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[Au
moment où André Breton envisage l’adhésion au Parti communiste
français, Artaud quitte le groupe surréaliste. À l’occasion de son
départ, Aragon, Breton, Éluard, Benjamin Péret, Pierre Unik publient
une brochure intitulée Au Grand Jour, destinée à informer publiquement
des exclusions d’Artaud et Soupault du groupe surréaliste, et de
l’adhésion des signataires au parti communiste. Artaud y est violemment
pris à partie : «.[...] Il y a longtemps que nous voulions le
confondre, persuadés qu’une véritable bestialité l’animait [...] Cette
canaille aujourd’hui nous l’avons vomie. Nous ne voyons pas pourquoi
cette charogne tarderait plus longtemps à se convertir, ou, comme sans
doute elle dirait, à se déclarer chrétienne. » Brochure à laquelle
Artaud répond sans tarder en juin 1927.]
Que
les surréalistes m’aient chassé ou que je me sois mis moi-même à la
porte de leurs grotesques simulacres, la question depuis longtemps
n’est pas là. C’est parce que j’ai eu assez d’une mascarade qui n’avait
que trop duré que je me suis retiré de là-dedans, bien certain
d’ailleurs que dans le cadre nouveau qu’ils s’étaient choisi pas plus
que dans nul autre les surréalistes ne feraient rien. Et le temps et
les faits n’ont pas manqué de me donner raison.
Que le surréalisme s’accorde avec la
Révolution ou que la Révolution doive se faire en dehors et au-dessus
de l’aventure surréaliste, on se demande ce que cela peut bien faire au
monde quand on pense au peu d’influence que les surréalistes sont
parvenus à gagner sur les mœurs et les idées de ce temps.
Y a-t-il d’ailleurs encore une
aventure surréaliste et le surréalisme n’est-il pas mort du jour où
Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et
chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate,
l’aboutissement d’une action qui ne pouvait normalement se dérouler que
dans les cadres intimes du cerveau.
Ils croient pouvoir se permettre de
me railler quand je parle d’une métamorphose des conditions intérieures
de l’âme, comme si j’entendais l’âme au sens infect sous lequel
eux-mêmes l’entendent et comme si du point de vue de l’absolu il
pouvait être du moindre intérêt de voir changer l’armature sociale du
monde ou de voir passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie dans
celles du prolétariat.
Si encore les surréalistes
cherchaient réellement cela, ils seraient au moins excusables. Leur but
serait banal et restreint mais enfin il existerait. Mais ont-ils le
moindre but vers lequel lancer une action et quand ont-ils été foutus
d’en formuler un ?
Travaille-t-on d’ailleurs dans un but
? Travaille-t-on avec des mobiles ? Les surréalistes croient-ils
pouvoir justifier leur expectative par le simple fait de la conscience
qu’ils en ont ? L’expectative n’est pas un état d’esprit. Quand on ne
fait rien on ne risque pas de se casser la figure. Mais ce n’est pas
une raison suffisante pour faire parler de soi.
Je méprise trop la vie pour penser
qu’un changement quel qu’il soit qui se développerait dans le cadre des
apparences puisse rien changer à ma détestable condition. Ce qui me
sépare des surréalistes c’est qu’ils aiment autant la vie que je la
méprise. Jouir dans toutes les occasions et par tous les pores, voilà
le centre de leurs obsessions. Mais l’ascétisme ne fait-il pas corps
avec la véritable magie, même la plus sale, même la plus noire. Le
jouisseur diabolique lui-même a des côtés d’ascète, un certain esprit
de macération.
Je ne parle pas de leurs écrits qui
eux sont resplendissants quoique vains du point de vue auquel ils se
placent. Je parle de leur attitude centrale, de l’exemple de toute leur
vie. Je n’ai pas de haine individuelle. Je les repousse et les condamne
en bloc, rendant à chacun d’entre eux toute l’estime et même toute
l’admiration qu’ils méritent pour leurs œuvres ou pour leur esprit. En
tout cas et à ce point de vue je n’aurai pas comme eux l’enfantillage
de faire volteface à leur sujet, et de leur dénier tout talent du
moment qu’ils ont cessé d’être mes amis. Mais il ne s’agit pas
heureusement de cela.
Il s’agit de ce décalage du centre
spirituel du monde, de ce dénivellement des apparences, de cette
transfiguration du possible que le surréalisme devait contribuer à
provoquer. Toute matière commence par un dérangement spirituel. S’en
remettre aux choses, à leurs transformations, du soin de nous conduire,
est un point de vue de brute obscène, de profiteur de la réalité.
Personne n’a jamais rien compris et les surréalistes eux-mêmes ne
comprennent pas et ne peuvent pas prévoir où leur volonté de Révolution
les mènera. Incapables d’imaginer, de se représenter une Révolution qui
n’évoluerait pas dans les cadres désespérants de la matière, ils s’en
remettent à la fatalité, à un certain hasard de débilité et
d’impuissance qui leur est propre, du soin d’expliquer leur inertie,
leur éternelle stérilité.
Le surréalisme n’a jamais été pour
moi qu’une nouvelle sorte de magie. L’imagination, le rêve, toute cette
intense libération de l’inconscient qui a pour but de faire affleurer à
la surface de l’âme ce qu’elle a l’habitude de tenir caché doit
nécessairement introduire de profondes transformations dans l’échelle
des apparences, dans la valeur de signification et le symbolisme du
créé. Le concret tout entier change de vêture, d’écorce, ne s’applique
plus aux mêmes gestes mentaux. L’au-delà, l’invisible repoussent la
réalité. Le monde ne tient plus. C’est alors qu’on peut commencer à
cribler les fantômes, à arrêter les faux semblants.
Que la muraille épaisse de l’occulte
s’écroule une fois pour toutes sur tous ces impuissants bavards qui
consument leur vie en objurgations et en vaines menaces, sur ces
révolutionnaires qui ne révolutionnent rien.
Ces brutes qui me convient à me
convertir. J’en aurais certes bien besoin. Mais au moins je me
reconnais infirme et sale. J’aspire après une autre vie. Et tout bien
compté je préfère être à ma place qu’à la leur.
Que reste-t-il de l’aventure
surréaliste ? Peu de choses si ce n’est un grand espoir déçu, mais dans
le domaine de la littérature elle-même peut-être ont-ils en effet
apporté quelque chose. Cette colère, ce dégoût brûlant versé sur la
chose écrite constitue une attitude féconde et qui servira peut-être un
jour, plus tard. La littérature s’en trouve purifiée, rapprochée de la
vérité essentielle du cerveau. Mais c’est tout. De conquêtes positives,
en marge de la littérature, des images, il n’y en a pas et c’était
pourtant le seul fait qui importe. De la bonne utilisation des rêves
pouvait naître une nouvelle manière de conduire sa pensée, de se tenir
au milieu des apparences. La vérité psychologique était dépouillée de
toute excroissance parasitaire, inutile, serrée de beaucoup plus près.
On vivait alors à coup sûr, mais c’est peut-être une loi de l’esprit
que l’abandon de la réalité ne puisse jamais conduire qu’aux fantômes.
Dans le cadre exigu de notre domaine palpable nous sommes pressés,
sollicités de toute part. On l’a bien vu dans cette aberration qui a
conduit des révolutionnaires sur le plan le plus haut possible, à
abandonner littéralement ce plan, à attacher à ce mot de révolution son
sens utilitaire pratique, le sens social dont on prétend qu’il est le
seul valable, car on ne veut pas se payer de mots. Étrange retour sur
soi-même, étrange nivellement.
Mettre en avant une simple attitude
morale, croit-on que cela puisse suffire si cette attitude est toute
marquée d’inertie ? L’intérieur du surréalisme le conduit jusqu’à la
Révolution. C’est cela le fait positif. La seule solution efficace
possible (qu’ils disent) et à laquelle un grand nombre de surréalistes
ont refusé de se rallier ; mais, les autres, ce ralliement au
communisme, que leur a-t-il donné, que leur a-t-il fait rendre ? Il ne
les a pas fait avancer d’un pas. Cette morale du devenir de quoi
relèverait paraît-il la Révolution, jamais je n’en ai senti la
nécessité dans le cercle fermé de ma personne. Je place au-dessus de
toute nécessité réelle les exigences logiques de ma propre réalité.
C’est cela la seule logique qui me
paraît valable et non telle logique supérieure dont les irradiations ne
m’affectent qu’autant qu’elles touchent ma sensibilité. Il n’y a pas de
discipline à laquelle je me sente forcé de me soumettre quelque
rigoureux que soit le raisonnement qui m’entraîne à m’y rallier. Deux
ou trois principes de mort et de vie sont pour moi au-dessus de toute
soumission précaire. Et n’importe quelle logique ne m’a jamais paru
qu’empruntée.
Le surréalisme est mort du sectarisme
imbécile de ses adeptes. Ce qu’il en reste est une sorte d’amas hybride
sur lequel les surréalistes eux-mêmes sont incapables de mettre un nom.
Perpétuellement à la lisière des apparences, inapte à prendre pied dans
la vie, le surréalisme en est encore à chercher son issue, à piétiner
sur ses propres traces. Impuissant à choisir, à se déterminer soit en
totalité pour le mensonge, soit en totalité pour la vérité (vrai
mensonge du spirituel illusoire, fausse vérité du réel immédiat, mais
destructible), le surréalisme pourchasse cet insondable, cet
indéfinissable interstice de la réalité où appuyer son levier jadis
puissant, aujourd’hui tombé en des mains de châtrés. Mais ma débilité
mentale, ma lâcheté bien connues se refusent à trouver le moindre
intérêt à des bouleversements qui n’affecteraient que ce côté
extérieur, immédiatement perceptible, de la réalité. La métamorphose
extérieure est une chose à mon sens qui ne peut être donnée que par
surcroît. Le plan social, le plan matériel vers lequel les surréalistes
dirigent leurs pauvres velléités d’action, leurs haines à tout jamais
virtuelles n’est pour moi qu’une représentation inutile et
sous-entendue. Je sais que dans le débat actuel j’ai avec moi tous les
hommes libres, tous les révolutionnaires véritables qui pensent que la
liberté individuelle est un bien supérieur à celui de n’importe quelle
conquête obtenue sur le plan relatif.
Mes scrupules en face de toute action réelle ?
Ces scrupules sont absolus et ils
sont de deux sortes. Ils visent, absolument parlant, ce sens enraciné
de l’inutilité profonde de n’importe quelle action spontanée ou non
spontanée.
C’est le point de vue du pessimisme
intégral. Mais une certaine forme de pessimisme porte avec elle sa
lucidité. La lucidité du désespoir, des sens exacerbés et comme à la
lisière des abîmes. Et à côté de l’horrible relativité de n’importe
quelle action humaine cette spontanéité inconsciente qui pousse malgré
tout à l’action.
Et aussi dans le domaine équivoque,
insondable de l’inconscient, des signaux, des perspectives, des
aperçus, toute une vie qui grandit quand on la fixe et se révèle
capable de troubler encore l’esprit. Voici donc nos communs scrupules.
Mais chez eux ils se sont résolus au profit semble-t-il de l’action.
Mais une fois reconnue la nécessité de cette action, ils s’empressent
de s’en déclarer incapables. C’est un domaine dont la configuration de
leur esprit les éloigne à tout jamais. Et moi en ce qui me concerne,
ai-je jamais dit autre chose ? Avec en ma faveur tout de même des
circonstances psychologiques et physiologiques désespérément anormales
et dont, eux, ne sauraient se prévaloir. |