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L’idée
générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque
sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de
la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir
saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs
rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est
permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté
matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de
vie, mais par-là même fugitif et insaisissable. La science comprend la
pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie,
non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable
pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée
humaine, qui est l’unique organe de la science.
Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande
mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son
action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants
officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La
mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports
généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois
générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du
monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les
jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant
aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est
nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un
mot, la science, c’est la boussole de la vie : mais ce n’est pas la
vie. La science est immuable. impersonnelle, générale, abstraite,
insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction
idéale. réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous
rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel
d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, le
cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute
palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de
souffrances, de joies, d’aspirations de besoins et de passions. C’est
elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels.
La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les
créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science,
sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le
monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement
abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé
par Wagner, non le musicien de l’avenir qui est lui-même une sorte de
créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel docteur Faust
de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique
d’éclairer la vie, non de la gouverner.
Le gouvernement de la science et des hommes de la science,
s’appelassent-ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte,
ou même des disciples de l’École doctrinaire du communisme allemand, ne
peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, Cruel, oppressif,
exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme
tels, ce que j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens : ils n’ont
ni sens ni cœur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas
même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de
leur métier. En tant qu’hommes de science ils n’ont à faire, ils ne
peuvent prendre intérêt qu’aux généralités, qu’aux lois.
La science, qui n’a affaire qu’avec ce qui est exprimable et constant,
c’est-à-dire avec des généralités plus ou moins développées et
déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui
seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais
insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut
dire l’unique limite de la science, une limite vraiment
infranchissable. Un naturaliste. par exemple, qui lui-même est un être
réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être
réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une
individualité vivante. Après l’avoir disséqué, le naturaliste le décrit
: eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général,
ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par
conséquent n’aura jamais la force d’exister, restera éternellement un
être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction,
l’ombre fixée d’un être vivant. La science n’a affaire qu’avec des
ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à
la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et
saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à-dire tout ce qui
passe ou ce qui fuit. L’exemple du lapin, sacrifié à la science, nous
touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à
la vie individuelle des lapins. Il n’en est pas ainsi de la vie
individuelle des hommes que la science et les hommes de science,
habitués à vivre parmi les abstractions, c’est-à-dire à sacrifier
toujours les réalités fugitives et vivantes a leurs ombres constantes,
seraient également capables, si on les laissait seulement faire,
d’immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités
abstraites. L’individualité humaine, aussi bien que celle des choses
les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non
existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien
se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle
immolés, comme le lapin, au profit d’une abstraction quelconque ; comme
ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la
politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également
à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de
sacrifier les individus à l’avantage de la même abstraction, appelée
seulement par chacune de noms différents, la première l’appelant vérité
divine, la seconde bien public, et la troisième justice.
Bien loin de moi de vouloir comparer les abstractions bienfaisantes de
la science avec les abstractions pernicieuses de la théologie, de la
politique et de la jurisprudence. Ces dernières doivent cesser de
régner, doivent être radicalement extirpées de la société humaine.–.son
salut, son émancipation, son humanisation définitive ne sont qu’à ce
prix –.tandis que les abstractions scientifiques, au contraire,
doivent prendre leur place, non pour régner sur l’humaine société,
selon le rêve liberticide des philosophes positivistes, mais pour
éclairer son développement spontané et vivant. La science peut bien
s’appliquer à la vie, mais jamais s’incarner dans la vie. Parce que la
vie, c’est l’agissement immédiat et vivant, le mouvement à la fois
spontané et fatal des individualités vivantes. La science n’est que
l’abstraction, toujours incomplète et imparfaite, de ce mouvement. Si
elle voulait s’imposer à lui comme une doctrine absolue. comme une
autorité gouvernementale, elle l’appauvrirait, le fausserait et le
paralyserait. La science ne peut sortir des abstractions, c’est son
règne. Mais les abstractions, et leurs représentants immédiats, de
quelque nature qu’ils soient, prêtres, politiciens, juristes,
économistes et savants, doivent cesser de gouverner les masses
populaires. Tout le progrès de l’avenir est là. C’est la vie et le
mouvement de la vie. l’agissement individuel et social des hommes.
rendus à leur complète liberté. C’est l’extinction absolue du principe
même de l’autorité. Et comment ? Par la propagande la plus largement
populaire de la science libre. De cette manière, la masse sociale
n’aura plus en dehors d’elle une vérité soi-disant absolue qui la
dirige et qui la gouverne, représentée par des individus très
intéressés à la garder exclusivement en leurs mains, parce qu’elle leur
donne la puissance, et avec la puissance la richesse, le pouvoir de
vivre par le travail de la masse populaire. Mais cette masse aura en
elle-même une vérité, toujours relative, mais réelle, une lumière
intérieure qui éclairera ses mouvements spontanés et qui rendra
inutiles toute autorité et toute direction extérieure.
Certes, les savants ne sont pas exclusivement des hommes de la science
et sont aussi plus ou moins des hommes de la vie. Toutefois, il ne
faut pas trop s’y fier, et, si l’on peut être à peu près sûr qu’aucun
savant n’osera traiter aujourd’hui un homme comme il traite un lapin,
il est toujours à craindre que le corps des savants, si on le laisse
faire, ne soumette les hommes réels et vivants à des expériences
scientifiques sans doute moins cruelles, mais qui n’en seraient pas
moins désastreuses pour leurs victimes humaines. Si les savants ne
peuvent pas faire des expériences sur le corps des hommes individuels,
ils ne demanderont pas mieux que d’en faire sur le corps social, et
voilà ce qu’il faut absolument empêcher.
Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant
comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment une caste à
part qui offre beaucoup d’analogie avec la caste des prêtres.
L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes
et réelles sont leurs victimes. et ils en sont les sacrificateurs
patentés.
La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. Sous ce
rapport, elle est infiniment inférieure à l’art, qui, lui aussi, n’a
proprement à faire qu’avec des types généraux et des situations
générales, mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les
incarner dans des formes qui, pour n’être point vivantes, dans le sens
de la vie réelle, n’en provoquent pas moins, dans notre imagination, le
sentiment ou le souvenir de cette vie ; il individualise en quelque
sorte les types et les situations qu’il conçoit, et, par ces
individualités sans chair et sans os, et, comme telles, permanentes ou
immortelles, qu’il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les
individualités vivantes, réelles qui apparaissent et qui disparaissent
à nos yeux. L’art est donc en quelque sorte le retour de l’abstraction
dans la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la
vie fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions
éternelles.
La science est aussi peu capable de saisir l’individualité d’un homme
que celle d’un lapin. C’est-à-dire qu’elle est aussi indifférente pour
l’une que pour l’autre. Ce n’est pas qu’elle ignore le principe de
l’individualité. Elle la conçoit parfaitement comme principe, mais non
comme fait. Elle sait fort bien que toutes les espèces animales, y
compris l’espèce humaine, n’ont d’existence réelle que dans un nombre
indéfini d’individus qui naissent et qui meurent faisant place à des
individus nouveaux également passagers. Elle sait qu’à mesure qu’on
s’élève des espèces animales aux espèces supérieures, le principe de
l’individualité se détermine davantage, les individus apparaissent plus
complets et plus libres. Elle sait enfin que l’homme, le dernier et le
plus parfait animal sur cette terre, présente l’individualité la plus
complète et la plus digne de considération, à cause de sa capacité de
concevoir et de concréter, de personnifier en quelque sorte en
lui-même, et dans son existence tant sociale que privée, la loi
universelle. Elle sait, quand elle n’est point viciée par le
doctrinarisme théologique ou métaphysique, politique ou juridique, ou
même par un orgueil étroitement scientifique et lorsqu’elle n’est point
sourde aux instincts et aux aspirations spontanées de la vie, elle
sait, et c’est là son dernier mot, que le respect humain est la loi
suprême de l’humanité et que le grand, le vrai but de l’histoire, le
seul légitime, c’est l’humanisation et l’émancipation, c’est la liberté
réelle, la prospérité réelle, le bonheur de chaque individu réel vivant
dans la société. Car, en fin de compte, à moins de retomber dans la
fiction liberticide du bien public représenté par l’État, fiction
toujours fondée sur le sacrifice systématique des masses populaires. il
faut bien reconnaître que la liberté et la prospérité collectives ne
sont réelles que lorsqu’elles représentent la somme des libertés et des
prospérités individuelles.
La science sait tout cela, mais elle ne va pas, elle ne peut aller
au-delà. L’abstraction constituant sa propre nature, elle peut bien
concevoir le principe de l’individualité réelle et vivante, mais elle
ne saurait avoir rien à faire avec les individus réels et vivants. Elle
s’occupe des individus en général, mais non de Pierre et de Jacques,
non de tel ou de tel autre individu, qui n’existent point, qui ne
peuvent exister pour elle. Ses individus à elle ne sont encore que des
abstractions.
Et pourtant, ce ne sont pas ces individualités abstraites, ce sont les
individus réels, vivants, passagers, qui font l’histoire. Les
abstractions n’ont point de jambes pour marcher, elles ne marchent que
lorsqu’elles sont portées par des hommes vivants. Pour ces êtres réels,
composés, non en idée seulement. mais en réalité de chair et de sang.
la science n’a pas de cœur. Elle les considère tout au plus comme de la
chair à développement intellectuel et social. Que lui font les
conditions particulières et le sort fortuit de Pierre et de Jacques ?
Elle se rendrait ridicule, elle abdiquerait et s’annulerait, si elle
voulait s’en occuper autrement que comme d’un exemple fortuit à l’appui
de ses théories éternelles. Et il serait ridicule de lui en vouloir
pour cela, car ce n’est pas là sa mission. Elle ne peut saisir le
concret ; elle ne peut se mouvoir que dans les abstractions. Sa
mission, c’est de s’occuper de la situation et des conditions générales
de l’existence et du développement soit de l’espèce humaine en général,
soit de telle race, de tel peuple, de telle classe ou catégorie
d’individus, des causes générales de leur prospérité ou de leur
décadence et des moyens généraux pour les faire avancer en toutes
sortes de progrès. Pourvu qu’elle remplisse largement et
rationnellement cette besogne, elle aura rempli tout son devoir, et il
serait vraiment ridicule et injuste de lui en demander davantage.
Mais il serait également ridicule, il serait désastreux de lui confier
une mission qu’elle est incapable de remplir. Puisque sa propre nature
la force d’ignorer l’existence et le sort de Pierre et de Jacques, il
ne faut jamais lui permettre, ni à elle ni à personne en son nom, de
gouverner Pierre et Jacques. Car elle serait bien capable de les
traiter à peu près comme elle traite les lapins. Ou plutôt, elle
continuerait de les ignorer ; mais ses représentants patentés, hommes
nullement abstraits mais au contraire très vivants, ayant des intérêts
très réels, cédant à l’influence pernicieuse que le privilège exerce
fatalement sur les hommes, finiront par les écorcher au nom de la
science, comme les ont écorchés jusqu’ici les prêtres, les politiciens
de toute couleur et les avocats, au nom de Dieu, de l’État et du droit
juridique.
Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de
la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la
science. Non pour détruire la science –.à Dieu ne plaise ! Ce serait un
crime de lèse-humanité.–, mais pour la remettre à sa place, de manière
à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. Jusqu’à présent toute
l’histoire humaine n’a été qu’une immolation perpétuelle et sanglante
de millions de pauvres êtres humains en l’honneur d’une abstraction
impitoyable quelconque : dieux, patrie, puissance de l’État, honneur
national, droits historiques, droits juridiques, liberté politique,
bien public. Tel fut jusqu’à ce jour le mouvement naturel spontané et
fatal des sociétés humaines. Nous ne pouvons rien y faire, nous devons
bien l’accepter, quant au passé, comme nous acceptons toutes les
fatalités naturelles. Il faut croire que c’était la seule voie possible
pour l’éducation de l’espèce humaine. Car il ne faut pas s’y tromper :
même en faisant la part la plus large aux artifices machiavéliques des
classes gouvernantes, nous devons reconnaître qu’aucune minorité n’eût
été assez puissante pour imposer tous ces horribles sacrifices aux
masses humaines s’il n’y avait eu dans ces masses elles-mêmes un
mouvement vertigineux, spontané, qui les poussât sans cesse à se
sacrifier à l’une de ces abstractions dévorantes qui, comme les
vampires de l’histoire, se sont toujours nourries de sang humain.
Que les théologiens, les politiciens et les juristes trouvent cela fort
beau, cela se conçoit. Prêtres de ces abstractions, ils ne vivent que
du sacrifice continuel des masses populaires. Que la métaphysique y
donne aussi son consentement ne doit pas nous étonner non plus. Elle
n’a d’autre mission que de légitimer et rationaliser autant que
possible ce qui est inique et absurde. Mais que la science positive
elle-même ait montré jusqu’ici les mêmes tendances, voilà ce que nous
devons constater et déplorer. Elle n’a pu le faire que pour deux
raisons : d’abord parce que, constituée en dehors de la vie populaire,
elle est représentée par un corps privilégié ; ensuite, parce qu’elle
s’est posée elle-même, jusqu’ici, comme le but absolu et dernier de
tout développement humain ; tandis que par une critique
judicieuse, qu’elle est capable et qu’en dernière instance elle se
verra forcée d’exercer contre elle-même, elle aurait dû comprendre
qu’elle n’est elle-même qu’un moyen nécessaire pour la réalisation d’un
but bien plus élevé, celui de la complète humanisation de la situation
réelle de tous les individus réels qui naissent, qui vivent et qui
meurent sur la terre.
L’immense avantage de la science positive sur la théologie, la
métaphysique, la politique et le droit juridique consiste en ceci, qu’à
la place des abstractions mensongères et funestes prônées par ces
doctrines, elle pose des abstractions vraies qui expriment la nature
générale ou la logique même des choses, leurs rapports généraux et les
lois générales de leur développement. Voilà ce qui la sépare
profondément de toutes les doctrines précédentes et ce qui lui assurera
toujours une grande position dans l’humaine société. Elle constituera
en quelque sorte sa conscience collective. Mais il est un côté par
lequel elle se rallie absolument à toutes ces doctrines, c’est qu’elle
n’a et ne peut avoir pour objet que des abstractions, et qu’elle est
forcée, par sa nature même, d’ignorer les individus réels, en dehors
desquels les abstractions même les plus vraies n’ont point de réelle
existence. Pour remédier à ce défaut radical, voici la différence qui
devra s’établir entre l’agissement pratique des doctrines précédentes
et celui de la science positive. Les premières se sont prévalues de
l’ignorance des masses pour les sacrifier avec volupté à leurs
abstractions, d’ailleurs toujours très lucratives pour leurs
représentants. La seconde, reconnaissant son incapacité absolue de
concevoir les individus réels et de s’intéresser à leur sort, doit
définitivement et absolument renoncer au gouvernement de la société ;
car si elle s’en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de
sacrifier toujours les hommes vivants, qu’elle ignore, à ses
abstractions qui forment l’unique objet de ses préoccupations légitimes.
La vraie science de l’histoire, par exemple, n’existe pas encore, et
c’est à peine si on commence à en entrevoir aujourd’hui les conditions
extrêmement compliquées. Mais supposons-la enfin aboutie : que
pourra-t-elle nous donner ? Elle rétablira le tableau raisonné et
fidèle du développement naturel des conditions générales, tant
matérielles qu’idéelles, tant économiques que politiques et sociales,
religieuses. philosophiques, esthétiques et scientifiques, des sociétés
qui ont eu une histoire. Mais ce tableau universel de la civilisation
humaine, si détaillé qu’il soit, ne pourra jamais contenir que des
appréciations générales et par conséquent abstraites, dans ce sens que
les milliards d’individus humains qui ont formé la matière vivante et
souffrante de cette histoire, à la fois triomphante et lugubre –
triomphante au point de vue de ses résultats généraux, lugubre au point
de vue de l’immense hécatombe de victimes humaines « écrasées sous son
char » –, que ces milliards d’individus obscurs, mais sans lesquels
aucun de ces grands résultats abstraits de l’histoire n’eût été obtenu,
et qui, notez-le bien, n’ont jamais profité d’aucun de ces résultats,
ne trouveront pas même la moindre petite place dans l’histoire. Ils ont
vécu, et ils ont été immolés, écrasés. pour le bien de l’humanité
abstraite, voilà tout.
Faudra-t-il en faire un reproche à la science de l’histoire ? Ce serait
ridicule et injuste. Les individus sont insaisissables pour la pensée,
pour la réflexion, même pour la parole humaine, qui n’est capable
d’exprimer que des abstractions ; insaisissables dans le présent, aussi
bien que dans le passé. Donc la science sociale elle-même, la science
de l’avenir, continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous
avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main
ferme et fidèle, les causes générales des souffrances individuelles
et parmi ces causes elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la
subordination, hélas ! trop habituelles encore, des individus vivants
aux généralités abstraites ; et qu’en même temps elle nous montre les
conditions générales nécessaires à l’émancipation réelle des individus
vivant dans la société. Voilà sa mission, voilà aussi ses limites,
au-delà desquelles l’action de la science sociale ne saurait être
qu’impuissante et funeste. Car au-delà de ces limites commencent les
prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants
patentés, de ses prêtres. Et il est bien temps d’en finir avec tous les
papes et les prêtres ; nous n’en voulons plus, alors même qu’ils
s’appelleraient des démocrates-socialistes.
Encore une fois, l’unique mission de la science, c’est d’éclairer la
route. Mais la vie seule, délivrée de toutes les entraves
gouvernementales et doctrinaires et rendue à la plénitude de son action
spontanée, peut créer. Comment résoudre cette antinomie ?
D’un côté, la science est indispensable à l’organisation rationnelle de
la société ; d’un autre côté, incapable de s’intéresser à ce qui est
réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l’organisation réelle ou
pratique de la société. Cette contradiction ne peut être résolue que
d’une seule manière : par la liquidation de la science comme être moral
existant en dehors de la vie sociale, et représenté, comme tel, par un
corps de savants patentés ; par sa diffusion dans les masses
populaires. La science, étant appelée désormais à représenter la
conscience collective de la société doit réellement devenir la
propriété de tout le monde. Par là, sans rien perdre de son caractère
universel, dont elle ne pourra jamais se départir, sous peine de cesser
d’être la science, et tout en continuant de ne s’occuper exclusivement
que des causes générales des conditions générales et des rapports
généraux des individus et des choses, elle se fondra dans les faits
avec la vie immédiate et réelle de tous les individus humains. Ce sera
un mouvement analogue à celui qui a fait dire aux protestants, au
commencement de la Réforme religieuse, qu’il n’y avait plus besoin de
prêtres, tout homme devenant désormais son propre prêtre, tout homme,
grâce à l’intervention invisible, unique, de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu. Mais ici il ne
s’agit ni de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ni du bon Dieu, ni de la
liberté politique, ni du droit juridique, toutes choses soit
théologiquement, soit métaphysiquement révélées, et toutes également
indigestes, comme on sait. Le monde des abstractions scientifiques
n’est point révélé ; il est inhérent au monde réel, dont il n’est rien
que l’expression et la représentation générale ou abstraite. Tant qu’il
forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des
savants, ce monde idéal nous menace de prendre, vis-à-vis du monde
réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés
l’office de prêtres. C’est pour cela qu’il faut dissoudre
l’organisation sociale séparée de la science par l’instruction
générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant
d’être des troupeaux menés et tondus par des pasteurs privilégiés,
puissent prendre désormais en main leur destinée historique [2].
Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce degré
d’instruction, faudra-t-il qu’elles se laissent gouverner par les
hommes de la science ? À Dieu ne plaise ! Il vaudrait mieux pour elles
se passer de la science que de se laisser gouverner par des savants. Le
gouvernement des savants aurait pour première conséquence de rendre la
science inaccessible au peuple et serait nécessairement un gouvernement
aristocratique, parce que l’institution actuelle de la science est une
institution aristocratique. L’aristocratie de l’intelligence ! Au point
de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus
arrogante et la plus insultante : tel serait le régime d’une société
gouvernée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie
et le mouvement dans la société. Les savants, toujours présomptueux,
toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de
tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur
souffle abstrait et savant.
Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie ; l’action
spontanée du peuple lui-même peut seule créer la liberté populaire.
Sans doute, il serait fort heureux si la science pouvait, dès
aujourd’hui, éclairer la marche spontanée du peuple vers son
émancipation. Mais mieux vaut l’absence de lumière qu’une fausse
lumière allumée parcimonieusement du dehors avec le but évident
d’égarer le peuple. D’ailleurs le peuple ne manquera pas absolument de
lumière. Ce n’est pas en vain qu’il a parcouru une longue carrière
historique et qu’il a payé ses erreurs par des siècles de souffrances
horribles. Le résumé pratique de ces douloureuses expériences constitue
une sorte de science traditionnelle, qui, sous certains rapports, vaut
bien la science théorique. Enfin une partie de la jeunesse studieuse,
ceux d’entre les jeunes bourgeois qui se sentiront assez de haine
contre le mensonge, contre l’hypocrisie, contre l’iniquité et contre la
lâcheté de la bourgeoisie, pour trouver en eux-mêmes le courage de lui
tourner le dos, et assez de noble passion pour embrasser sans réserve
la cause juste et humaine du prolétariat, ceux-là seront, comme je l’ai
déjà dit plus haut, les instructeurs fraternels du peuple ; en lui
apportant les connaissances qui lui manquent encore, ils rendront
parfaitement inutile le gouvernement des savants.
Si le peuple doit se garder du gouvernement des savants, à plus forte
raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes inspirés. Plus
ces croyants et ces poètes du ciel sont sincères et plus ils deviennent
dangereux. L’abstraction scientifique, ai-je dit. est une abstraction
rationnelle, vraie dans son essence nécessaire à la vie dont elle est
la représentation théorique la conscience. Elle peut, elle doit être
absorbée et digérée par la vie. L’abstraction idéaliste, Dieu, est un
poison corrosif qui détruit et décompose la vie, qui la fausse et la
tue. L’orgueil des savants, n’étant rien qu’une arrogance personnelle,
peut être ployé et brisé. L’orgueil des idéalistes n’étant point
personnel, mais un orgueil divin, est invincible et implacable. Il
peut, il doit mourir, mais il ne cédera jamais, et, tant qu’il lui
restera un souffle, il tendra à l’asservissement du monde sous le talon
de son Dieu, comme les lieutenants de la Prusse, ces idéalistes
pratiques de l’Allemagne, voudraient le voir écrasé sous la botte
éperonnée de leur roi. C’est la même foi – les objets n’en sont même
pas beaucoup différents – et le même résultat de la foi, l’esclavage.
C’est en même temps le triomphe du matérialisme le plus crasse et le
plus brutal. Il n’est pas besoin de le démontrer pour l’Allemagne, car
il faudrait être aveugle vraiment pour ne pas le voir, à l’heure qu’il
est. Mais je crois encore nécessaire de le démontrer, par rapport à
l’idéalisme divin.
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