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De
plus en plus se répand l’idée que, pour lutter contre le sexisme et la
domination masculine, il faut introduire partout l’écriture inclusive,
c’est-à-dire écrire les noms et les adjectifs au pluriel avec les
marques grammaticales conjointes du masculin et du féminin. Je voudrais
qu’on réfléchisse sans préjugé au bien-fondé de cette pratique et à ses
effets.
Il semble au premier abord évident qu’en mentionnant systématiquement
les deux genres grammaticaux on évite d’exclure ou de discriminer l’un
des deux sexes. Cependant, par rapport à la pratique héritée qui
consiste à désigner par un seul terme au pluriel l’ensemble des
personnes qu’on vise, l’écriture inclusive introduit une dichotomie y
compris dans des groupes mixtes où la différence sexuelle n’est pas
pertinente. Considérée de ce point de vue, c’est la pratique héritée
qui est inclusive et l’opposition binaire qui est exclusive.
L’effet réel de l’écriture dite inclusive et des autres énoncés
dichotomiques, c’est qu’à tout instant on divise en deux l’humanité sur
la seule base du sexe biologique. Quand on écrit «.les lecteurs.trices.», «.les travaileur.euses.» ou «.es ami.e.s.», et de même quand on dit «.les lecteurs et les lectrices.», «.les travailleurs et les travailleuses.», «.les amis et les amies.»,
on rappelle constamment à chacun que, quoi qu’il fasse et qui qu’il
soit, il est marqué par sa catégorie sexuelle. Bien plus, on laisse
entendre que les activités de lire, de travailler ou d’aimer ne sont
pas les mêmes lorsqu’elles sont faites par un homme ou par une femme.
On charge sexuellement le langage pour parler de choses qui ne sont pas
sexuées mais qui sont communes à l’humanité, et de ce fait on introduit
dans l’humanité une coupure fondamentale, omniprésente, inéluctable. Le
procédé obtient dès lors l’inverse de son intention.:
il conforte l’idée réactionnaire selon laquelle un individu est
déterminé en tout premier lieu par son sexe, la différence sexuelle se
répercutant sur toutes les capacités, comportements et réalisations des
individus.
Le problème linguistique
Jusqu’à il y a peu, on n’avait aucun problème à désigner un groupe par
un pluriel grammaticalement masculin parce qu’on savait très bien que,
par défaut, ce pluriel est mixte (et non pas neutre, c’est-à-dire ni
l’un ni l’autre) et que, si l’on veut désigner un groupe exclusivement
masculin, c’est alors qu’on doit ajouter une précision. Or, en
répandant la pratique des énoncés dichotomiques, on génère un doute et
un besoin de précision dans des énoncés que jusqu’ici on comprenait
immédiatement comme inclusifs par défaut. On est en train de créer
l’impossibilité de parler de l’humanité comme une.
Certains inversent le procédé en utilisant les féminins grammaticaux
pour exprimer le pluriel mixte et en comptant sur l’effet de surprise
pour «.rendre visible.»
une domination qui serait dissimulée. Mais quel est l’intérêt de faire
exprimer le mixte par un genre grammatical plutôt que par l’autre.? Si le langage avait effectivement un effet de domination, à quoi servirait-il d’inverser cette domination ?
Il n’est pas impossible que, historiquement, l’instauration du masculin
comme pluriel mixte ait été liée à la domination masculine dans les
sociétés de l’époque. Encore faudrait-il qu’une étude linguistique
approfondie détaille toute la variété des expressions du pluriel mixte
dans les milliers de langues du monde et établisse une relation claire
entre le sexisme dans la langue et le sexisme dans la société. Autant
dire que ce n’est pas pour demain. Mais on peut déjà observer, si l’on
considère les langues les plus anciennes que nous connaissions dans le
groupe indo-européen, que le rapport entre l’évidente domination
masculine dans ces sociétés et la prévalence du genre grammatical n’est
pas direct et univoque. Dans ces langues à déclinaisons, certains cas
ont une seule forme de pluriel, commune pour le masculin, le féminin et
le mixte, et dans ces cas la précision sexuelle, si elle est
nécessaire, est donnée par le contexte ou par un terme supplémentaire.
Au cours de la disparition des déclinaisons, les cas morphologiquement
sexués ont été sélectionnés, entraînant la généralisation du masculin
comme pluriel mixte ; or cette évolution ne reflète pas une
intensification du sexisme dans ces cultures. Par ailleurs, les Grecs
du Ve siècle avant notre ère s’interrogeaient déjà avec perplexité sur
l’origine des trois genres grammaticaux (masculin, féminin et neutre),
qui, pour la plupart des mots, n’ont aucune justification. Pourquoi
estimer dès lors que la langue reflète fidèlement l’état d’esprit d’une
culture, alors qu’elle n’est pas une institution établie par des
décisions conscientes et volontaires mais un processus évolutif dont
les usagers ignorent l’origine des particularités morphologiques.?
Certes, rien n’empêche d’intervenir volontairement dans ce processus
dans un but précis, comme on le fait d’ailleurs par la fixation de
l’orthographe et l’officialisation d’un bon usage. S’il était avéré que
des usages linguistiques ont un effet sur les structures sociales, il
serait tout à fait recommandé de les orienter dans le sens qu’on estime
juste socialement. Mais est-ce vraiment le cas ? Et surtout, à quel
degré par rapport aux autres facteurs de domination ?
Le problème de la domination
On prend pour preuve de la domination par la langue la fameuse règle «.le masculin l’emporte en grammaire.».
Certaines personnes témoignent qu’elles ont vécu l’apprentissage de
cette règle comme une oppression. J’en ai un tout autre souvenir.
Chaque fois qu’on évoquait cette règle, à l’école primaire, les
instituteurs et les élèves des deux sexes disaient.: «.le masculin l’emporte… en grammaire.!.»
en insistant sur les derniers mots avec force regards complices et
ironiques, et il n’aurait pas fallu qu’un gamin prétende l’emporter à
d’autres égards. Loin donc d’avoir un effet de domination, la règle
était l’occasion de réaffirmer que ce qui était vrai en grammaire ne
l’était pas ailleurs et qu’il n’était pas question de tolérer quelque
discrimination que ce soit.
Si même on admettait que le pluriel masculin puisse avoir un effet
encourageant sur la discrimination sexiste, de quel poids cette règle
grammaticale pèserait-elle par rapport à ce qu’il reste de domination
masculine dans nos sociétés.? Soutiendra-t-on sérieusement que la grammaire est un élément important dans le maintien du «.plafond de verre.», dans les violences faites aux femmes, dans la tentation toujours renouvelée de justifier «.scientifiquement.»
des aptitudes différentes entre les sexes ? Il est bien plus manifeste
que l’exigence d’une écriture inclusive et l’exacerbation du débat
qu’elle suscite détournent l’attention de facteurs de sexisme beaucoup
plus déterminants et empêchent d’y réfléchir de manière plus sereine,
plus intelligente, et par suite plus efficace.
Pour toutes ces raisons je pense que le féminisme dans ce combat se
trompe de cible et laisse ses véritables ennemis bien tranquilles. Plus
grave encore, il se retourne contre lui-même en réalisant ce qu’il
prétend vouloir abolir, la coupure de l’humanité en deux groupes
opposés. Personnellement, je refuse d’être rangée dans une catégorie
dichotomique qui se superpose à toutes les autres même quand la
distinction n’a rien de pertinent pour la question. Je suis très
contente d’être une femme, mais je suis aussi des milliers de choses
indépendantes du fait d’être une femme et je ne veux pas qu’on leur
appose un signe féminin qui les oriente alors qu’elles ne le sont pas.
Agacée par la vitesse de diffusion de l’écriture inclusive dans les milieux «.bien-pensants.»,
j’ai voulu faire circuler quelques arguments qui en montrent les effets
pervers, pour les mettre à la disposition de toutes les personnes qui
n’osent plus se dérober à ce procédé par crainte d’être considérées
comme réactionnaires, conservatrices, cramponnées à leur privilège pour
les hommes et à leur sujétion pour les femmes. Je revendique le
caractère conventionnel de la langue et j’insiste sur l’urgence de
mener une réflexion approfondie sur la lutte contre toutes les
dominations, en commençant par identifier leurs véritables causes.
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