a
promue à l’échelon individuel. Le meilleur ce serait que cette crise
ouvre, à rebours de la globalisation, la voie d’une véritable
mondialisation, c’est-à-dire au sens étymologique de ce mot : à un
monde humainement vivable, qui tienne compte de l’interdépendance des
nations, tout en étant respectueux de leur souveraineté et de leur
diversité (5).
Le meilleur ce serait que cette crise ouvre, à rebours de la
globalisation, la voie d’une véritable mondialisation, c’est-à-dire au
sens étymologique de ce mot : à un monde humainement vivable.
Ainsi entendue, la mondialisation est un chemin qui reste à tracer
entre les impasses de la globalisation néolibérale et celles d’un repli
sur soi, que l’interdépendance technologique et écologique des peuples
rend illusoire. Cette perspective de la mondialisation correspond à ce
que dans un texte de 1920, récemment exhumé par Bernard Stiegler,
Marcel Mauss a nommé « l’internation ». La diversité des nations, des
langues et des cultures n’est pas un obstacle, mais bien au contraire
le premier atout dont dispose l’espèce humaine à l’heure de
l’anthropocène.
Mais cet atout suppose pour être joué l’établissement d’une certaine
solidarité entre les nations. Telle devrait être le rôle d’une Union
européenne repensée et refondée. Telle était la mission assignée aux
lendemains de la Seconde Guerre mondiale à des institutions telles que
l’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation mondiale
de la santé (OMS), l’Unesco ou l’Organisation des Nations Unies pour
l’alimentation et l’agriculture (FAO). Marginalisées par les
organisations économiques – Fonds monétaire international (FMI), Banque
mondiale ou Organisation mondiale du commerce (OMC) –, elles
mériteraient elles aussi d’être profondément réformées et armées
juridiquement pour être à la hauteur de leur mission.
Mais
il faut bien admettre que cet espoir est suspendu à la capacité des «
élites » politiques, économiques et intellectuelles de se remettre en
question, de faire retour sur elles-mêmes lorsqu’elles ont engagé leurs
semblables dans une voie qui se révèle mortifère. Or cette capacité ne
se manifeste guère que face à la catastrophe.
Puisque
l’heure est aux lectures à la maison, je conseillerai donc celle de La
Grande implosion, conte philosophique publié par Pierre Thuillier en
1995. Il nous transporte après l’effondrement de l’ordre mondial,
survenu à une date et pour une cause indéterminée, peut-être était-ce
une pandémie....? Une commission d’enquête est nommée avec mission de
comprendre pourquoi, alors que tout avait été dit et prédit sur les
impasses de la course folle où l’Occident avait engagé le monde, aucun
compte n’avait été tenu de ces multiples avertissements. Le brave
professeur Dupin, qui préside cette commission, n’a de cesse de
s’étonner de cet aveuglement et aussi qu’on ait pu oublier à ce point
l’importance de la poésie dans la vie humaine. Espérons donc voir
nommer une commission de ce genre une fois jugulée la pandémie actuelle.
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1. « La force d’une idée », LLL, 2019
2. « L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au Marché total », Le Seuil, 2010.
3. « La Gouvernance par les nombres », Fayard, 2015.
4. « Le travail n’est pas une marchandise. Contenus et sens du travail
au XXIe siècle », Paris, Éditions du Collège de France, 2019.5. «.Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil », Paris, Éditions du Collège de France, 2019.
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