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Les principes de la Révolution ne furent pas un, comme on nous les
présente, et, si l’on veut se servir des principes de 1789 —.devenus la
formule d’un dogme — pour combattre les doctrines socialistes, il faut
encore, et avant tout, déterminer de quels principes on veut parler,
car si le socialisme veut se chercher des ancêtres, il pourra les
trouver lui aussi dans le sein de la Convention et de la commune de
Paris, et en tous cas, en face de ces principes de 1789, dont on a
désormais consacré le sens par l’habitude, placer les principes de
1793. Ce qu’on appelle, en effet, communément les principes de la
Révolution, ce sont les principes de la bourgeoisie révolutionnaire.
Cette bourgeoisie élevée par les idéologues anarchistes du XVIIIème
siècle fut athée et individualiste et 1789 fut, pour elle, moins la
conquête que l’enregistrement de ses privilèges.
« Quand on ouvre l’almanach royal de l’année 1789, dit l’auteur de
l’Histoire de la bourgeoisie française depuis la Révolution, M..Bardoux, on est étonné de voir que les premiers rangs du tiers-état
sont en possession de toutes les fonctions civiles en dehors des
charges de cour, des gouvernements de province et des grades
militaires. Offices de judicature et de finance, à tous les degrés,
intendances, Conseil d’Etat, bureaux des ministères leur appartiennent.
En s’enrichissant par le négoce, les bourgeois ont créé les
capitalistes et les financiers… Ils prennent, de jour en jour, dans les
affaires de l’Etat une influence prépondérante ». Cette bourgeoisie qui
détenait la fortune publique, voulait avoir le pouvoir et le droit de
l’administrer, la facilité de l’augmenter et la puissance de la
maintenir entre ses mains. Pour cela, il lui suffisait d’être mise sur
un pied d’égalité avec la noblesse et d’avoir ainsi accès aux quelques
fonctions qui lui restaient interdites, d’avoir la disposition de ses
biens, d’être libre de s’imposer suivant les nécessités, mais non
au-delà. Ajoutez à cela, une réorganisation de la justice, quelques
lois industrielles et financières, la prise de possessions des biens du
clergé et, pour la bourgeoisie, la Révolution était faite. Aussi, son
exaspération contre ceux qui ne se montrèrent pas satisfaits d’avoir
changé de maîtres, fut d’autant plus grande qu’elle fut obligée de
céder, en partie du moins, aux exigences populaires. Des hommes comme
Mounier, comme Malouet, de nos jours, un historien comme M. Taine,
représentent exactement l’état d’esprit de cette bourgeoisie qui croit
avoir accompli son œuvre, et qui, après avoir lutté pendant des
siècles, se voit obligé de lutter encore pour conserver les prébendes
qu’elle a acquises. Elle voulait que la Révolution fut simplement la
reconnaissance officielle du pouvoir qu’elle détenait en fait. Égoïste,
elle voulait uniquement faire proclamer sa puissance, sa capacité
politique, elle voulait vaincre la noblesse et la monarchie absolue,
mais elle ne voyait pas plus loin. Sa surprise, la surprise des
Constituants, la surprise des Feuillants, celle des Girondins fut
d’entendre le peuple réclamer, lui aussi, ses droits, se lever à son
tour et frapper.
Cependant, les Bourgeois de 1789 n’ignoraient ni la situation
matérielle, ni les réclamations de ceux qui n’étaient pas appelés à
faire entendre leurs doléances. Écoutons parler le pauvre peuple ;
entendons les paroles des manouvriers, journaliers, artisans et autres,
dépourvus de toute propriété… Que disent-ils à la noblesse, au clergé,
aux puissants bourgeois qui vont se réunir ; ou plutôt que disent les
écrivains et les pamphlétaires qui se sont fait leurs interprètes ? Ils
disent : « Pourquoi nous oublier, nous autres pauvres artisans ? » «
Éloignés des assemblées de district, repoussés conséquemment des
assemblées générales, nous le serons encore des Etats Généraux ? Quoi !
nos griefs, nos réclamations ne pourront être ni entendus, ni discutés
! A peine pouvons-nous distinguer parmi quatre cents électeurs, quatre
ou cinq personnes qui, connaissant nos besoins, notre régime et nos
malheurs puissent y prendre un raisonnable intérêt ». Et les Cahiers du
4e Ordre, celui de l’ordre sacré des infortunes est plus net, plus
précis encore. « La nation, disent-ils, s’assemble pour discuter et
fonder des droits généraux qui seront érigés en lois constitutionnelles
et des droits particuliers ou privilégiés qui seront attaqués et
défendus. Elle s’assemble pour régler les impôts et leur répartition.
Les puissants et les riches paraissaient seuls intéressés à ces
discussions qui, cependant, décident inévitablement du sort des faibles
et des pauvres ».
Comment la bourgeoisie répondit-elle à ces réclamations ? En se
constituant politiquement et économiquement. En privant des droits de
citoyens tous ceux, c’est-à-dire, la majorité qui ne pouvaient, pour
être électeurs, payer une contribution égale à trois journées de
travail, et pour être éligibles, payer le marc d’argent. Par ce décret
du marc d’argent, contre lequel protestèrent Loustalot et Marat dans la
presse, Danton et Desmoulins aux Cordeliers, l’abbé Grégoire et
Robespierre à l’Assemblée Nationale, s’établit la nouvelle
aristocratie, l’aristocratie mercantile et financière qui triomphera
définitivement sous le Directoire, après la défaite du peuple en
germinal et en prairial, après l’écrasement des babouvistes.
Mais, à côté de ce décret, il faut placer une loi, la loi qui,
économiquement parlant, est la loi capital de la Constituante, je veux
parler de la loin du 14 juin 1791 qui interdit les coalitions ouvrières
et refusa aux ouvriers la liberté de défendre leurs intérêts généraux.
Le rapport de Chapelier qui précéda le vote de cette loi, contient
toute la doctrine économique de la bourgeoisie Industrielle, doctrine
qui est restée invariable depuis cent ans à travers toutes les
révolutions politiques. « Il ne doit pas être permis aux citoyens de
certaines professions, dit Chapelier, de s’assembler pour leurs
prétendus intérêts communs. Il n’y a plus de corporations dans l’Etat,
il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt
général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt
intermédiaire ». « C’est aux conventions libres d’individu à individu à
fixer la journée pour chaque ouvrier, c’est ensuite à l’ouvrier à
maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe ».
L’abolition des maîtrises et des jurandes avait libéré la commune et
l’industrie, l’interdiction des coalitions et des unions ouvrières
armait le capital des armes nécessaires à établir sa toute puissance :
« Tout tend, avait déjà dit Loustalot, à substituer une aristocratie
des riches à l’aristocratie des nobles », c’est-à-dire « à réaliser le
despotisme bourgeois ». En 1791, il eût pu répéter, avec plus de force
encore, ce qu’il écrivait au lendemain du décret du marc d’argent : «
l’aristocratie par des riches est établie sans pudeur », et il eut
approuvé, en 1793, Chaumette disant à la barre de la Convention : « De
nouveaux seigneurs, non moins cruels, non moins avides, non moins
insolents que les anciens se sont élevés sur les ruines de la
féodalité, ils ont affermé ou acheté les propriétés de leurs anciens
maîtres et continuent à marcher dans les sentiers battus par le crime,
à spéculer sur la misère publique, à tarir les sources de l’abondance
et à tyranniser les destructeurs de la tyrannie ». |