Auguste Blanqui

 

LĠusure

 

- La critique sociale, 1869-1870 -


Le sacrifice de lĠindŽpendance individuelle, consŽquence forcŽe de la division du travail, a-t-il ŽtŽ brusque ? Non ! Personne ne lĠaurait consenti. Il y a dans le sentiment de la libertŽ personnelle une si ‰pre saveur de jouissance, que pas un homme ne lĠežt ŽchangŽe contre le collier dorŽ de la civilisation.

 

Cela se voit bien par les sauvages que le monde europŽen tente dĠapprivoiser. Les pauvres gens sĠenveloppent dans leur linceul, en pleurant la libertŽ perdue, et prŽfrent la mort ˆ la servitude. Les merveilles du luxe, qui nous paraissent si Žblouissantes, ne les sŽduisent pas. Elles dŽpassent la portŽe de leur esprit et de leurs besoins. Elles bouleversent leur existence. Ils les sentent seulement comme des ŽtrangetŽs ennemies qui enfoncent une pointe acŽrŽe dans leur chair et dans leur ‰me. Les peuplades infortunŽes que notre irruption a surprises dans les solitudes amŽricaines ou dans les archipels perdus du Pacifique vont dispara”tre ˆ ce contact mortel.

 

Depuis bient™t quatre sicles, notre dŽtestable race dŽtruit sans pitiŽ tout ce quĠelle rencontre, hommes, animaux, vŽgŽtaux, minŽraux. La baleine va sĠŽteindre, anŽantie par une poursuite aveugle. Les forts de quinquina tombent lĠune aprs lĠautre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que lĠavenir ait la fivre. Les gisements de houille sont gaspillŽs avec une incurie sauvage.

 

Des hommes Žtaient apparus soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre sŽjour sur la terre. Il fallait conserver avec un soin filial, ne fžt-ce quĠau nom de la science, ces Žchantillons survivants de nos anctres, ces prŽcieux spŽcimens des ‰ges primitifs. Nous les avons assassinŽs. Parmi les puissances chrŽtiennes, cĠest ˆ qui les achvera.

 

Nous rŽpondrons du meurtre devant lĠhistoire. Bient™t, elle nous reprochera ce crime avec toute la vŽhŽmence dĠune moralitŽ bien supŽrieure ˆ la n™tre. Il nĠy aura pas assez de haines ni de malŽdictions contre le christianisme qui a tuŽ, sous prŽtexte de les convertir, ces crŽatures sans armes, contre le mercantilisme qui les massacre et les empoisonne, contre les nations qui assistent dĠun Ïil sec ˆ ces agonies.


Les malheureux nĠont pu sĠassimiler ˆ nous. Est-ce leur faute ? LĠhumanitŽ nĠa franchi que par des transitions insensibles les Žtapes sans nombre qui sŽparent son berceau de son ‰ge viril. Des milliers de sicles dorment entre ces deux moments. Rien ne sĠest improvisŽ chez les hommes, pas plus que dans la nature, si ce nĠest les catastrophes qui dŽtruisent et ne fondent jamais.

 

Les rŽvolutions elles-mmes, avec leurs apparences si brusques, ne sont que la dŽlivrance dĠune chrysalide. Elles avaient grandi lentement sous lĠenveloppe rompue. On ne les voit jamais quĠautonomes, bien diffŽrentes de la conqute, invasion brutale dĠune force extŽrieure qui brise et bouleverse sans amŽliorer. LĠŽvolution spontanŽe dĠune race, dĠune peuplade, nĠoffre rien de pareil. Elle sĠaccomplit par degrŽs, sans trouble sensible, comme le dŽveloppement dĠune plante.


Le rŽgime de la division du travail nĠa dž remplacer lĠisolement individuel que par une sŽrie de transformations, rŽparties sur une pŽriode immense. Chaque pas dans cette voie Žtait applaudi comme une victoire attendue, dŽsirŽe, et le changement sĠest ainsi opŽrŽ peu ˆ peu, ˆ travers une longue suite de gŽnŽrations, sans froissement de mÏurs, dĠhabitudes, ni mme de prŽjugŽs.

 

CĠŽtait un progrs dŽcisif sans doute... mais le prix ? Abandon complet de lĠindŽpendance personnelle ; esclavage rŽciproque sous lĠapparence de solidaritŽ.; les liens de lĠassociation serrŽs jusquĠau garottement. Nul ne peut dŽsormais pourvoir seul ˆ ses besoins. Son existence tombe ˆ la merci de ses semblables. Il doit en attendre son pain quotidien, presque toutes les choses de la vie. Car il ne peut se livrer quĠˆ une industrie unique. La qualitŽ du produit est ˆ cette condition qui asservit, et, ˆ mesure que la division du travail sĠaccentue par les perfectionnements de lĠoutillage, lĠhomme se trouve plus Žtroitement rivŽ ˆ son mŽtier.

 

On sait o en sont venues les choses aujourdĠhui. Des tres humains passent leur existence ˆ faire des pointes dĠaiguille et des ttes dĠŽpingle.

 

Certes, une telle situation crŽe des devoirs impŽrieux entre les citoyens. Chacun Žtant vouŽ ˆ une occupation simple, la presque totalitŽ de son produit lui est parfaitement inutile. Ce produit servira par quantitŽs infinitŽsimales ˆ une foule dĠautres individus. LĠensemble de ces consommateurs est donc tenu de fournir aux besoins de celui qui a travaillŽ pour eux.


La sociŽtŽ, ds lors, repose sur lĠŽchange. La loi, qui en rgle les conditions, doit tre une loi dĠassistance mutuelle, strictement conforme ˆ la justice. Car cette aide rŽciproque est maintenant une question de vie ou de mort pour tous et pour chacun. Or, si le troc en nature suffisait aux temps primitifs, alors que la consommation portait sur un trs petit nombre dĠobjets, tous de nŽcessitŽ absolue, il devenait radicalement impossible entre les milliers de produits dĠune industrie perfectionnŽe.

 

Un intermŽdiaire Žtait donc indispensable. Les qualitŽs spŽciales des mŽtaux prŽcieux ont dž les dŽsigner de bonne heure ˆ lĠattention publique. Car lĠorigine de la monnaie remonte ˆ des Žpoques inconnues. On la suppose nŽe ˆ peu prs avec lĠ‰ge de bronze. Du reste, ceci nĠa aucune importance Žconomique et nĠintŽresse que lĠarchŽologie. Ce qui nous touche, cĠest lĠexpŽrience, acquise depuis trop longtemps, que les services rendus par le numŽraire ont ŽtŽ payŽs bien cher. Il a crŽŽ lĠusure, lĠexploitation capitaliste et ses filles sinistres, lĠinŽgalitŽ, la misre. LĠidŽe de Dieu seule lui dispute la palme du mal.

 

En pouvait-il tre autrement ? Quand naquit la monnaie, deux procŽdŽs sĠoffraient aux hommes pour lĠemploi de ce moyen dĠŽchange, la fraternitŽ, lĠŽgo•sme. La droiture ežt conduit rapidement ˆ lĠassociation intŽgrale. LĠesprit de rapine a crŽŽ lĠinterminable sŽrie de calamitŽs qui sillonne lĠhistoire du genre humain. Entre ces deux routes, pas mme un sentier. Car, avec le maintien du rŽgime individualiste, lĠŽchange honnte au pair, sans le d”mage des Žcus, aurait castorisŽ notre espce, en la figeant dans lĠimmobilisme. Maintenant encore, il amnerait le mme rŽsultat.

 

Il est permis de supposer que les hommes auraient senti la nŽcessitŽ de combiner leurs efforts pour la production compliquŽe, qui exige une quantitŽ considŽrable de matŽriaux de provisions et dĠinstruments. Tant que la simplicitŽ de lĠoutillage ežt permis au producteur dĠobtenir par lĠŽchange ce qui suffit pour travailler et pour vivre, on sĠen serait tenu lˆ. Mais lĠhomme est perfectionneur par nature. Bient™t, les exigences dĠune industrie plus avancŽe auraient dŽterminŽ la coopŽration des activitŽs particulires et, les travailleurs recueillant le fruit intŽgral de leur labeur, la prospŽritŽ gŽnŽrale aurait pris un rapide essor. Par suite, accroissement progressif de la population, du bien-tre, des lumires, rŽseau de plus en plus dŽveloppŽ des divers groupes, et enfin aboutissement assez prompt ˆ lĠassociation complte, sans despotisme, ni contrainte, ni oppression quelconque.


Le vampirisme a fait Žvanouir un si beau rve. LĠaccumulation du capital sĠest opŽrŽe non par lĠassociation, mais par lĠaccaparement individuel, aux dŽpens de la masse, au profit du petit nombre.

 

En conscience, ce rve de fraternitŽ, au temps jadis, nĠeut-il pas ŽtŽ une illusion, une utopie ? Entre la loyautŽ et la trahison, les ‰ges de tŽnbres et de sauvagerie pouvaient-ils hŽsiter ? Ils ne connaissaient dĠautre droit que la force, dĠautre morale que le succs. Le vampire sĠest lancŽ ˆ pleine carrire dans lĠexploitation sans merci. LĠusure est devenue la plaie universelle.

 

Son origine se perd dans la nuit du passŽ. Cette forme de la rapine nĠa pu se montrer avant lĠusage de la monnaie. Le troc en nature ne la comporte pas, mme avec la division du travail. LĠŽcriture nĠexistait certainement point alors. Elle ežt conservŽ un souvenir prŽcis de cette grande innovation. Or la tradition est muette.

 

LĠusure fut un mal, non pas nŽcessaire, ce serait du fatalisme par trop dŽvergondŽ, mais inŽvitable. Ah ! Si lĠinstrument dĠŽchange avait portŽ, ds le principe, ses fruits lŽgitimes, sĠil nĠavait pas ŽtŽ faussŽ, dŽtournŽ de sa destination !... Oui, mais si... est toujours une niaiserie. Faire du prŽsent une catilinaire contre le passŽ, nĠest pas moins absurde que de faire du passŽ la rgle, ou plut™t la routine de lĠavenir.

 

Chaque sicle a son organisme et son existence propres, faisant partie de la vie gŽnŽrale de lĠHumanitŽ. Ceci nĠest point du fatalisme. Car la sagesse ou la dŽbauche du sicle ont leur retentissement sur la santŽ de lĠespce. Seulement, lĠHumanitŽ, tre multiple, peut toujours guŽrir dĠune maladie. Elle en est quitte pour quelques milliers dĠannŽes dĠh™pital. LĠindividu risque la mort.

 

Il serait donc oiseux et ridicule de perdre ses regrets sur lĠabus lamentable quĠon a fait du moyen dĠŽchange. HŽlas! Faut-il lĠavouer ? CĠŽtait lĠinconvŽnient dĠun avantage, lĠexpiation, disaient les chrŽtiens, doctrinaires de la souffrance. CĠŽtait la substitution de lĠescroquerie ˆ lĠassassinat... un progrs. La dynastie de sa majestŽ lĠEmpereur-ƒcu venait dĠŽclore. Elle devait pour longtemps filouter et pressurer le monde. Elle a traversŽ la vie presque entire de lĠhumanitŽ, debout, immuable, indestructible, survivant aux monarchies, aux rŽpubliques, aux nations et mme aux races.

 

AujourdĠhui, pour la premire fois, elle se heurte ˆ la rŽvolte de ses victimes. Mais un si antique et puissant souverain compte plus de serviteurs que dĠennemis. Les thurifŽraires accourent en masse ˆ la rescousse, avec lĠencensoir et la musique, criant et chantant : Ç Hosannah ! Gloire au veau dĠor, pre de lĠabondance ! È Une sŽvre analyse fera justice de ces cantiques et, dŽpouillant le sire de ses oripeaux, le montrera nu. Ce quĠil est un pickpocket.