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Il est assez peu courant que des
scientifiques se posent la question du rôle de leur science dans la
société. J’ai même l’impression très nette que plus ils sont haut
situés dans la hiérarchie sociale et plus par conséquent ils se sont
identifiés à l’establishment, ou moins contents de leur sort, moins ils
ont tendance à remettre en question cette religion qui nous a été
inculquée dès les bancs de l’école primaire : toute connaissance
scientifique est bonne, quel que soit son contexte ; tout progrès
technique est bon. Et comme corollaire : la recherche scientifique est
toujours bonne. Aussi les scientifiques, y compris les plus
prestigieux, ont-ils généralement une connaissance de leur science
exclusivement « de l’intérieur », plus éventuellement une connaissance
de certains rapports administratifs de leur science avec le reste du
monde. Se poser une question comme : la science actuelle en général, ou
mes recherches en particulier, sont-elles utiles, neutres ou nuisibles
à l’ensemble des hommes ? Cela n’arrive pratiquement jamais, la réponse
étant considérée comme évidente par les habitudes de pensée enracinées
depuis l’enfance et léguées depuis des siècles. Pour ceux d’entre nous
qui sommes des enseignants, la question de la finalité de
l’enseignement, ou même simplement celle de son adaptation aux
débouchés, est tout aussi rarement posée.
Pas plus que mes collègues, je n’ai fait exception à la règle. Pendant
près de vingt-cinq ans, j’ai consacré la totalité de mon énergie
intellectuelle à la recherche mathématique, tout en restant dans une
ignorance à peu près totale sur le rôle des mathématiques dans la
société, c’est-à-dire pour l’ensemble des hommes, sans même
m’apercevoir qu’il y avait là une question qui méritait qu’on se la pose.!
La recherche avait exercé sur moi une grande fascination, et je m’y
étais lancé dès que j’étais étudiant, malgré l’avenir incertain que je
prévoyais comme mathématicien, alors que j’étais étranger en France.
Les choses se sont aplanies par la suite : j’ai découvert l’existence
du CNRS et j’y ai passé huit années de ma vie, de 1950 à 1958, toujours
émerveillé à l’idée que l’exercice de mon activité favorite m’assurait
en même temps la sécurité matérielle, plus généreusement d’ailleurs
d’année en année. Depuis 1959, j’ai été professeur à l’Institut des
hautes études scientifiques (IHES), qui est un petit institut de
recherche pure créé à ce moment, subventionné à l’origine uniquement
par des fonds privés (industries). Avec mes quelques collègues, j’y
jouissais de conditions de travail exceptionnellement favorables, comme
on n’en trouve guère ailleurs qu’à l’Institute for Advanced Study, à
Princeton, qui avait d’ailleurs servi de modèle à l’IHES. Mes relations
avec les autres mathématiciens (comme, dans une large mesure, celles
des mathématiciens entre eux) se bornaient à des discussions
mathématiques sur des questions d’intérêts communs, qui fournissaient
un sujet inépuisable. N’ayant eu d’autre enseignement à donner qu’au
niveau de la recherche, avec des élèves préparant des thèses, je
n’avais guère eu l’occasion d’être directement confronté aux problèmes
de l’enseignement ; d’ailleurs, comme la plupart de mes collègues, je
considérais que l’enseignement au niveau élémentaire était une
diversion regrettable dans l’activité de recherche, et j’étais heureux
d’en être dispensé.
Heureusement, il commence à y avoir une petite minorité de
scientifiques qui se réveillent plus ou moins brutalement de l’état de
quiétude parfaite que je viens de décrire. En France, le mois de mai
1968 a été dans ce sens un puissant stimulant sur beaucoup de
scientifiques ou d’universitaires. Le cas de Claude Chevalley est à ce
sujet particulièrement éloquent. Pour moi, ces événements m’ont fait
prendre conscience de l’importance de la question de l’enseignement
universitaire et de ses relations avec la recherche, et j’ai fait
partie d’une commission de travail à la faculté des sciences d’Orsay,
chargée de mettre au point des projets de structure (nos conclusions
tendant à une distinction assez nette entre le métier d’enseignant et
celui de chercheur ont été d’ailleurs battues en brèche avec une rare
unanimité par les assistants et les professeurs, et les rares étudiants
qui se sont mêlés aux débats). Cependant, n’étant pas enseignant, ma
vie professionnelle n’a été en rien modifiée par le grand brassage
idéologique de Mai 68.
Néanmoins, depuis environ une année, j’ai commencé à prendre conscience
progressivement de l’urgence d’un certain nombre de problèmes, et
depuis fin juillet 1970 je consacre la plus grande partie de mon temps
en militant pour le mouvement Survivre, fondé en juillet à Montréal.
Son but est la lutte pour la survie de l’espèce humaine, et même de la
vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé
par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et
par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des
conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et
des industries d’armement. Les questions soulevées dans le petit tract
qui a annoncé la réunion d’aujourd’hui font partie de la sphère
d’intérêt de Survivre, car elles nous semblent liées de façon
essentielle à la question de notre survie. On m’a suggéré de raconter
ici comment s’est faite la prise de conscience qui a abouti à un
bouleversement important de ma vie professionnelle et de la nature de
mes activités.
Pour ceci, je devrais préciser que, dans mes relations avec la plupart
de mes collègues mathématiciens, il y avait un certain malaise. Il
provenait de la légèreté avec laquelle ils acceptaient des contrats
avec l’armée (américaine le plus souvent), ou acceptaient de participer
à des rencontres scientifiques financées par des fonds militaires. En
fait, à ma connaissance, aucun des collègues que je fréquentais ne
participait à des recherches de nature militaire, soit qu’ils jugent
une telle participation comme répréhensible, soit que leur intérêt
exclusif pour la recherche pure les rende indifférents aux avantages et
au prestige qui est attaché à la recherche militaire. Ainsi, la
collaboration des collègues que je connais avec l’armée leur fournit un
surplus de ressources ou des commodités de travail supplémentaires,
sans contrepartie apparente sauf la caution implicite qu’ils donnent à
l’armée.
Cela ne les empêche d’ailleurs pas de professer des idées « de gauche »
ou de s’indigner des guerres coloniales (Indochine, Algérie, Viêt-Nam)
menées par cette même armée dont ils recueillent volontiers la manne
bienfaisante. Ils donnent généralement cette attitude comme
justification de leur collaboration avec l’armée puisque, d’après eux,
cette collaboration « ne limitait en rien » leur indépendance par
rapport à l’armée, ni leur liberté d’opinion. Ils se refusent à voir
qu’elle contribue à donner une auréole de respectabilité et de
libéralisme à cet appareil d’asservissement, de destruction et
d’avilissement de l’homme qu’est l’armée.
Il y avait là une contradiction qui me choquait. Cependant, habitué
depuis mon enfance aux difficultés qu’il y a à convaincre autrui sur
des questions morales qui me semblent évidentes, j’avais le tort
d’éviter les discussions sur cette question importante et je me
cantonnais dans le domaine des problèmes purement mathématiques, qui
ont ce grand avantage de faire aisément l’accord des esprits.
Cette situation a continué jusqu’au mois de décembre 1969, où j’appris
fortuitement que l’IHES était depuis trois ans financé partiellement
par des fonds militaires. Ces subventions d’ailleurs n’étaient
assorties d’aucune condition ou entrave dans le fonctionnement
scientifique de l’IHES ; et elles n’avaient pas été portées à la
connaissance des professeurs par la direction – ce qui explique mon
ignorance à leur sujet pendant si longtemps. Je réalise maintenant
qu’il y avait eu négligence de ma part, et que vu ma ferme
détermination à ne pas travailler dans une institution subventionnée
pas l’armée il m’appartenait de me tenir informé sur les sources de
financement de l’institution où je travaillais.
Quoi qu’il en soit, je fis aussitôt mon possible pour obtenir la
suppression des subventions militaires de l’IHES. De mes quatre
collègues, deux étaient en principe favorables au maintien de ces
subventions, un autre était indifférent, un autre hésitant sur la
question de principe.
Tout compte fait, tous quatre auraient préféré la suppression des
subventions militaires plutôt que mon départ. Ils firent même une
démarche en ce sens auprès du directeur de l’IHES, contredites peu
après par des démarches contraires de deux de ces collègues. Aucun
d’eux n’était disposé à appuyer à fond mon action, ce qui aurait
certainement suffi à obtenir gain de cause. Il est inutile d’entrer ici
dans le détail des péripéties qui ont abouti à me convaincre qu’il
était impossible d’obtenir une quelconque garantie que l’IHES ne serait
pas subventionné par des fonds militaires à l’avenir. Cela m’a conduit
à quitter cet institut au mois de septembre 1970. Pour l’année
académique 1970-1971, je suis professeur associé au Collège de France.
Après quelques semaines d’amertume et de déception, j’ai réalisé qu’il
est préférable pour moi que l’issue ait été telle que je l’ai décrite.
En effet, lorsqu’il semblait à un moment donné que la situation «
allait s’arranger », je me disposais déjà à retourner entièrement à des
efforts purement scientifiques. C’est de m’être vu dans une situation
où j’ai dû abandonner une institution dans laquelle j’avais donné le
meilleur de mon œuvre mathématique (et dont j’avais été le premier,
avec J. Dieudonné, à fonder la réputation scientifique) qui m’a donné
un choc d’une force suffisante pour m’arracher à mes intérêts purement
spéculatifs et scientifiques, et pour m’obliger, après des discussions
avec de nombreux collègues, à prendre conscience du principal problème
de notre temps, celui de la survie, dont l’armée et les armements ne
sont qu’un des nombreux aspects. Ce dernier m’apparaît encore comme le
plus flagrant du point de vue moral, mais non comme le plus fondamental
pour l’analyse objective des mécanismes qui sont en train d’entraîner
l’humanité vers sa propre destruction. |