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M.E.L. Winthrop, de New York, était en vacances
dans la république du Mexique. Quelques temps auparavant, il s’était avisé que
ce pays étrange et vraiment sauvage n’avait pas encore été exploré complètement
et de façon satisfaisante par les Rotariens et les Lions, qui sont toujours
conscients de leur glorieuse mission terrestre, ce pourquoi il avait estimé de
son devoir de bon citoyen américain de faire ce qu’il pouvait pour réparer
cette négligence.
Cherchant les occasions de satisfaire sa
nouvelle vocation, il se tenait à l’écart des sentiers battus et s’aventurait
dans des régions qui n’étaient pas indiquées ni, a fortiori,
recommandées aux touristes étrangers par les agences de voyages. C’est ainsi qu’un
jour il se trouva dans un bizarre petit village indien de l’état d’Oaxaca.
En suivant, à pied, la grand-rue poussiéreuse de
ce pueblecito qui ignorait le pavage, le drainage, la plomberie et l’éclairage
artificiel (mise à part la chandelle), il rencontra un Indien accroupi sur le
seuil de terre battue d’une hutte de palmes appelée jacalito.
L’Indien était en train de confectionner de petits paniers au moyen de toutes
sortes de fibres qu’il avait ramassées dans l’immense forêt entourant le
village de toutes parts. Ces matériaux avaient été non seulement soigneusement
préparés par le vannier mais aussi richement colorés au moyen de teintures
extraites par lui de diverses plantes, écorces et racines, voire de certains
insectes, selon un procédé connu de lui seul et des siens.
Ce n’était point là, pourtant, sa principale
activité. Cet homme était un paysan qui vivait de ce que sa terre, petite et
peu fertile, lui procurait au prix de beaucoup de labeur, de beaucoup de sueur
et d’incessants soucis concernant la pluie, le soleil, le vent et le rapport
des forces sans cesse changeant entre les oiseaux et les insectes bénéfiques ou
nuisibles. Il faisait des paniers lorsqu’il n’avait rien d’autre à faire dans
les champs, car il détestait rester inoccupé, et la vente desdits paniers, si
limitée fût-elle, augmentait d’autant son modeste revenu.
Bien qu’il ne fût qu’un simple paysan, il
suffisait de voir ses petits pa- niers
pour deviner qu’il était aussi un artiste véritable et accompli. Chaque panier
paraissait orné des plus extraordinaires dessins de fleurs, de papillons, d’oiseaux,
d’écureuils, d’antilopes et de tigres. Le plus surprenant était que ces
décorations multicolores n’étaient pas peintes sur les paniers mais tressées
avec une habilité incomparable, sans que l’homme s’inspirât d’un dessin ou d’un
modèle quelconque. à mesure que
son travail avançait, les motifs apparaissaient comme par magie, mais il était
impossible de deviner ce qu’ils représentaient aussi longtemps que le panier n’était
pas entièrement achevé.
Les gens qui les achetaient au marché de la
petite ville voisine s’en servaient comme corbeilles à couture, pour orner leur
table ou l’appui des fenêtres, ou pour y ranger de petites choses. Les femmes y
mettaient leurs bijoux, des fleurs ou de petites poupées. Ils avaient mille
usages. Chaque fois que l’Indien en avait confectionné une vingtaine, il les
emportait à la ville, le jour du marché. Pour cela, il lui fallait parfois se
mettre en route au milieu de la nuit, car il ne possédait qu’un âne et si,
comme il arrivait souvent, son âne s’était égaré la veille, il devait faire la
route à pied, dans les deux sens.
Au marché, il avait à payer vingt centavos de
taxe pour pouvoir vendre ses paniers. Chacun de ceux-ci lui demandait de vingt
à trente heures de travail, sans compter le temps qu’il avait passé à
recueillir les fibres, à les préparer, à les teindre – et il les vendait
cinquante centavos, l’équivalent de quatre cents Américains. Il arrivait
rarement que l’amateur ne marchandât pas, en reprochant à l’Indien d’en
demander un prix aussi élevé :
« Après tout, disait-il, ce n’est jamais que de
la vulgaire paille de petate, comme on en
trouve partout dans la jungle… Et à quoi peut servir un si petit panier ? Tu
devrais être déjà bien heureux que je t’en donne dix centavos, voleur ! Enfin,
je suis dans un de mes bons jours : je serai généreux, je t’en donne vingt, à
prendre ou à laisser… »
L’Indien finissait par en obtenir vingt-cinq,
sur quoi l’acheteur s’exclamait :
« Quel ennui ! Je n’ai que vingt centavos de
monnaie… Peux-tu me faire la monnaie d’un billet de vingt pesos.?.»
Bien entendu, il n’en était pas question, et l’Indien
devait se contenter des vingt centavos… S’il avait eu la moindre connaissance
du monde, il aurait su que ce qui lui arrivait, arrivait chaque jour à chaque
artiste de chaque pays, et cela lui eût peut-être donné la fierté (!!) de
savoir qu’il appartenait à cette petite armée qui est le sel de la terre et qui
empêche la culture, la civilisation et la beauté de disparaître de ce monde…
Souvent aussi il n’arrivait pas à vendre tous
ses paniers, car les gens, là comme ailleurs, préféraient les choses faites à
la chaîne et toutes identiques entre elles. Lui, en revanche, qui avait
confectionné plusieurs centaines de paniers et de corbeilles, tous ravissants,
n’en avait pas fait deux qui fussent identiques. Chacun était une œuvre d’art
unique en son genre, chacun était aussi différent des autres qu’un Murillo d’un
Velasquez. Naturellement, il se refusait à rapporter chez lui ceux qu’il n’avait
pas pu vendre et, en pareil cas, il allait les proposer de porte en porte, ce
qui lui valait d’être traité tantôt comme un mendiant et tantôt comme un
vagabond en quête de mauvais coups. Enfin, après qu’il eut marché long-temps, frappé à de nombreuses portes et essuyé pas mal
d’injures ou de réflexions désagréables, une femme parfois l’arrêtait, lui
prenait un panier et lui en offrait dix centavos, après quoi, sous ses yeux,
elle jetait négligemment la petite merveille sur une table avec l’air de dire :
« Si je t’achète cet objet absurde, c’est
uniquement par charité, parce que je suis chrétienne et que cela m’attriste de
voir un pauvre Indien mourir de faim loin de son village… »
Cette pensée en appelant une autre, il arrivait
qu’elle ajoutât à haute voix :
« Au fait, d’où viens-tu, Indito
? De Huehuetonoc ? Ecoute, ne pourrais-tu pas m’apporter
deux ou trois dindes de ton pueblo, dimanche prochain ? Mais il faudrait
qu’elles soient bien grasses et très, très bon marché, tu entends, ou je ne te
les paierai pas… »
L’Indien accroupi devant sa hutte, tout à son
travail, ne parut même pas remarquer la présence de M. Winthrop, encore moins
sa curiosité. Pour ne pas paraître idiot, l’Américain finit par lui demander :
« Combien vendez-vous
ces petits paniers, mon ami ?
– Cinquante centavitos,
patroncito, mon bon petit monsieur, répondit
poliment l’Indien, Quatre reales.
– Marché conclu, dit M. Winthrop.
Son ton et son geste eussent été les mêmes s’il
avait acheté une compagnie de chemin de fer. Il ajouta, en examinant son achat
:
– Je sais déjà à qui je vais donner cette
jolie petite chose. Je me demande ce qu’elle en fera, mais je suis sûr qu’elle
sera ravie….»
En fait, il s’était attendu à ce que l’Indien
lui demandât trois ou quatre pesos – et lorsqu’il se rendit compte qu’il
avait estimé l’objet à six fois sa valeur, il comprit du même coup quelles
possibilités ce misérable village indien pouvait offrir à un promoteur aussi
dynamique que lui.
Sans attendre, il se mit à tâter le terrain :
« Mon ami, dit-il, supposons un instant que je
vous achète dix de ces petits paniers qui, bien sûr, n’ont aucune espèce d’utilité
pratique… Si je vous en achetais dix, quel prix me feriez-vous ?
L’Indien réfléchit pendant quelques secondes,
comme s’il calculait, et répondit :
– Si vous m’en achetez dix, je vous les
laisserai à quarante-cinq centavos la pièce, señorito
gentleman.
– Parfait, amigo. Et si je vous en achetais
cent ?
L’Indien, sans quitter son travail des yeux et
sans manifester la moindre émotion, répondit :
- Dans ce cas, je consentirais peut-être à vous
les laisser à quarante centavitos. »
M. Winthrop acheta seize paniers – tous
ceux que l’Indien avait à lui offrir ce jour-là.
Après avoir passé trois semaines au Mexique, M.
Winthrop, convaincu qu’il connaissait le pays à fond, qu’il avait tout vu et
savait tout de ses habitants, de leur caractère et de leur mode de vie, regagna
ce bon vieux Nooyorg et fut heureux de se
retrouver dans un pays civilisé.
Un jour, en allant déjeuner, il passa devant la
vitrine d’un confiseur et, en la regardant, se rappela
soudain les petits paniers qu’il avait achetés dans ce lointain village indien.
Il alla prendre chez lui ceux qui lui restaient et les porta chez l’un des
fabricants de confiserie les plus connus de la ville, à qui il dit :
« Regardez… Je suis en mesure de vous fournir
une des plus originales et des plus artistiques boîtes à bonbons – si j’ose
dire – que vous puissiez imaginer. Ces petits paniers seraient parfaits
pour présenter des chocolats de luxe. Jetez-y un coup d’œil et dites-moi ce que
vous en pensez ?
Le confiseur examina les paniers et les trouva
parfaits – originaux, séduisants et de bon goût. Il se garda bien,
toutefois, de manifester son enthousiasme avant d’en connaître le prix et de
savoir s’il pourrait s’en assurer l’exclusivité. Il haussa les épaules et dit :
- Ma foi je ne sais pas trop… Ce n’est pas tout
à fait ce que je cherche, mais nous pourrions essayer. Cela dépend du
prix ; bien entendu ; dans notre partie, l’emballage ne doit pas coûter
plus cher que ce qu’il contient.
– Faites-moi une proposition,
suggéra M..Winthrop.
– Pourquoi ne pas me dire plutôt ce que
vous en voulez ? – Non, M. Kemple. Étant
donné que c’est moi qui ai découvert les paniers et que je suis seul à savoir
où en trouver d’autres, j’ai l’intention de les vendre au plus offrant. Je
pense que vous me comprenez ?
– Très bien, dit le confiseur. Que
le meilleur gagne… je vais en parler à mes associés. Venez me voir demain à la
même heure, je vous ferai une offre…
Le lendemain, M. Kemple
dit à M. Winthrop :
– Je serai franc, mon cher. Je suis
capable de reconnaître l’art où il est : ces paniers sont de petites œuvres
d’art, c’est incontestable. D’un autre côté, nous ne sommes pas, comme vous le
savez, des marchands d’objets d’art et nous ne pouvons utiliser ces charmantes
petites choses que comme emballage de fantaisie pour nos chocolats. De jolis
emballages, mais des emballages quand même. Je vous fais donc l’offre suivante,
à prendre ou à laisser : un dollar vingt-cinq la pièce, pas un cent de
plus. M. Winthrop eut un sursaut que le confiseur interpréta de travers, en
sorte qu’il ajouta hâtivement :
– Très bien, très bien, ne vous énervez
pas… Nous pourrons peut-être aller jusqu’à un dollar cinquante.
–
Disons un dollar soixante-quinze, jeta M. Winthrop en s’épongeant le front.
– D’accord. Un dollar soixante-quinze,
livraison à New York. Le transport à votre charge, les frais de douane à la
nôtre. Marché conclu ?
– Marché conclu, dit M. Winthrop.
Il allait partir lorsque le confiseur ajouta :
– Il y a, bien sûr, une condition ; nous n’avons
que faire de cent ou deux cents paniers de ce genre, le jeu n’en vaudrait pas
la chandelle. Il nous en faut au moins dix mille, ou milles douzaines si vous
préférez, et d’au moins douze modèles différents. Nous sommes bien d’accord
là-dessus ?
– Je peux vous proposer soixante modèles
différents.
– Tant mieux. Et vous êtes certains de pouvoir nous en
livrer dix mille, disons début octobre ? – Absolument, dit M. Winthrop,
en signant le contrat. »
Pendant presque toute la durée du voyage, M.
Winthrop, un bloc-notes et un crayon à la main, fit des calculs pour savoir
combien cette affaire lui rapporterait.
« Résumons-nous, se dit-il à mi-voix… Bon sang,
où est passé ce maudit crayon ? Ah, le voilà… Dix mille paniers représentent
donc un bénéfice net de… quinze mille quatre cent quarante dollars… Doux Jésus
! Quinze mille billets dans la poche de papa… Cette République n’est pas
tellement arriérée, après tout ! »
Il retrouva l’Indien accroupi devant son jacalito, comme s’il n’en avait pas bougé depuis
leur première et unique rencontre.
« Buenas
tardes, mi amigo ! Dit M. Winthrop. Comment allez-vous ? L’Indien se leva,
ôta son chapeau, s’inclina poliment et dit d’une voix douce :
– Soyez le bienvenu, patroncito.
Je vais bien, merci. Muy buenas tardes. Cette
maison et tout ce que je possède sont à votre disposition.
Sur quoi, il se rassit, ajoutant en manière d’excuse
:
– Perdoneme,
patroncito, il faut que je profite de la lumière
du jour. Bientôt, il fera nuit.
– Je vous amène une fameuse
affaire, mon ami, dit M. Winthrop.
– Tant mieux, señor.
Cela me fait plaisir.
– Il va devenir fou quand il saura ce que
j’ai à lui offrir, se dit M. Winthrop, qui poursuivit tout haut :
– Pensez-vous pouvoir me faire mille de ces
petits paniers ?
– Pourquoi pas, patroncito
? Si je peux en faire seize, je peux en faire mille. – Parfait !
Pourriez-vous en faire cinq mille ?
– Bien sûr, señor.
–
Bien. Et si je vous en demandais dix mille, que diriez-vous ? Et quel en serait
le prix ?
– Je peux en faire autant que vous voudrez, señor.
J’y suis très habile. Personne, dans tout cet État, n’y est aussi habile que
moi.
– C’est bien ce que je pensais… Supposons donc que je vous en
commande dix mille. Combien de temps pensez-vous qu’il vous faudrait pour me
les fournir ?
L’Indien, sans interrompre son travail, pencha
la tête d’un coté puis de l’autre, comme s’il calculait le nombre de jours ou
de semaines que lui prendrait une telle entreprise. Au bout de plusieurs
minutes, il dit lentement :
– Il me faudra pas mal de temps pour faire
autant de paniers, patroncito. Voyez-vous, les
fibres doivent être très sèches avant de pouvoir être utilisées, et pendant
tout le temps où elles sèchent il faut les travailler et les traiter d’une manière
spéciale pour qu’elles ne perdent pas leur souplesse, leur douceur et leur
lustre naturel. Même sèches, elles doivent paraître fraîches, ou alors elles
ressembleraient à de la paille. Ensuite, je dois récolter les plantes, les
racines, les écorces et les insectes dont je tire mes teintures. Ça aussi,
croyez-moi, ça prend beaucoup de temps. Les plantes doivent être cueillies
quand la lune est favorable, ou alors elles ne donnent pas la couleur désirée.
Les insectes aussi, il faut que je les recueille sur les plantes au bon moment
et dans certaines conditions… Mais bien entendu, jefecito,
je peux vous faire autant de canastitas que
vous voulez, et même trois douzaines si vous le désirez – à condition que
vous m’en laissiez le temps.
– Trois douzaines ? S’écria M. Winthrop en
levant les bras au ciel. Trois douzaines ?
Il se demandait s’il rêvait. Il s’était attendu
à voir l’indien devenir fou de joie en apprenant qu’il pourrait vendre dix
mille paniers sans aller de porte en porte et sans se faire rabrouer comme un
chien galeux… Il remit donc la question du prix sur le tapis, espérant pas là stimuler l’Indien :
– Vous m’avez dit que si je vous achetais
cent paniers vous me les laisseriez à quarante centavos la pièce. C’est bien
ça, mon ami.
– Exactement, jefecito.
– Bon, dit M. Winthrop en prenant son courage à deux mains. Dans ce cas,
si je vous en commande mille, c’est-à-dire dix fois plus, quel prix me
ferez-vous ?
Ce chiffre était trop élevé pour l’entendement
de l’Indien. Pour la première fois depuis l’arrivée de M..Winthrop, il
interrompit son travail et essaya de comprendre. Il hocha la tête à plusieurs
reprises, regarda autour de lui, d’un air un peu égaré, comme s’il eût cherché
de l’aide, et répondit finalement :
– Excusez-moi, jefecito,
mais c’est très difficile à calculer. Si vous voulez bien revenez demain, je
pense que je pourrai vous répondre. »
Le lendemain matin, lorsqu’il revint à la hutte,
M. Winthrop demanda à l’Indien, sans même prendre la peine de lui dire bonjour
:
« Alors, vous avez calculé votre prix pour dix
mille paniers ? – Si, patroncito. Mais
croyez-moi, cela m’a demandé beaucoup de travail et de soucis, car je ne
voudrais pas vous voler votre bon argent.… – Ça va, amigo, ça va,
assez de salades… Votre prix ?
– Si je dois vous faire mille canastitas, je vous les vendrai trois pesos chacun.
Si je dois vous en faire cinq mille, ce sera neuf pesos. Et si vous en voulez
dix mille, je ne pourrai vous les laisser à moins de quinze pesos la pièce.
Il se remit aussitôt au travail, comme s’il
estimait avoir déjà perdu assez de temps en bavardages inutiles.
M. Winthrop pensa que sa méconnaissance de l’espagnol
lui jouait un mauvais tour.
– Vous avez bien dit quinze pesos la
pièce si je vous en achète dix mille ? – Exactement, patroncito.
– Mais voyons, mon brave, ce n’est pas possible ! Je suis votre
ami et je suis ici pour vous venir en aide !
– Je le sais, patroncito,
et je vous en remercie.
– Bon. Dans ce cas, essayons de parler
calmement… Ne m’avez-vous pas dit que si je vous achetais cent paniers, vous me
les laisseriez à quarante centavos la pièce ?
– Si, jefecito, c’est bien ce que j’ai dit. Si vous m’en
achetiez cent, je vous les vendrais quarante centavos – à condition d’en
avoir cent, ce qui n’est malheureusement pas le cas.
– Très bien
dit M. Winthrop qui avait l’impression de perdre la raison… Ce que je ne
comprends pas, alors, c’est pourquoi vous ne pouvez pas me faire le même prix
si je vous en commande dix mille ! Je ne veux pas marchander inutilement, ce n’est
pas mon genre… Mais enfin, si vous pouvez me les vendre quarante centavos, que
j’en prenne vingt, cinquante ou cent, pourquoi augmenter à ce point votre prix
si je vous en prends plus de cent ?
– Bueno,
patroncito, c’est pourtant facile à comprendre,
mille canastitas me demandent cent fois
plus de travail que dix, et dix mille me demanderaient tant de travail et de
temps que je ne pourrais jamais les finir, pas même en un siècle. Pour faire
mille canastitas, il me faut plus de fibres
que pour cent et plus de plantes, de racines, d’écorces et d’insectes pour les
teintures. Il ne suffit pas d’aller dans la forêt et de se baisser, croyez- moi
: il me faut parfois marcher quatre ou cinq jours avant de trouver une racine
qui me donne le bleu-violet que je désire. Et puis, si je dois faire autant de
paniers, qui s’occupera de mon maïs, de mes haricots,
de mes chèvres ? Qui me tuera un lapin de temps en temps, pour agrémenter mon
repas du dimanche ? Si je n’ai pas de maïs, je n’aurai pas de tortillas à
manger, et si je ne soigne pas mes haricots, comment aurais-je des frijoles ?
– Mais je vous donnerai tant d’argent pour
vos paniers que vous pourrez achetez plus de maïs et de haricots que vous en
pourriez désirer ! – C’est vous qui le dites, señorito
! Voyez-vous, je ne peux compter que sur le maïs que je cultive moi-même.
Celui que d’autres cultiveront ou non, je ne suis pas certain de pouvoir le
manger…
– N’avez-vous pas dans ce village des
parents qui pourraient vous aider à faire ces paniers ?
– J’ai des
tas de parents dans ce village. En fait, tout le monde ici est un peu mon
parent.
– Mais alors, les autres ne peuvent-ils
pas cultiver votre champ et veiller sur vos chèvres pendant que vous ferez des
paniers pour moi ? Mieux encore : ils pourraient récolter à votre place les
fibres et les plantes dont vous avez besoin et vous aider à les préparer…
- Ils le pourraient, patroncito,
oui, bien sûr. Mais alors qui s’occuperait de leurs champs et de leurs bêtes ?
S’ils m’aidaient comme vous le dites, plus personne ne travaillerait la terre,
et le prix du maïs et des haricots monterait au point qu’aucun d’entre nous ne
pourrait en acheter, et nous mourrions tous de faim ! Et si le prix des choses
continuait à monter, comment pourrais-je faire des paniers à quarante centavos
la pièce ? Une pincée de sel ou un seul chile vert me coûterait plus
cher que le prix d’un panier… Vous voyez bien, très estimé caballero,
que si je dois vous faire autant de paniers, je ne peux vraiment pas vous les
vendre moins de quinze pesos chacun !
M. Winthrop était tenace en affaires, ce qui n’était
pas surprenant étant donné la ville d’où il venait. Il se refusait d’autant
plus à abandonner la partie qu’il sentait quinze mille dollars en train de lui
échapper. Avec une espèce de désespoir, il discuta et marchanda avec l’Indien
pendant près de deux heures, essayant de lui faire comprendre les raisons qu’il
avait de ne pas laisser échapper la grande chance de sa vie. L’indien, pendant
ce temps, continuait de faire ses paniers.
– Rendez-vous compte, mon brave, dit M.
Winthrop : une telle occasion ne se représentera sans doute jamais à vous !
Laissez-moi vous expliquer, noir sur blanc, la fortune que vous laisseriez
échapper en me faisant faux bond…
Il arracha un feuillet, puis un autre, de son
bloc-notes, les couvrit de chiffres, démontra au paysan qu’il pouvait devenir l’homme
le plus riche de tout le district. L’indien, sans répondre, le regardait faire
avec une expression de sincère admiration : il lui semblait prodigieux que l’on
pût faire, aussi vite, des multiplications, des divisions et des soustractions
aussi compliquées.
L’américain remarqua l’intérêt croissant de l’Indien,
mais se méprit sur sa signification.
– Voilà où vous en êtes, amigo,
dit-il : si vous faites ce que je vous de- mande, vous aurez un compte en
banque de quatre mille pesos exacte- ment ! Et pour vous montrer que je suis
vraiment votre ami, je suis prêt à arrondir la somme à cinq mille pesos tous en
argent.
Mais l’Indien n’avait pas un seul instant prêté
attention à ce que disait M. Winthrop. Une telle somme d’argent n’avait pour
lui aucune espèce de signification. Il ne s’était intéressé qu’à la rapidité
avec laquelle M. Winthrop calculait et alignait les chiffres.
– Alors, qu’en dites-vous ? Marché conclu
? Dites oui et je vous verse une avance à l’instant même.
– Je
vous ai déjà répondu, patroncito : le prix
est de quinze pesos la pièce.
– Mais, bon sang, s’écria M. Winthrop d’un
ton désespéré, vous n’avez donc rien compris ? Vous vous
obstinez à me faire le même prix !
– Oui, patroncito,
répondit l’Indien avec détachement. C’est le même prix parce que je ne peux pas
vous en faire un autre… Il y a d’ailleurs autre chose que vous ne savez
peut-être pas, señor : ces canastitas,
voyez-vous, il faut que je les fasse à ma manière, en y mettant ma chanson et
en y tressant de petits morceaux de mon âme. Si je devais en faire autant que
vous en voulez, je ne pourrais plus mettre mon âme et mes chansons dans chacun
d’eux. Chacun ressemblerait exactement aux autres, et cela me briserait peu à
peu le cœur. Il faut que chacun de mes paniers soit une chanson différente, que
j’entends le matin lorsque le soleil se lève, lorsque les oiseaux s’éveillent
et lorsque les papillons viennent se poser sur eux. Il le faut, parce que les
papillons aiment mes paniers et leurs jolies couleurs, et c’est pour cela qu’ils
viennent se poser sur eux, et c’est en les regardant que j’imagine de nouvelles
canastitas… Là-dessus, señor jefecito, si vous voulez bien m’excuser, je vais me
remettre au travail. J’ai déjà perdu beaucoup de temps, même si c’est un
plaisir et un grand honneur pour moi d’écouter parler un caballero
de votre qualité. Mais après-demain, c’est jour de marché à la ville, et il
faut que j’aie des paniers à vendre. Merci de votre visite, señor, et adios… »
Et c’est ainsi qu’il fut épargné aux poubelles
américaines de devenir le cimetière de petites canastitas
multicolores, vides, déchirées et chiffonnées, de ces petits paniers où un
Indien du Mexique avait tressé les rêves de son âme et les sanglots de son cœur
– ses poèmes silencieux.
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