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Evoquer l’écologie, c’est comme parler du suffrage universel et du
repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous
les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le
triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième
temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent
irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et,
fondamentalement, rien ne change.
La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup
d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans
capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent
devienne une probabilité sérieuse. Alors mieux vaut, dès à présent, ne
pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape.
Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ;
mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il
cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue
inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes
les autres.
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que
voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes
écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui
abolit les contraintes du capitalisme et, par là même,
instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur
environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ?
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que
l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle
devienne inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi :
vaut-il la peine de survivre [comme se le demande Ivan Illich], dans « un
monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison
planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de
fabriquer des hommes adaptés à cette condition » ? (…)
Il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre
quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera
affecté et changé par les contraintes écologiques, que de croire que
celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.
Mais d’abord, qu’est-ce, en termes économiques, qu’une contrainte
écologique ? Prenez par exemple les gigantesques complexes chimiques de
la vallée du Rhin, à Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer) ou
Rotterdam (Akzo). Chaque complexe combine les facteurs suivants :
— des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui passaient
jusqu’ici pour gratuites parce qu’elles n’avaient pas à être
reproduites (remplacées) ;
— des moyens de production (machines, bâtiments), qui sont du
capital immobilisé, qui s’usent et dont il faut donc assurer le
remplacement (la reproduction), de préférence par des moyens plus
puissants et plus efficaces, donnant à la firme un avantage sur ses
concurrents ;
— de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à être
reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer les travailleurs).
En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs, au sein du
processus de production, a pour but dominant le maximum de profit
possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir, signifie
aussi : le maximum de puissance, donc d’investissements, de présence
sur le marché mondial). La recherche de ce but retentit profondément
sur la façon dont les différents facteurs sont combinés et sur l’importance relative qui est donnée à chacun d’eux.
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire pour que
le travail soit le plus plaisant, pour que l’usine ménage au mieux les
équilibres naturels et l’espace de vie des gens, pour que ses produits
servent les fins que se donnent les communautés humaines. (…)
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment, l’entassement
humain, la pollution de l’air et de l’eau ont atteint un degré tel que
l’industrie chimique, pour continuer de croître ou même seulement de
fonctionner, se voit obligée de filtrer ses fumées et ses effluents,
c’est-à-dire de reproduire des conditions et des ressources
qui, jusqu’ici, passaient pour « naturelles » et gratuites. Cette
nécessité de reproduire l’environnement va avoir des incidences
évidentes : il faut investir dans la dépollution, donc accroître la
masse des capitaux immobilisés ; il faut ensuite assurer
l’amortissement (la reproduction) des installations d’épuration ; et le
produit de celles-ci (la propreté relative de l’air et de l’eau) ne
peut être vendu avec profit.
Il y a, en somme, augmentation simultanée du poids du capital
investi (de la « composition organique »), du coût de reproduction de
celui-ci et des coûts de production, sans augmentation correspondante
des ventes. Par conséquent, de deux choses l’une : ou bien le taux de
profit baisse, ou bien le prix des produits augmente. La firme
cherchera évidemment à relever ses prix de vente. Mais elle ne s’en
tirera pas aussi facilement : toutes les autres firmes polluantes
(cimenteries, métallurgie, sidérurgie, etc.) chercheront, elles aussi,
à faire payer leurs produits plus cher par le consommateur final. La
prise en compte des exigences écologiques aura finalement cette
conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite que les salaires
réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se
passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les
ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises.
La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les
tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées. Et ce
recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système,
aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air,
des journées de travail plus courtes, etc.), aura des effets
entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens
de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des
privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront
relativement plus pauvres et les riches plus riches.
La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes
effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le
capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a
toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des
difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre
leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son
contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes
« optimales » de dépollution et de production, édicteront des
réglementations, étendront les domaines de « vie programmée » et le
champ d’activité des appareils de répression. (…)
Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable ? Sans doute. Mais
c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le capitalisme
est contraint de prendre en compte les coûts écologiques sans qu’une attaque politique,
lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise des opérations et
lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. Car les
partisans de la croissance ont raison sur un point au moins : dans le cadre
de l’actuelle société et de l’actuel modèle de consommation, fondés sur
l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance
ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation,
chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres. Dans le
cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter
ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les
biens disponibles.
Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation
inégalitaire, la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la
promesse — pourtant entièrement illusoire — qu’ils cesseront un jour
d’être « sous-privilégiés », et la non-croissance comme leur
condamnation à la médiocrité sans espoir. Aussi n’est-ce pas tant à la
croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle
entretient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés
sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant
les individus à vouloir, chacun, se hisser « au-dessus » des autres. La
devise de cette société pourrait être : Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as « mieux » que les autres.
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : Seul
est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit
ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus
heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il
n’y a pas de pauvres.
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