Je suis très
content d’avoir l’occasion de parler au CERN. Pour beaucoup de personnes, dont
j’étais, le CERN est une des quelques citadelles, si l’on peut dire, d’une
certaine science, en fait d’une science de pointe : la recherche nucléaire.
On m’a détrompé. Il paraît qu’au CERN — le Centre Européen de
Recherches Nucléaires —, on ne fait pas de recherches nucléaires.
Quoi qu’il en soit, je crois que dans l’esprit de beaucoup de gens, le CERN en
fait.
La recherche
nucléaire est indissolublement associée, pour beaucoup de gens également, à la
recherche militaire, aux bombes A et H et, aussi, à une chose dont les
inconvénients commencent seulement à apparaître : la prolifération des
centrales nucléaires. En fait, l’inquiétude qu’a provoquée depuis la fin de la
dernière guerre mondiale la recherche nucléaire s’est un peu effacée à mesure
que l’explosion de la bombe A sur Hiroshima et Nagasaki s’éloignait dans
le passé. Bien entendu, il y a eu l’accumulation d’armes destructives du
type A et H qui maintenait pas mal de personnes dans l’inquiétude. Un
phénomène plus récent, c’est la prolifération des centrales nucléaires qui
prétend répondre aux besoins croissants en énergie de la société industrielle.
Or, on s’est aperçu que cette prolifération avait un certain nombre
d’inconvénients, pour employer un euphémisme, « extrêmement sérieux »
et que cela posait des problèmes très graves.
Qu’une
recherche de pointe soit associée à une véritable menace à la survie de
l’humanité, une menace même à la vie tout court sur la planète, ce n’est pas
une situation exceptionnelle, c’est une situation qui est de règle. Depuis un ou deux ans que je commence à me poser des
questions à ce sujet, je me suis aperçu que, finalement, dans chacune des
grandes questions qui actuellement menacent la survie de l’espèce humaine, ces
questions ne se poseraient pas sous la forme actuelle, la menace à la survie ne
se poserait pas si l’état de notre science était celle de l’an 1900, par
exemple. Je ne veux pas dire par là que la seule cause de tous ces maux, de
tous ces dangers, ce soit la science. Il y a bien entendu une conjonction de
plusieurs choses ; mais la science, l’état actuel de la recherche
scientifique, joue certainement un rôle important.
Tout
d’abord, je pourrais peut-être dire quelques mots personnels. Je suis un
mathématicien. J’ai consacré la plus grande partie de mon existence à faire de
la recherche mathématique. En ce qui concerne la recherche mathématique, celle
que j’ai faite et celle qu’ont faite les collègues avec lesquels j’ai été en
contact, elle me semblait très éloignée de toute espèce d’application pratique.
Pour cette raison, je me suis senti pendant longtemps particulièrement peu
enclin à me poser des questions sur les tenants et les aboutissants, en
particulier sur l’impact social, de cette recherche scientifique. Ce n’est qu’à
une date assez récente, depuis deux ans, que j’ai commencé comme cela,
progressivement, à me poser des questions à ce sujet.
Je suis arrivé
ainsi à une position où, depuis un an et demi en fait, j’ai abandonné toute
espèce de recherche scientifique. À l’avenir, je n’en ferai que le strict
nécessaire pour pouvoir subvenir à mes besoins puisque, jusqu’à preuve du
contraire, je n’ai pas d’autre métier que mathématicien. Je sais bien que je ne
suis pas le seul à m’être posé ce genre de question. Depuis une année ou deux,
et même depuis les derniers mois, de plus en plus de personnes se posent des
questions clés à ce sujet. Je suis tout à fait persuadé qu’au CERN également
beaucoup de scientifiques et de techniciens commencent à se les poser. En fait,
j’en ai rencontré. En outre, moi-même et d’autres connaissons des personnes, au
CERN par exemple, qui se font des idées « extrêmement sérieuses » au
sujet des applications dites pacifiques de l’énergie nucléaire, mais qui
n’osent pas les exprimer publiquement de crainte de perdre leur place. Bien entendu,
il ne s’agit pas d’une atmosphère qui serait spéciale au CERN. Je crois que
c’est une atmosphère qui prévaut dans la plupart des organismes universitaires
ou de recherche, en France, en Europe, et même, dans une certaine mesure, aux
États-Unis où les personnes qui prennent le risque d’exprimer ouvertement leurs
réserves, même sur un terrain strictement scientifique, sur certains
développements scientifiques, sont quand même une infime minorité.
Ainsi, depuis
un an ou deux, je me pose des questions. Je ne les pose pas seulement à
moi-même. Je les pose aussi à des collègues et, tout particulièrement depuis
plusieurs mois, six mois peut-être, je profite de toutes les occasions pour
rencontrer des scientifiques, que ce soit dans les discussions publiques comme
celle-ci ou en privé, pour soulever ces questions. En particulier :
« Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? »
Une question qui est pratiquement la même peut-être, à longue échéance du
moins, que la question : « Allons-nous continuer la recherche
scientifique ? »
La chose
extraordinaire est de voir à quel point mes collègues sont incapables de
répondre à cette question. En fait, pour la plupart d’entre eux, cette question
est simplement si étrange, si extraordinaire, qu’ils se refusent même de
l’envisager. En tout cas, ils hésitent énormément à donner une réponse, quelle
qu’elle soit. Lorsqu’on parvient à
arracher une réponse dans les discussions publiques ou privées, ce qu’on entend
généralement c’est, par ordre de fréquence des réponses : « La
recherche scientifique ? J’en fais parce que ça me fait bien plaisir,
parce que j’y trouve certaines satisfactions intellectuelles. »
Parfois, les gens disent : « Je fais de la recherche scientifique
parce qu’il faut bien vivre, parce que je suis payé pour cela. »
En
ce qui concerne la première motivation, je peux dire que c’était ma motivation
principale pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la recherche
scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posais guère de questions
au-delà. En fait, si cela me faisait plaisir, c’était en grande partie parce
que le consensus social me disait que c’était une activité noble, positive, une
activité qui valait la peine d’être entreprise ; sans du tout, d’ailleurs,
détailler en quoi elle était positive, noble, etc. Évidemment, l’expérience
directe me disait que, avec mes collègues, nous construisions quelque chose, un
certain édifice. Il y avait un sentiment de progression qui donnait une
certaine sensation d’achèvement… de plénitude disons, et, en même temps,
une certaine fascination dans les problèmes qui se posaient.
Mais tout
ceci, finalement, ne répond pas à la question : « À quoi
sert socialement la recherche scientifique ? » Parce que, si elle
n’avait comme but que de procurer du plaisir, disons, à une poignée de
mathématiciens ou d’autres scientifiques, sans doute la société hésiterait à y
investir des fonds considérables — en mathématiques ils ne sont
pas très considérables, mais dans les autres sciences, ils peuvent l’être. La
société hésiterait aussi sans doute à payer tribut à ce type d’activité ;
tandis qu’elle est assez muette sur des activités qui demandent peut-être
autant d’efforts, mais d’un autre type, comme de jouer aux billes ou des choses
de ce goût-là. On peut développer à l’extrême certaines facilités, certaines
facultés techniques, qu’elles soient intellectuelles, manuelles ou autres, mais
pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique ? C’est
une question qui mérite d’être posée.
En parlant avec beaucoup de mes
collègues, je me suis aperçu au cours de l’année dernière qu’en fait cette
satisfaction que les scientifiques sont censés retirer de l’exercice de leur
profession chérie, c’est un plaisir… qui n’est pas un plaisir pour tout le
monde ! Je me suis aperçu avec stupéfaction que pour la plupart des
scientifiques, la recherche scientifique était ressentie comme une contrainte,
comme une servitude. Faire de la recherche scientifique, c’est une question de
vie ou de mort en tant que membre considéré de la communauté scientifique. La
recherche scientifique est un impératif pour obtenir un emploi, lorsqu’on s’est
engagé dans cette voie sans savoir d’ailleurs très bien à quoi elle
correspondait. Une fois qu’on a son boulot, c’est un impératif pour arriver à
monter en grade. Une fois qu’on est monté en grade, à supposer même qu’on soit
arrivé au grade supérieur, c’est un impératif pour être considéré comme étant
dans la course. On s’attend à ce que vous produisiez.
La production
scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la
civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Dans tout
ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche
passe entièrement au second plan. Il s’agit de produire un certain nombre de « papiers ».
Dans les cas extrêmes, on va jusqu’à mesurer la productivité des scientifiques
au nombre de pages publiées. Dans ces conditions, pour un grand nombre de
scientifiques, certainement pour l’écrasante majorité, à l’exception véritablement
de quelques-uns qui ont la chance d’avoir, disons, un don exceptionnel ou
d’être dans une position sociale et une disposition d’esprit qui leur
permettent de s’affranchir de ces sentiments de contrainte, pour la plupart la
recherche scientifique est une véritable contrainte qui tue le plaisir que l’on
peut avoir à l’effectuer.
C’est une chose que j’ai
découverte avec stupéfaction parce qu’on n’en parle pas. Entre mes élèves et
moi, je pensais qu’il y avait des relations spontanées et égalitaires. En fait,
c’est une illusion dans laquelle j’étais enfermé ; sans même que je m’en
aperçoive, il y avait une véritable relation hiérarchique. Les mathématiciens
qui étaient mes élèves ou qui se considéraient comme moins bien situés que moi
et qui ressentaient, disons, une aliénation dans leur travail n’auraient
absolument pas eu l’idée de m’en parler avant que, de mon propre mouvement, je
quitte le ghetto scientifique dans lequel j’étais enfermé et que j’essaie de
parler avec des gens qui n’étaient pas de mon milieu ; ce milieu de
savants ésotériques qui faisaient de la haute mathématique.
Pour illustrer
ce point, j’aimerais donner ici un exemple très concret. Je suis allé, il y a
deux semaines, faire un tour en Bretagne. J’ai eu l’occasion, entre autres, de
passer à Nantes où j’ai vu des amis, où j’ai parlé dans une Maison des Jeunes
et de la Culture (MJC) sur le genre de problèmes que nous abordons aujourd’hui.
J’y étais le lundi. Comme les collègues de l’université de Nantes étaient
avertis de ma venue, ils avaient demandé in extremis que je vienne, le
lendemain après-midi, pour faire une causerie sur des sujets mathématiques avec
eux. Or il s’est trouvé que, le jour même de ma venue, un des mathématiciens de
Nantes, M. Molinaro, s’est suicidé. Donc, à cause de cet incident
malheureux, la causerie mathématique qui était prévue a été annulée. Au lieu de
ceci, j’ai alors contacté un certain nombre de collègues pour demander s’il
était possible que l’on se réunisse pour parler un peu de la vie mathématique à
l’intérieur du département de mathématiques à l’université et pour parler
également un peu de ce suicide. Il y a eu une séance extrêmement révélatrice du
malaise général, cet après-midi-là à Nantes, où manifestement tout le monde
présent — avec une exception je dirais — sentait
bien clairement que ce suicide était lié de très près au genre de choses que,
précisément, on discutait la veille au soir à la MJC.
En fait, je
donnerai peut-être un ou deux détails. Il s’est trouvé que Molinaro avait deux
thésards auxquels il faisait faire des thèses de troisième cycle — je
crois que ce n’étaient pas des thèses d’État. Or, ces thèses furent considérées
comme n’étant pas de valeur scientifique suffisante. Elles furent jugées très
sévèrement par Dieudonné qui est un bon collègue à moi et avec lequel j’ai
écrit un gros traité de géométrie algébrique. Je le connais donc très bien,
c’est un homme qui a un jugement scientifique très sûr, qui est très exigeant
sur la qualité d’un travail scientifique. Ainsi, alors que ces thèses étaient
discutées par la commission pour l’inscription sur la liste d’aptitude aux
fonctions de l’enseignement supérieur, il les a saquées et l’inscription a été
refusée. Ceci, bien entendu, a été ressenti comme une sorte d’affront personnel
par Molinaro qui avait déjà eu des difficultés auparavant et il s’est suicidé
sur ces circonstances. En fait, j’ai eu un ami mathématicien, qui s’appelait
Terenhöfel, qui s’est également suicidé. Je connais un certain nombre de
mathématiciens — je parle surtout ici de mathématiciens puisque
c’est le milieu que j’ai le mieux connu — qui sont devenus fous.
Je ne pense
pas que cela soit une chose propre aux mathématiques. Je pense que le genre,
disons, d’atmosphère qui prévaut dans le monde scientifique, qu’il soit
mathématique ou non, une sorte d’atmosphère à l’air extrêmement raréfié, et la
pression qui s’exerce sur les chercheurs sont pour beaucoup dans l’évolution de
ces cas malheureux.
Ceci
concernant le plaisir que nous prenons à faire de la recherche scientifique. Je
crois qu’il peut y avoir plaisir, mais je suis arrivé à la conclusion que le
plaisir des uns, le plaisir des gens haut placés, le plaisir des brillants, se
fait aux dépens d’une répression véritable vis-à-vis du scientifique moyen.
Un autre
aspect de ce problème qui dépasse les limites de la communauté scientifique, de
l’ensemble des scientifiques, c’est le fait que ces hautes voltiges de la
pensée humaine se font aux dépens de l’ensemble de la population qui est
dépossédée de tout savoir. En ce sens que, dans l’idéologie dominante de notre
société, le seul savoir véritable est le savoir scientifique, la connaissance
scientifique, qui est l’apanage sur la planète de quelques millions de
personnes, peut-être une personne sur mille. Tous les autres sont censés
« ne pas connaître » et, en fait, quand on parle avec eux, ils
ont bien l’impression de « ne pas connaître ». Ceux qui
connaissent sont ceux qui sont là-haut, dans les hautes sciences : les
mathématiciens, les scientifiques, les très calés, etc.
Donc, je pense
qu’il y a pas mal de commentaires critiques à faire sur ce plaisir que nous
retourne la science et sur ses à-côtés. Ce plaisir est une sorte de
justification idéologique d’un certain cours que la société humaine est en
train de prendre et, à ce titre, je pense même que la science la plus
désintéressée qui se fait dans le contexte actuel, et même la plus éloignée de
l’application pratique, a un impact extrêmement négatif.
C’est
pour cette raison que, personnellement, je m’abstiens actuellement, dans toute
la mesure du possible, de participer à ce genre d’activités. Je voudrais
préciser la raison pour laquelle au début j’ai interrompu mon activité de
recherche : c’était parce que je me rendais compte qu’il y avait des
problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça me
semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche
scientifique pure.
Au moment où
j’ai pris cette décision, je pensais consacrer plusieurs années à faire de la
recherche, à acquérir certaines connaissances de base en biologie, avec l’idée
d’appliquer et de développer des techniques mathématiques, des méthodes
mathématiques, pour traiter des problèmes de biologie. C’est une chose
absolument fascinante pour moi et, néanmoins, à partir du moment où des amis et
moi avons démarré un groupe qui s’appelle Survivre, pour précisément nous
occuper des questions de la survie, à partir de ce moment, du jour au
lendemain, l’intérêt pour une recherche scientifique désintéressée s’est
complètement évanoui pour moi et je n’ai jamais eu une minute de regrets
depuis.
Il reste la
deuxième motivation : la science, l’activité scientifique, nous permet
d’avoir un salaire, nous permet de vivre. C’est en fait la motivation
principale pour la plupart des scientifiques, d’après les conversations que
j’ai pu avoir avec un grand nombre d’entre eux. Il y aurait aussi pas mal de
choses à dire sur ce sujet. En particulier, pour les jeunes qui s’engagent
actuellement dans la carrière scientifique, ceux qui font des études de
sciences en s’imaginant qu’ils vont trouver un métier tout prêt qui leur
procurera la sécurité. Je crois qu’il est généralement assez bien connu qu’il y
a là une grande illusion.
À force de
produire des gens hautement qualifiés, on en a produit vraiment de trop depuis
le grand boom dans la production de jeunes savants, depuis le Spoutnik il y a
une quinzaine d’années, et il y a de plus en plus de chômage dans les carrières
scientifiques. C’est un problème qui se pose de façon de plus en plus aiguë
pour un nombre croissant de jeunes, surtout de jeunes scientifiques. Aux
États-Unis, on doit fabriquer chaque année quelque chose comme 1 000 ou
1 500 thèses rien qu’en mathématiques et le nombre de débouchés est à peu
près de l’ordre du tiers de cela.
D’autre part,
il n’en reste pas moins que lorsque la science nous permet d’avoir un salaire
et de subvenir à nos besoins, les liens entre notre travail et la satisfaction
de nos besoins sont pratiquement tranchés, ce sont des liens extrêmement
abstraits. Le lien est pratiquement formé par le salaire, mais nos besoins ne
sont pas directement reliés à l’activité que nous exerçons. En fait, c’est cela
la chose remarquable, quand on pose la question : « À quoi sert
socialement la science ? », pratiquement personne n’est capable de
répondre. Les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir
directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que
nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite entre nous-mêmes et notre
travail.
Ce n’est pas
un phénomène qui soit propre à l’activité scientifique, je pense que c’est une
situation propre à presque toutes les activités professionnelles à l’intérieur
de la civilisation industrielle. C’est un des très grands vices de cette
civilisation industrielle.
En ce qui
concerne les mathématiques plus particulièrement, depuis quelques mois,
j’essaie vraiment de découvrir une façon dont la recherche mathématique, celle
qui s’est faite depuis quelques siècles — je ne parle pas
nécessairement de la recherche mathématique la plus récente, celle dans
laquelle j’étais encore impliqué moi-même à une date assez récente —,
pourrait servir du point de vue de la satisfaction de nos besoins. J’en ai
parlé avec toutes sortes de mathématiciens depuis trois mois. Personne n’a été
capable de me donner une réponse. Dans des auditoires comme celui-ci ou des
groupes de collègues plus petits, personne ne sait.
Je ne
dirais pas qu’aucune de ces connaissances ne soit capable, d’une façon ou d’une
autre, de s’appliquer pour nous rendre heureux, pour nous permettre un meilleur
épanouissement, pour satisfaire certains désirs véritables, mais jusqu’à
maintenant je ne l’ai pas trouvé. Si je l’avais trouvée, j’aurais été beaucoup
plus heureux, beaucoup plus content à certains égards, du moins jusqu’à une
date récente. Après tout, je suis mathématicien moi-même et cela m’aurait fait
plaisir de savoir que mes connaissances mathématiques pouvaient servir à
quelque chose de socialement positif. Or, depuis deux ans que j’essaie de
comprendre un petit peu le cours que la société est en train de prendre, les
possibilités que nous avons pour agir favorablement sur ce cours, en
particulier les possibilités que nous avons pour permettre la survie de
l’espèce humaine et pour permettre une évolution de la vie qui soit digne
d’être vécue, que la survie en vaille la peine, mes connaissances de
scientifique ne m’ont pas servi une seule fois.
Le seul point
sur lequel ma formation de mathématicien m’ait servi, ce n’est pas tellement
par ma formation de mathématicien en tant que telle ni mon nom de
mathématicien, c’était que, puisque j’étais un mathématicien connu, j’avais la
possibilité de me faire inviter par pas mal d’universités un peu partout. Ceci
m’a donné la possibilité de parler avec beaucoup de collègues, d’étudiants, de
gens un peu partout. Cela s’est produit pour la première fois au printemps
dernier où j’ai fait un tour au Canada et aux États-Unis. En l’espace de trois
semaines, j’ai visité une vingtaine de campus. J’ai retiré un bénéfice énorme
de ces contacts ; mes idées, ma vision des choses ont énormément évolué
depuis ce moment-là. Mais c’est donc de façon tout à fait incidente que ma
qualité de mathématicien m’a servi ; en tout cas, mes connaissances de
mathématiciens n’y étaient vraiment pour rien.
Je pourrais
ajouter que j’ai pris l’habitude, depuis le printemps dernier, lorsque je
reçois une invitation pour faire des exposés mathématiques quelque part, et
lorsque je l’accepte, c’est en explicitant que cela ne m’intéresse que dans la
mesure où un tel exposé me donne l’occasion de débattre de problèmes plus
importants, tels que celui dont on est en train de parler maintenant ici. En
général, cela me donne aussi l’occasion de parler avec des non-mathématiciens,
avec des scientifiques des autres disciplines et également avec des
non-scientifiques. C’est pourquoi je demande à mes collègues mathématiciens
qu’au moins une personne du département s’occupe de l’organisation de tels
débats. Cela a été le cas, par exemple, pour toutes les conférences que j’ai faites
au Canada et aux États-Unis. Jusqu’à maintenant, personne n’a refusé une seule
fois cette proposition d’organiser des débats non techniques, non purement
mathématiques, en marge de l’invitation mathématique au sens traditionnel.
D’ailleurs, depuis ce moment-là, j’ai également modifié un peu ma pratique en
introduisant également des commentaires, disons, préliminaires, dans les
exposés mathématiques eux-mêmes pour qu’il n’y ait pas une coupure trop nette
entre la partie mathématique de mon séjour et l’autre.
Donc, non
seulement j’annonce le débat public plus général qui a lieu ensuite, mais
également je prends mes distances vis-à-vis de la pratique même d’inviter des
conférenciers étrangers pour accomplir un certain rituel – à savoir,
faire une conférence de haute volée sur un grand sujet ésotérique devant un
public de cinquante ou cent personnes dont peut-être deux ou trois peuvent
péniblement y comprendre quelque chose, tandis que les autres se sentent
véritablement humiliés parce que, effectivement, ils sentent une contrainte
sociale posée sur eux pour y aller.
La première
fois que j’ai posé la question clairement, c’était à Toulouse, il y a quelques
mois, et j’ai senti effectivement une espèce de soulagement du fait que ces
choses-là soient une fois dites. Pour la première fois depuis que je faisais ce
genre de conférence, spontanément, sans que rien n’ait été entendu à l’avance,
après la conférence mathématique qui était effectivement très ésotérique et
qui, en elle-même, était très pénible et pesante — j’ai eu à
m’excuser plusieurs fois au cours de la conférence parce que, vraiment, c’était
assez intolérable — ; eh bien, immédiatement après, s’est
instaurée une discussion extrêmement intéressante et précisément sur le
thème : « À quoi sert ce genre de mathématiques ? »
et : « À quoi sert ce genre de rituel qui consiste à faire des
conférences devant des gens qui ne s’y intéressent rigoureusement pas ? »
Mon intention n’était pas de faire une sorte de théorie de l’antiscience.
Je vois bien que j’ai à peine effleuré quelques-uns des problèmes qui sont liés
à la question « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »,
même parmi ceux qui étaient indiqués sur ce tract dont j’ai vu une copie. Par
exemple, sur les possibilités de développer une pratique scientifique
entièrement différente de la pratique scientifique actuelle et sur une critique
plus détaillée de cette pratique.
J’ai parlé plutôt en termes assez
concrets de mon expérience personnelle, de ce qui m’a été transmis directement
par d’autres, pendant une demi-heure. C’est probablement suffisant ;
peut-être sera-t-il préférable que d’autres points soient traités un peu plus
en profondeur au cours d’une discussion générale. Je voudrais simplement
indiquer, avant de terminer mon petit laïus introductif, que j’ai ramené ici
quelques exemplaires d’un journal que nous éditons qui s’appelle
« Survivre… et Vivre ». Il s’agit du groupe dont j’ai parlé au début
et qui a changé de nom depuis quelques mois. Au lieu de Survivre, après
un certain changement d’optique assez important, assez caractéristique, il est
devenu Survivre et
Vivre.
Au
début, nous avions démarré sous la hantise d’une possible fin du monde où
l’impératif essentiel, pour nous, était l’impératif de la survie. Depuis lors,
par un cheminement parallèle chez beaucoup d’entre nous et d’autres ailleurs
hors du groupe, nous sommes parvenus à une autre conclusion. Au début, nous
étions si l’on peut dire overwhelmed [NDLR : submergé], écrasés, par la multiplicité des
problèmes extrêmement enchevêtrés, de telle façon qu’il semblait impossible de
toucher à aucun d’eux sans, en même temps, amener tous les autres. Finalement,
on se serait laissés aller à une sorte de désespoir, de pessimisme noir, si on
n’avait pas fait le changement d’optique suivant : à l’intérieur du système
de référence habituel où nous vivons, à l’intérieur du type de civilisation
donné, appelons-la civilisation occidentale ou civilisation industrielle, il
n’y a pas de solution possible ; l’imbrication des problèmes économiques,
politiques, idéologiques et scientifiques, si vous voulez, est telle qu’il n’y
a pas d’issues possibles.
Au début, nous
pensions qu’avec des connaissances scientifiques, en les mettant à la
disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une
solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion.
Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de
connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle
proviendra d’un changement de civilisation. C’est en cela que consiste le
changement d’optique extrêmement important.
Pour nous, la
civilisation dominante, la civilisation industrielle, est condamnée à
disparaître en un temps relativement court, dans peut-être dix, vingt ou trente
ans… une ou deux générations, dans cet ordre de grandeur ; parce que les
problèmes que pose actuellement cette civilisation sont des problèmes
effectivement insolubles. Nous voyons maintenant notre rôle dans la direction
suivante : être nous-mêmes partie intégrante d’un processus de
transformations, de ferments de transformations d’un type de civilisation à un
autre, que nous pouvons commencer à développer dès maintenant. Dans ce sens, le
problème de la survie pour nous a été, si l’on peut dire, dépassé, il est
devenu celui du problème de la vie, de la transformation de notre vie dans
l’immédiat ; de telle façon qu’il s’agisse de modes de vie et de relations
humaines qui soient dignes d’être vécus et qui, d’autre part, soient viables à
longue échéance et puissent servir comme point de départ pour l’établissement
de civilisations post-industrielles, de cultures nouvelles.