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Auguste Blanqui LĠusure |
Le sacrifice de lĠindpendance
individuelle, consquence force de la division du travail, a-t-il t brusque
? Non ! Personne ne lĠaurait consenti. Il y a dans le sentiment de la libert
personnelle une si pre saveur de jouissance, que pas un homme ne lĠet
change contre le collier dor de la civilisation. Cela se voit bien par les
sauvages que le monde europen tente dĠapprivoiser. Les pauvres gens sĠenveloppent
dans leur linceul, en pleurant la libert perdue, et prfrent la mort la
servitude. Les merveilles du luxe, qui nous paraissent si blouissantes, ne les
sduisent pas. Elles dpassent la porte de leur esprit et de leurs besoins.
Elles bouleversent leur existence. Ils les sentent seulement comme des
trangets ennemies qui enfoncent une pointe acre dans leur chair et dans
leur me. Les peuplades infortunes que notre irruption a surprises dans les
solitudes amricaines ou dans les archipels perdus du Pacifique vont
disparatre ce contact mortel. Depuis bientt quatre
sicles, notre dtestable race dtruit sans piti tout ce quĠelle rencontre,
hommes, animaux, vgtaux, minraux. La baleine va sĠteindre, anantie par une
poursuite aveugle. Les forts de quinquina tombent lĠune aprs lĠautre. La
hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que lĠavenir ait la fivre.
Les gisements de houille sont gaspills avec une incurie sauvage. Des hommes taient apparus
soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre sjour
sur la terre. Il fallait conserver avec un soin filial, ne ft-ce quĠau nom de
la science, ces chantillons survivants de nos anctres, ces prcieux spcimens
des ges primitifs. Nous les avons assassins. Parmi les puissances
chrtiennes, cĠest qui les achvera. Nous rpondrons du meurtre devant lĠhistoire. Bientt, elle nous reprochera ce crime avec toute la vhmence dĠune moralit bien suprieure la ntre. Il nĠy aura pas assez de haines ni de maldictions contre le christianisme qui a tu, sous prtexte de les convertir, ces cratures sans armes, contre le mercantilisme qui les massacre et les empoisonne, contre les nations qui assistent dĠun Ïil sec ces agonies.
Les malheureux nĠont pu sĠassimiler
nous. Est-ce leur faute ? LĠhumanit nĠa franchi que par des transitions
insensibles les tapes sans nombre qui sparent son berceau de son ge viril.
Des milliers de sicles dorment entre ces deux moments. Rien ne sĠest improvis
chez les hommes, pas plus que dans la nature, si ce nĠest les catastrophes qui
dtruisent et ne fondent jamais. Les rvolutions elles-mmes, avec leurs apparences si brusques, ne sont que la dlivrance dĠune chrysalide. Elles avaient grandi lentement sous lĠenveloppe rompue. On ne les voit jamais quĠautonomes, bien diffrentes de la conqute, invasion brutale dĠune force extrieure qui brise et bouleverse sans amliorer. LĠvolution spontane dĠune race, dĠune peuplade, nĠoffre rien de pareil. Elle sĠaccomplit par degrs, sans trouble sensible, comme le dveloppement dĠune plante.
Le rgime de la division du
travail nĠa d remplacer lĠisolement individuel que par une srie de
transformations, rparties sur une priode immense. Chaque pas dans cette voie
tait applaudi comme une victoire attendue, dsire, et le changement sĠest
ainsi opr peu peu, travers une longue suite de gnrations, sans
froissement de mÏurs, dĠhabitudes, ni mme de prjugs. CĠtait un progrs dcisif
sans doute... mais le prix ? Abandon complet de lĠindpendance personnelle ;
esclavage rciproque sous lĠapparence de solidarit.; les liens de lĠassociation
serrs jusquĠau garottement. Nul ne peut dsormais pourvoir seul ses besoins.
Son existence tombe la merci de ses semblables. Il doit en attendre son pain
quotidien, presque toutes les choses de la vie. Car il ne peut se livrer quĠ
une industrie unique. La qualit du produit est cette condition qui asservit,
et, mesure que la division du travail sĠaccentue par les perfectionnements de
lĠoutillage, lĠhomme se trouve plus troitement riv son mtier. On sait o en sont venues
les choses aujourdĠhui. Des tres humains passent leur existence faire des
pointes dĠaiguille et des ttes dĠpingle. Certes, une telle situation cre des devoirs imprieux entre les citoyens. Chacun tant vou une occupation simple, la presque totalit de son produit lui est parfaitement inutile. Ce produit servira par quantits infinitsimales une foule dĠautres individus. LĠensemble de ces consommateurs est donc tenu de fournir aux besoins de celui qui a travaill pour eux.
La socit, ds lors, repose
sur lĠchange. La loi, qui en rgle les conditions, doit tre une loi dĠassistance
mutuelle, strictement conforme la justice. Car cette aide rciproque est
maintenant une question de vie ou de mort pour tous et pour chacun. Or, si le
troc en nature suffisait aux temps primitifs, alors que la consommation portait
sur un trs petit nombre dĠobjets, tous de ncessit absolue, il devenait
radicalement impossible entre les milliers de produits dĠune industrie
perfectionne. Un intermdiaire tait donc
indispensable. Les qualits spciales des mtaux prcieux ont d les dsigner
de bonne heure lĠattention publique. Car lĠorigine de la monnaie remonte
des poques inconnues. On la suppose ne peu prs avec lĠge de bronze. Du
reste, ceci nĠa aucune importance conomique et nĠintresse que lĠarchologie.
Ce qui nous touche, cĠest lĠexprience, acquise depuis trop longtemps, que les
services rendus par le numraire ont t pays bien cher. Il a cr lĠusure, lĠexploitation
capitaliste et ses filles sinistres, lĠingalit, la misre. LĠide de Dieu
seule lui dispute la palme du mal. En pouvait-il tre autrement
? Quand naquit la monnaie, deux procds sĠoffraient aux hommes pour lĠemploi
de ce moyen dĠchange, la fraternit, lĠgosme. La droiture et conduit
rapidement lĠassociation intgrale. LĠesprit de rapine a cr lĠinterminable
srie de calamits qui sillonne lĠhistoire du genre humain. Entre ces deux
routes, pas mme un sentier. Car, avec le maintien du rgime individualiste, lĠchange
honnte au pair, sans le dmage des cus, aurait castoris notre espce, en la
figeant dans lĠimmobilisme. Maintenant encore, il amnerait le mme rsultat. Il est permis de supposer que les hommes auraient senti la ncessit de combiner leurs efforts pour la production complique, qui exige une quantit considrable de matriaux de provisions et dĠinstruments. Tant que la simplicit de lĠoutillage et permis au producteur dĠobtenir par lĠchange ce qui suffit pour travailler et pour vivre, on sĠen serait tenu l. Mais lĠhomme est perfectionneur par nature. Bientt, les exigences dĠune industrie plus avance auraient dtermin la coopration des activits particulires et, les travailleurs recueillant le fruit intgral de leur labeur, la prosprit gnrale aurait pris un rapide essor. Par suite, accroissement progressif de la population, du bien-tre, des lumires, rseau de plus en plus dvelopp des divers groupes, et enfin aboutissement assez prompt lĠassociation complte, sans despotisme, ni contrainte, ni oppression quelconque.
Le vampirisme a fait
vanouir un si beau rve. LĠaccumulation du capital sĠest opre non par lĠassociation,
mais par lĠaccaparement individuel, aux dpens de la masse, au profit du petit
nombre. En conscience, ce rve de
fraternit, au temps jadis, nĠeut-il pas t une illusion, une utopie ? Entre
la loyaut et la trahison, les ges de tnbres et de sauvagerie pouvaient-ils
hsiter ? Ils ne connaissaient dĠautre droit que la force, dĠautre morale que
le succs. Le vampire sĠest lanc pleine carrire dans lĠexploitation sans
merci. LĠusure est devenue la plaie universelle. Son origine se perd dans la
nuit du pass. Cette forme de la rapine nĠa pu se montrer avant lĠusage de la
monnaie. Le troc en nature ne la comporte pas, mme avec la division du
travail. LĠcriture nĠexistait certainement point alors. Elle et conserv un
souvenir prcis de cette grande innovation. Or la tradition est muette. LĠusure fut un mal, non pas
ncessaire, ce serait du fatalisme par trop dvergond, mais invitable. Ah !
Si lĠinstrument dĠchange avait port, ds le principe, ses fruits lgitimes, sĠil
nĠavait pas t fauss, dtourn de sa destination !... Oui, mais si... est
toujours une niaiserie. Faire du prsent une catilinaire contre le pass, nĠest
pas moins absurde que de faire du pass la rgle, ou plutt la routine de lĠavenir. Chaque sicle a son
organisme et son existence propres, faisant partie de la vie gnrale de lĠHumanit.
Ceci nĠest point du fatalisme. Car la sagesse ou la dbauche du sicle ont leur
retentissement sur la sant de lĠespce. Seulement, lĠHumanit, tre multiple,
peut toujours gurir dĠune maladie. Elle en est quitte pour quelques milliers dĠannes
dĠhpital. LĠindividu risque la mort. Il serait donc oiseux et
ridicule de perdre ses regrets sur lĠabus lamentable quĠon a fait du moyen dĠchange.
Hlas! Faut-il lĠavouer ? CĠtait lĠinconvnient dĠun avantage, lĠexpiation,
disaient les chrtiens, doctrinaires de la souffrance. CĠtait la substitution
de lĠescroquerie lĠassassinat... un progrs. La dynastie de sa majest lĠEmpereur-cu
venait dĠclore. Elle devait pour longtemps filouter et pressurer le monde.
Elle a travers la vie presque entire de lĠhumanit, debout, immuable,
indestructible, survivant aux monarchies, aux rpubliques, aux nations et mme
aux races. |