Alexandre Grothendiek 

Allons-nous continuer la recherche scientifique ?


- Sciences critiques -

  
Mort en novembre 2014, Alexandre Grothendieck était considéré, par nombre de ses pairs, comme le plus grand mathématicien du XXème siècle. En janvier 1972, il s’interroge sur le sens de la recherche en sciences, sur les effets sur la société, la nature. Il adresse ses questionnements aux physiciens et techniciens du CERN, dans le discours qui suit.

* * *

Je suis très content d’avoir l’occasion de parler au CERN. Pour beaucoup de personnes, dont j’étais, le CERN est une des quelques citadelles, si l’on peut dire, d’une certaine science, en fait d’une science de pointe : la recherche nucléaire. On m’a détrompé. Il paraît qu’au CERN — le Centre Européen de Recherches Nucléaires —, on ne fait pas de recherches nucléaires. Quoi qu’il en soit, je crois que dans l’esprit de beaucoup de gens, le CERN en fait.

La recherche nucléaire est indissolublement associée, pour beaucoup de gens également, à la recherche militaire, aux bombes A et H et, aussi, à une chose dont les inconvénients commencent seulement à apparaître : la prolifération des centrales nucléaires. En fait, l’inquiétude qu’a provoquée depuis la fin de la dernière guerre mondiale la recherche nucléaire s’est un peu effacée à mesure que l’explosion de la bombe A sur Hiroshima et Nagasaki s’éloignait dans le passé. Bien entendu, il y a eu l’accumulation d’armes destructives du type A et H qui maintenait pas mal de personnes dans l’inquiétude. Un phénomène plus récent, c’est la prolifération des centrales nucléaires qui prétend répondre aux besoins croissants en énergie de la société industrielle. Or, on s’est aperçu que cette prolifération avait un certain nombre d’inconvénients, pour employer un euphémisme, « extrêmement sérieux » et que cela posait des problèmes très graves.

Qu’une recherche de pointe soit associée à une véritable menace à la survie de l’humanité, une menace même à la vie tout court sur la planète, ce n’est pas une situation exceptionnelle, c’est une situation qui est de règle. Depuis un ou deux ans que je commence à me poser des questions à ce sujet, je me suis aperçu que, finalement, dans chacune des grandes questions qui actuellement menacent la survie de l’espèce humaine, ces questions ne se poseraient pas sous la forme actuelle, la menace à la survie ne se poserait pas si l’état de notre science était celle de l’an 1900, par exemple. Je ne veux pas dire par là que la seule cause de tous ces maux, de tous ces dangers, ce soit la science. Il y a bien entendu une conjonction de plusieurs choses ; mais la science, l’état actuel de la recherche scientifique, joue certainement un rôle important.
 
Tout d’abord, je pourrais peut-être dire quelques mots personnels. Je suis un mathématicien. J’ai consacré la plus grande partie de mon existence à faire de la recherche mathématique. En ce qui concerne la recherche mathématique, celle que j’ai faite et celle qu’ont faite les collègues avec lesquels j’ai été en contact, elle me semblait très éloignée de toute espèce d’application pratique. Pour cette raison, je me suis senti pendant longtemps particulièrement peu enclin à me poser des questions sur les tenants et les aboutissants, en particulier sur l’impact social, de cette recherche scientifique. Ce n’est qu’à une date assez récente, depuis deux ans, que j’ai commencé comme cela, progressivement, à me poser des questions à ce sujet.

Je suis arrivé ainsi à une position où, depuis un an et demi en fait, j’ai abandonné toute espèce de recherche scientifique. À l’avenir, je n’en ferai que le strict nécessaire pour pouvoir subvenir à mes besoins puisque, jusqu’à preuve du contraire, je n’ai pas d’autre métier que mathématicien. Je sais bien que je ne suis pas le seul à m’être posé ce genre de question. Depuis une année ou deux, et même depuis les derniers mois, de plus en plus de personnes se posent des questions clés à ce sujet. Je suis tout à fait persuadé qu’au CERN également beaucoup de scientifiques et de techniciens commencent à se les poser. En fait, j’en ai rencontré. En outre, moi-même et d’autres connaissons des personnes, au CERN par exemple, qui se font des idées « extrêmement sérieuses » au sujet des applications dites pacifiques de l’énergie nucléaire, mais qui n’osent pas les exprimer publiquement de crainte de perdre leur place. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une atmosphère qui serait spéciale au CERN. Je crois que c’est une atmosphère qui prévaut dans la plupart des organismes universitaires ou de recherche, en France, en Europe, et même, dans une certaine mesure, aux États-Unis où les personnes qui prennent le risque d’exprimer ouvertement leurs réserves, même sur un terrain strictement scientifique, sur certains développements scientifiques, sont quand même une infime minorité.

Ainsi, depuis un an ou deux, je me pose des questions. Je ne les pose pas seulement à moi-même. Je les pose aussi à des collègues et, tout particulièrement depuis plusieurs mois, six mois peut-être, je profite de toutes les occasions pour rencontrer des scientifiques, que ce soit dans les discussions publiques comme celle-ci ou en privé, pour soulever ces questions. En particulier : « Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ?  » Une question qui est pratiquement la même peut-être, à longue échéance du moins, que la question : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »

La chose extraordinaire est de voir à quel point mes collègues sont incapables de répondre à cette question. En fait, pour la plupart d’entre eux, cette question est simplement si étrange, si extraordinaire, qu’ils se refusent même de l’envisager. En tout cas, ils hésitent énormément à donner une réponse, quelle qu’elle soit. Lorsqu’on parvient à arracher une réponse dans les discussions publiques ou privées, ce qu’on entend généralement c’est, par ordre de fréquence des réponses : « La recherche scientifique ? J’en fais parce que ça me fait bien plaisir, parce que j’y trouve certaines satisfactions intellectuelles. » Parfois, les gens disent : « Je fais de la recherche scientifique parce qu’il faut bien vivre, parce que je suis payé pour cela. »
 
En ce qui concerne la première motivation, je peux dire que c’était ma motivation principale pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la recherche scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posais guère de questions au-delà. En fait, si cela me faisait plaisir, c’était en grande partie parce que le consensus social me disait que c’était une activité noble, positive, une activité qui valait la peine d’être entreprise ; sans du tout, d’ailleurs, détailler en quoi elle était positive, noble, etc. Évidemment, l’expérience directe me disait que, avec mes collègues, nous construisions quelque chose, un certain édifice. Il y avait un sentiment de progression qui donnait une certaine sensation d’achèvement… de plénitude disons, et, en même temps, une certaine fascination dans les problèmes qui se posaient.

Mais tout ceci, finalement, ne répond pas à la question : «  À quoi sert socialement la recherche scientifique ? » Parce que, si elle n’avait comme but que de procurer du plaisir, disons, à une poignée de mathématiciens ou d’autres scientifiques, sans doute la société hésiterait à y investir des fonds considérables — en mathématiques ils ne sont pas très considérables, mais dans les autres sciences, ils peuvent l’être. La société hésiterait aussi sans doute à payer tribut à ce type d’activité ; tandis qu’elle est assez muette sur des activités qui demandent peut-être autant d’efforts, mais d’un autre type, comme de jouer aux billes ou des choses de ce goût-là. On peut développer à l’extrême certaines facilités, certaines facultés techniques, qu’elles soient intellectuelles, manuelles ou autres, mais pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique ? C’est une question qui mérite d’être posée.
 En parlant avec beaucoup de mes collègues, je me suis aperçu au cours de l’année dernière qu’en fait cette satisfaction que les scientifiques sont censés retirer de l’exercice de leur profession chérie, c’est un plaisir… qui n’est pas un plaisir pour tout le monde ! Je me suis aperçu avec stupéfaction que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique était ressentie comme une contrainte, comme une servitude. Faire de la recherche scientifique, c’est une question de vie ou de mort en tant que membre considéré de la communauté scientifique. La recherche scientifique est un impératif pour obtenir un emploi, lorsqu’on s’est engagé dans cette voie sans savoir d’ailleurs très bien à quoi elle correspondait. Une fois qu’on a son boulot, c’est un impératif pour arriver à monter en grade. Une fois qu’on est monté en grade, à supposer même qu’on soit arrivé au grade supérieur, c’est un impératif pour être considéré comme étant dans la course. On s’attend à ce que vous produisiez.

La production scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Dans tout ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche passe entièrement au second plan. Il s’agit de produire un certain nombre de « papiers ». Dans les cas extrêmes, on va jusqu’à mesurer la productivité des scientifiques au nombre de pages publiées. Dans ces conditions, pour un grand nombre de scientifiques, certainement pour l’écrasante majorité, à l’exception véritablement de quelques-uns qui ont la chance d’avoir, disons, un don exceptionnel ou d’être dans une position sociale et une disposition d’esprit qui leur permettent de s’affranchir de ces sentiments de contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une véritable contrainte qui tue le plaisir que l’on peut avoir à l’effectuer.
 
C’est une chose que j’ai découverte avec stupéfaction parce qu’on n’en parle pas. Entre mes élèves et moi, je pensais qu’il y avait des relations spontanées et égalitaires. En fait, c’est une illusion dans laquelle j’étais enfermé ; sans même que je m’en aperçoive, il y avait une véritable relation hiérarchique. Les mathématiciens qui étaient mes élèves ou qui se considéraient comme moins bien situés que moi et qui ressentaient, disons, une aliénation dans leur travail n’auraient absolument pas eu l’idée de m’en parler avant que, de mon propre mouvement, je quitte le ghetto scientifique dans lequel j’étais enfermé et que j’essaie de parler avec des gens qui n’étaient pas de mon milieu ; ce milieu de savants ésotériques qui faisaient de la haute mathématique.

Pour illustrer ce point, j’aimerais donner ici un exemple très concret. Je suis allé, il y a deux semaines, faire un tour en Bretagne. J’ai eu l’occasion, entre autres, de passer à Nantes où j’ai vu des amis, où j’ai parlé dans une Maison des Jeunes et de la Culture (MJC) sur le genre de problèmes que nous abordons aujourd’hui. J’y étais le lundi. Comme les collègues de l’université de Nantes étaient avertis de ma venue, ils avaient demandé in extremis que je vienne, le lendemain après-midi, pour faire une causerie sur des sujets mathématiques avec eux. Or il s’est trouvé que, le jour même de ma venue, un des mathématiciens de Nantes, M. Molinaro, s’est suicidé. Donc, à cause de cet incident malheureux, la causerie mathématique qui était prévue a été annulée. Au lieu de ceci, j’ai alors contacté un certain nombre de collègues pour demander s’il était possible que l’on se réunisse pour parler un peu de la vie mathématique à l’intérieur du département de mathématiques à l’université et pour parler également un peu de ce suicide. Il y a eu une séance extrêmement révélatrice du malaise général, cet après-midi-là à Nantes, où manifestement tout le monde présent — avec une exception je dirais — sentait bien clairement que ce suicide était lié de très près au genre de choses que, précisément, on discutait la veille au soir à la MJC.

En fait, je donnerai peut-être un ou deux détails. Il s’est trouvé que Molinaro avait deux thésards auxquels il faisait faire des thèses de troisième cycle — je crois que ce n’étaient pas des thèses d’État. Or, ces thèses furent considérées comme n’étant pas de valeur scientifique suffisante. Elles furent jugées très sévèrement par Dieudonné qui est un bon collègue à moi et avec lequel j’ai écrit un gros traité de géométrie algébrique. Je le connais donc très bien, c’est un homme qui a un jugement scientifique très sûr, qui est très exigeant sur la qualité d’un travail scientifique. Ainsi, alors que ces thèses étaient discutées par la commission pour l’inscription sur la liste d’aptitude aux fonctions de l’enseignement supérieur, il les a saquées et l’inscription a été refusée. Ceci, bien entendu, a été ressenti comme une sorte d’affront personnel par Molinaro qui avait déjà eu des difficultés auparavant et il s’est suicidé sur ces circonstances. En fait, j’ai eu un ami mathématicien, qui s’appelait Terenhöfel, qui s’est également suicidé. Je connais un certain nombre de mathématiciens — je parle surtout ici de mathématiciens puisque c’est le milieu que j’ai le mieux connu — qui sont devenus fous.

Je ne pense pas que cela soit une chose propre aux mathématiques. Je pense que le genre, disons, d’atmosphère qui prévaut dans le monde scientifique, qu’il soit mathématique ou non, une sorte d’atmosphère à l’air extrêmement raréfié, et la pression qui s’exerce sur les chercheurs sont pour beaucoup dans l’évolution de ces cas malheureux.

Ceci concernant le plaisir que nous prenons à faire de la recherche scientifique. Je crois qu’il peut y avoir plaisir, mais je suis arrivé à la conclusion que le plaisir des uns, le plaisir des gens haut placés, le plaisir des brillants, se fait aux dépens d’une répression véritable vis-à-vis du scientifique moyen.

Un autre aspect de ce problème qui dépasse les limites de la communauté scientifique, de l’ensemble des scientifiques, c’est le fait que ces hautes voltiges de la pensée humaine se font aux dépens de l’ensemble de la population qui est dépossédée de tout savoir. En ce sens que, dans l’idéologie dominante de notre société, le seul savoir véritable est le savoir scientifique, la connaissance scientifique, qui est l’apanage sur la planète de quelques millions de personnes, peut-être une personne sur mille. Tous les autres sont censés « ne pas connaître » et, en fait, quand on parle avec eux, ils ont bien l’impression de « ne pas connaître ». Ceux qui connaissent sont ceux qui sont là-haut, dans les hautes sciences : les mathématiciens, les scientifiques, les très calés, etc.

Donc, je pense qu’il y a pas mal de commentaires critiques à faire sur ce plaisir que nous retourne la science et sur ses à-côtés. Ce plaisir est une sorte de justification idéologique d’un certain cours que la société humaine est en train de prendre et, à ce titre, je pense même que la science la plus désintéressée qui se fait dans le contexte actuel, et même la plus éloignée de l’application pratique, a un impact extrêmement négatif.

 C’est pour cette raison que, personnellement, je m’abstiens actuellement, dans toute la mesure du possible, de participer à ce genre d’activités. Je voudrais préciser la raison pour laquelle au début j’ai interrompu mon activité de recherche : c’était parce que je me rendais compte qu’il y avait des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche scientifique pure.

Au moment où j’ai pris cette décision, je pensais consacrer plusieurs années à faire de la recherche, à acquérir certaines connaissances de base en biologie, avec l’idée d’appliquer et de développer des techniques mathématiques, des méthodes mathématiques, pour traiter des problèmes de biologie. C’est une chose absolument fascinante pour moi et, néanmoins, à partir du moment où des amis et moi avons démarré un groupe qui s’appelle Survivre, pour précisément nous occuper des questions de la survie, à partir de ce moment, du jour au lendemain, l’intérêt pour une recherche scientifique désintéressée s’est complètement évanoui pour moi et je n’ai jamais eu une minute de regrets depuis.

Il reste la deuxième motivation : la science, l’activité scientifique, nous permet d’avoir un salaire, nous permet de vivre. C’est en fait la motivation principale pour la plupart des scientifiques, d’après les conversations que j’ai pu avoir avec un grand nombre d’entre eux. Il y aurait aussi pas mal de choses à dire sur ce sujet. En particulier, pour les jeunes qui s’engagent actuellement dans la carrière scientifique, ceux qui font des études de sciences en s’imaginant qu’ils vont trouver un métier tout prêt qui leur procurera la sécurité. Je crois qu’il est généralement assez bien connu qu’il y a là une grande illusion.

À force de produire des gens hautement qualifiés, on en a produit vraiment de trop depuis le grand boom dans la production de jeunes savants, depuis le Spoutnik il y a une quinzaine d’années, et il y a de plus en plus de chômage dans les carrières scientifiques. C’est un problème qui se pose de façon de plus en plus aiguë pour un nombre croissant de jeunes, surtout de jeunes scientifiques. Aux États-Unis, on doit fabriquer chaque année quelque chose comme 1 000 ou 1 500 thèses rien qu’en mathématiques et le nombre de débouchés est à peu près de l’ordre du tiers de cela.

D’autre part, il n’en reste pas moins que lorsque la science nous permet d’avoir un salaire et de subvenir à nos besoins, les liens entre notre travail et la satisfaction de nos besoins sont pratiquement tranchés, ce sont des liens extrêmement abstraits. Le lien est pratiquement formé par le salaire, mais nos besoins ne sont pas directement reliés à l’activité que nous exerçons. En fait, c’est cela la chose remarquable, quand on pose la question : « À quoi sert socialement la science ? », pratiquement personne n’est capable de répondre. Les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite entre nous-mêmes et notre travail.

Ce n’est pas un phénomène qui soit propre à l’activité scientifique, je pense que c’est une situation propre à presque toutes les activités professionnelles à l’intérieur de la civilisation industrielle. C’est un des très grands vices de cette civilisation industrielle.

En ce qui concerne les mathématiques plus particulièrement, depuis quelques mois, j’essaie vraiment de découvrir une façon dont la recherche mathématique, celle qui s’est faite depuis quelques siècles — je ne parle pas nécessairement de la recherche mathématique la plus récente, celle dans laquelle j’étais encore impliqué moi-même à une date assez récente —, pourrait servir du point de vue de la satisfaction de nos besoins. J’en ai parlé avec toutes sortes de mathématiciens depuis trois mois. Personne n’a été capable de me donner une réponse. Dans des auditoires comme celui-ci ou des groupes de collègues plus petits, personne ne sait.
 
Je ne dirais pas qu’aucune de ces connaissances ne soit capable, d’une façon ou d’une autre, de s’appliquer pour nous rendre heureux, pour nous permettre un meilleur épanouissement, pour satisfaire certains désirs véritables, mais jusqu’à maintenant je ne l’ai pas trouvé. Si je l’avais trouvée, j’aurais été beaucoup plus heureux, beaucoup plus content à certains égards, du moins jusqu’à une date récente. Après tout, je suis mathématicien moi-même et cela m’aurait fait plaisir de savoir que mes connaissances mathématiques pouvaient servir à quelque chose de socialement positif. Or, depuis deux ans que j’essaie de comprendre un petit peu le cours que la société est en train de prendre, les possibilités que nous avons pour agir favorablement sur ce cours, en particulier les possibilités que nous avons pour permettre la survie de l’espèce humaine et pour permettre une évolution de la vie qui soit digne d’être vécue, que la survie en vaille la peine, mes connaissances de scientifique ne m’ont pas servi une seule fois.

Le seul point sur lequel ma formation de mathématicien m’ait servi, ce n’est pas tellement par ma formation de mathématicien en tant que telle ni mon nom de mathématicien, c’était que, puisque j’étais un mathématicien connu, j’avais la possibilité de me faire inviter par pas mal d’universités un peu partout. Ceci m’a donné la possibilité de parler avec beaucoup de collègues, d’étudiants, de gens un peu partout. Cela s’est produit pour la première fois au printemps dernier où j’ai fait un tour au Canada et aux États-Unis. En l’espace de trois semaines, j’ai visité une vingtaine de campus. J’ai retiré un bénéfice énorme de ces contacts ; mes idées, ma vision des choses ont énormément évolué depuis ce moment-là. Mais c’est donc de façon tout à fait incidente que ma qualité de mathématicien m’a servi ; en tout cas, mes connaissances de mathématiciens n’y étaient vraiment pour rien.

Je pourrais ajouter que j’ai pris l’habitude, depuis le printemps dernier, lorsque je reçois une invitation pour faire des exposés mathématiques quelque part, et lorsque je l’accepte, c’est en explicitant que cela ne m’intéresse que dans la mesure où un tel exposé me donne l’occasion de débattre de problèmes plus importants, tels que celui dont on est en train de parler maintenant ici. En général, cela me donne aussi l’occasion de parler avec des non-mathématiciens, avec des scientifiques des autres disciplines et également avec des non-scientifiques. C’est pourquoi je demande à mes collègues mathématiciens qu’au moins une personne du département s’occupe de l’organisation de tels débats. Cela a été le cas, par exemple, pour toutes les conférences que j’ai faites au Canada et aux États-Unis. Jusqu’à maintenant, personne n’a refusé une seule fois cette proposition d’organiser des débats non techniques, non purement mathématiques, en marge de l’invitation mathématique au sens traditionnel. D’ailleurs, depuis ce moment-là, j’ai également modifié un peu ma pratique en introduisant également des commentaires, disons, préliminaires, dans les exposés mathématiques eux-mêmes pour qu’il n’y ait pas une coupure trop nette entre la partie mathématique de mon séjour et l’autre.

Donc, non seulement j’annonce le débat public plus général qui a lieu ensuite, mais également je prends mes distances vis-à-vis de la pratique même d’inviter des conférenciers étrangers pour accomplir un certain rituel – à savoir, faire une conférence de haute volée sur un grand sujet ésotérique devant un public de cinquante ou cent personnes dont peut-être deux ou trois peuvent péniblement y comprendre quelque chose, tandis que les autres se sentent véritablement humiliés parce que, effectivement, ils sentent une contrainte sociale posée sur eux pour y aller.

La première fois que j’ai posé la question clairement, c’était à Toulouse, il y a quelques mois, et j’ai senti effectivement une espèce de soulagement du fait que ces choses-là soient une fois dites. Pour la première fois depuis que je faisais ce genre de conférence, spontanément, sans que rien n’ait été entendu à l’avance, après la conférence mathématique qui était effectivement très ésotérique et qui, en elle-même, était très pénible et pesante — j’ai eu à m’excuser plusieurs fois au cours de la conférence parce que, vraiment, c’était assez intolérable — ; eh bien, immédiatement après, s’est instaurée une discussion extrêmement intéressante et précisément sur le thème : « À quoi sert ce genre de mathématiques ? » et : « À quoi sert ce genre de rituel qui consiste à faire des conférences devant des gens qui ne s’y intéressent rigoureusement pas ? »

Mon intention n’était pas de faire une sorte de théorie de l’antiscience. Je vois bien que j’ai à peine effleuré quelques-uns des problèmes qui sont liés à la question « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », même parmi ceux qui étaient indiqués sur ce tract dont j’ai vu une copie. Par exemple, sur les possibilités de développer une pratique scientifique entièrement différente de la pratique scientifique actuelle et sur une critique plus détaillée de cette pratique.
 J’ai parlé plutôt en termes assez concrets de mon expérience personnelle, de ce qui m’a été transmis directement par d’autres, pendant une demi-heure. C’est probablement suffisant ; peut-être sera-t-il préférable que d’autres points soient traités un peu plus en profondeur au cours d’une discussion générale. Je voudrais simplement indiquer, avant de terminer mon petit laïus introductif, que j’ai ramené ici quelques exemplaires d’un journal que nous éditons qui s’appelle « Survivre… et Vivre ». Il s’agit du groupe dont j’ai parlé au début et qui a changé de nom depuis quelques mois. Au lieu de Survivre, après un certain changement d’optique assez important, assez caractéristique, il est devenu Survivre et Vivre.
 
Au début, nous avions démarré sous la hantise d’une possible fin du monde où l’impératif essentiel, pour nous, était l’impératif de la survie. Depuis lors, par un cheminement parallèle chez beaucoup d’entre nous et d’autres ailleurs hors du groupe, nous sommes parvenus à une autre conclusion. Au début, nous étions si l’on peut dire overwhelmed [NDLR : submergé], écrasés, par la multiplicité des problèmes extrêmement enchevêtrés, de telle façon qu’il semblait impossible de toucher à aucun d’eux sans, en même temps, amener tous les autres. Finalement, on se serait laissés aller à une sorte de désespoir, de pessimisme noir, si on n’avait pas fait le changement d’optique suivant : à l’intérieur du système de référence habituel où nous vivons, à l’intérieur du type de civilisation donné, appelons-la civilisation occidentale ou civilisation industrielle, il n’y a pas de solution possible ; l’imbrication des problèmes économiques, politiques, idéologiques et scientifiques, si vous voulez, est telle qu’il n’y a pas d’issues possibles.

Au début, nous pensions qu’avec des connaissances scientifiques, en les mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation. C’est en cela que consiste le changement d’optique extrêmement important.

Pour nous, la civilisation dominante, la civilisation industrielle, est condamnée à disparaître en un temps relativement court, dans peut-être dix, vingt ou trente ans… une ou deux générations, dans cet ordre de grandeur ; parce que les problèmes que pose actuellement cette civilisation sont des problèmes effectivement insolubles. Nous voyons maintenant notre rôle dans la direction suivante : être nous-mêmes partie intégrante d’un processus de transformations, de ferments de transformations d’un type de civilisation à un autre, que nous pouvons commencer à développer dès maintenant. Dans ce sens, le problème de la survie pour nous a été, si l’on peut dire, dépassé, il est devenu celui du problème de la vie, de la transformation de notre vie dans l’immédiat ; de telle façon qu’il s’agisse de modes de vie et de relations humaines qui soient dignes d’être vécus et qui, d’autre part, soient viables à longue échéance et puissent servir comme point de départ pour l’établissement de civilisations post-industrielles, de cultures nouvelles.