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Cher citoyen Cachin,
Je vous prie de signaler à vos lecteurs le récent livre de Michel Corday, Les Hauts Fourneaux,
qu’il importe de connaître. On y trouvera sur les origines de la
conduite de la guerre des idées que vous partagerez et qu’on connaît
encore trop mal en France ; on y verra notamment (ce dont nous avions
déjà tous deux quelque soupçon) que la guerre mondiale fut
essentiellement l’œuvre des hommes d’argent, que ce sont les hauts
industriels des différents États de l’Europe qui, tout d’abord, la
voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent. Ils en
firent leur état, mirent en jeu leur fortune, en tirèrent d'immenses
bénéfices et s’y livrèrent avec tant d’ardeur, qu’ils ruinèrent
l’Europe, se ruinèrent eux-même et disloquèrent le monde. Écoutez
Corday, sur le sujet qu’il traite avec toute la force de sa conviction
et toute la puissance de son talent.
“Ces hommes-là, ils ressemblent à leurs hauts fourneaux, à ces tours
féodales dressées face à face le long des frontières, et dont il faut
sans cesse, le jour, la nuit, emplir les entrailles dévorantes de
minerai, de charbon, afin que ruisselle au bas la coulée du métal. Eux
aussi, leur insatiable appétit exige qu'on jette au feu, sans relâche,
dans la paix, dans la guerre, et toutes les richesses du sol, et tous
les fruits du travail, et les hommes, oui, les hommes mêmes, par
troupeaux, par armées, tous précipités pêle-mêle dans la fournaise
béante, afin que s'amasse à leurs pieds les lingots, encore plus de
lingots, toujours plus de lingots… Oui, voilà bien leur emblème, leurs
armes parlantes, à leur image. Ce sont eux les vrais hauts fourneaux.”
Ainsi,
ceux qui moururent dans cette guerre ne surent pas pourquoi ils
mourraient. Ils en est de même dans toutes les guerres. Mais non pas au
même degré. Ceux qui tombèrent à Jemmapes ne se trompaient pas à ce
point sur la cause à laquelle ils se dévouaient. Cette fois,
l’ignorance des victimes est tragique. On croit mourir pour la patrie ;
on meurt pour des industriels. Ces maîtres de l’heure possédaient les
trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes : des usines,
des banques, des journaux. Michel Corday nous montre comment ils
usèrent de ces trois machines à broyer le monde. Il me donna,
notamment, l’explication d'un phénomène qui m’avait surpris non par
lui-même, mais par son excessive intensité, et dont l’histoire ne
m’avait pas fourni un semblable exemple : c’est comment la haine d'un
peuple, de tout un peuple, s’étendit en France avec une violence inouïe
et hors de toute proportion avec les haines soulevées dans ce même pays
par les guerre de la Révolution et de l’Empire. Je ne parle pas des
guerres de l’ancien régime qui ne faisaient pas haïr aux français les
peuples ennemis. Ce fut cette fois, chez nous, une haine qui ne
s’éteignit pas avec la paix, nous fit oublier nos propres intérêts et
perdre tout sens des réalités, sans même que nous sentions cette
passion qui nous possédait, sinon parfois pour la trouver trop faible.
Michel Corday montre très bien que cette haine a été forgée par les
grands journaux, qui restent coupables, encore à cette heure, d’un état
d’esprit qui conduit la France, avec l’Europe entière, à sa ruine
totale.
“L'esprit de vengeance et de haine, dit Michel Corday, est entretenu par les journaux.
Et cette orthodoxie farouche ne tolère pas la dissidence ni même la
tiédeur. Hors d’elle, innocente en a souffert mort et passion. Haïr un
peuple, mais c'est haïr les contraires, le bien et le mal, la beauté et
la laideur”.
Quelle
étrange manie ! Je ne sais pas trop si nous commençons à en guérir. Je
l’espère. Il le faut. Le livre de Michel Corday vient à temps pour nous
inspirer des idées salutaires. Puisse-t-il être entendu ! L’Europe
n'est pas faite d’États isolés, indépendants les uns des autres. Elle
forme un tout harmonieux. En détruire une partie, c’est offenser les
autres. Notre salut c'est d’être bons Européens. Hors de là, toute est
ruine et misère.
Salut et Fraternité
Anatole France
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