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Toujours,
l’État s’innocente au nom du Bien public de la violence qu’il exerce.
Et naturellement, il représente cette violence comme la garantie
même de ce Bien, alors qu’elle n’est rien d’autre que la garantie de
son pouvoir. Cette réalité demeure masquée d’ordinaire par l’obligation
d’assurer la protection des personnes et des propriétés, c’est-à-dire
leur sécurité. Tant que cette apparence est respectée, tout paraît à
chacun normal et conforme à l’ordre social. La situation ne montre sa
vraie nature qu’à partir d’un excès de protection qui révèle un excès
de présence policière. Dès lors, chacun commence à percevoir une
violence latente, qui ne simule d’être un service public que pour
asservir ses usagers. Quand les choses en sont là, l’État doit bien sûr
inventer de nouveaux dangers pour justifier le renforcement exagéré de
sa police : le danger le plus apte aujourd’hui à servir d’excuse est le
terrorisme.
Le prétexte du terrorisme a été beaucoup utilisé depuis un siècle, et
d’abord par les troupes d’occupation. La fin d’une guerre met fin aux
occupations de territoires qu’elle a provoquées sauf si une
colonisation lui succède. Quand les colonisés se révoltent, les
occupants les combattent au nom de la lutte contre le terrorisme. Tout
résistant est donc qualifié de « terroriste » aussi illégitime que soit
l’occupation. En cas de « libération », le terroriste jusque-là traité
de « criminel » devient un « héros » ou bien un « martyr » s’il a été
tué ou exécuté.
Les héros et les martyrs se sont multipliés depuis que les guerres ont
troqué la volonté de domination contre celle d’éradiquer le
« terrorisme ». Cette dernière volonté est devenue universelle depuis
les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade
Center : elle a même été sacralisée sous l’appellation de guerre du
Bien contre le Mal. Tous les oppresseurs de la planète ont sauté sur
l’occasion de considérer leurs opposants comme des suppôts du Mal, et
il s’en est suivi des guerres salutaires, des tortures honorables, des
prisons secrètes et des massacres démocratiques. Dans le même temps,
la propagande médiatique a normalisé les actes arbitraires et les
assassinats de résistants pourvu qu’ils soient « ciblés ».
Tandis que le Bien luttait ainsi contre le Mal, il a repris à ce
dernier des méthodes qui le rendent pire que le mal. Conséquence : la
plupart des États – en vue de ce Bien là – ont entouré leur pouvoir de
précautions si outrées qu’elles sont une menace pour les citoyens et
pour leurs droits. Il est par exemple outré que le Président d’une
République, qui passe encore pour démocratique, s’entoure de milliers
de policiers quand il se produit en public. Et il est également outré
que ces policiers, quand ils encombrent les rues, les gares et les
lieux publics, traitent leurs concitoyens avec une arrogance et souvent
une brutalité qui prouvent à quel point ils sont loin d’être au service
de la sécurité.
Nous sommes dans la zone trouble où le rôle des institutions et de leur
personnel devient douteux. Une menace est dans l’air, dont la violence
potentielle est figurée par le comportement des forces de l’ordre,
mais elle nous atteint pour le moment sous d’autres formes, qui
semblent ne pas dépendre directement du pouvoir. Sans doute ce pouvoir
n’est-il pas à l’origine de la crise économique qui violente une bonne
partie de la population, mais sa manière de la gérer est si évidemment
au bénéfice exclusif de ses responsables que ce comportement fait bien
davantage violence qu’une franche répression. L’injustice est tout à
coup flagrante entre le sort fait aux grands patrons et le désastre
social généré par la gestion due à cette caste de privilégiés, un
simple clan et pas même une élite.
La violence policière courante s’exerce sur la voie publique ; la
violence économique brutalise la vie privée. Tant qu’on ne reçoit pas
des coups de matraque, on peut croire qu’ils sont réservés à qui les
mérite, alors que licenciements massifs et chômage sont ressentis comme
immérités. D’autant plus immérités que l’information annonce en
parallèle des bénéfices exorbitants pour certaines entreprises et des
gratifications démesurées pour leurs dirigeants et leurs actionnaires.
Au fond, l’exercice du pouvoir étant d’abord affaire de « com »
(communication) et de séduction médiatique, l’État et ses
institutions n’ont, en temps ordinaire, qu’une existence virtuelle
pour la majorité des citoyens, et l’information n’a pas davantage de
consistance tant qu’elle ne se transforme pas en réalité douloureuse.
Alors, quand la situation devient franchement difficile, la douleur
subie est décuplée par la comparaison entre le sort des privilégiés et
la pauvreté générale de telle sorte que, au lieu de faire rêver, les
images « people » suscitent la rage. Le spectacle ne met plus en scène
qu’une différence insupportable et l’image, au lieu de fasciner, se
retourne contre elle-même en exhibant ce qu’elle masquait.
Brusquement, les cerveaux ne sont plus du tout disponibles !
Cette prise de conscience n’apporte pas pour autant la clarté car le
pouvoir dispose des moyens de semer la confusion. Qu’est-ce qui, dans
la « Crise », relève du système et qu’est-ce qui relève de l’erreur de
gestion ? Son désastre est imputé à la spéculation, mais qui a spéculé
sinon principalement les banques en accumulant des titres aux
dividendes mirifiques soudain devenus « pourris ». Cette pourriture
aurait dû ne mortifier que ses acquéreurs puisqu’elle se situait hors
de l’économie réelle mais les banques ayant failli, c’est tout le
système monétaire qui s’effondre et avec lui l’économie.
Le pouvoir se précipite donc au secours des banques afin de sauver
l’économie et, dit-il, de préserver les emplois et la subsistance des
citoyens. Pourtant, il y a peu de semaines, la ministre de l’économie
assurait que la Crise épargnerait le pays, puis, brusquement, il a
fallu de toute urgence donner quelques centaines de milliards à nos
banques jusque-là sensées plus prudentes qu’ailleurs. Et cela fait, la
Crise a commencé à balayer entreprises et emplois comme si le remède
précipitait le mal.
La violence ordinaire que subissait le monde du travail avec la
réduction des acquis sociaux s’est trouvée décuplée en quelques
semaines par la multiplication des fermetures d’entreprises et des
licenciements. En résumé, l’État aurait sauvé les banques pour écarter
l’approche d’un krach et cette intervention aurait bien eu des effets
bénéfiques puisque les banques affichent des bilans positifs, cependant
que les industries ferment et licencient en masse. Qu’en conclure sinon
soit à un échec du pouvoir, soit à un mensonge de ce même pouvoir
puisque le sauvetage des banques s’est soldé par un désastre ?
Faute d’une opposition politique crédible, ce sont les syndicats qui
réagissent et qui, pour une fois, s’unissent pour déclencher grèves et
manifestations. Le 29 janvier, plus de deux millions de gens défilent
dans une centaine de villes. Le Président fixe un rendez-vous aux
syndicats trois semaines plus tard et ceux-ci, en dépit du succès de
leur action, acceptent ce délai et ne programment une nouvelle journée
d’action que pour le 19 mars. Résultat de la négociation : le
« social » recevra moins du centième de ce qu’ont reçu les banques.
Résultat de la journée du 19 mars : trois millions de manifestants dans
un plus grand nombre de villes et refus de la part du pouvoir de
nouvelles négociations.
La crudité des rapports de force est dans la différence entre le don
fait aux banques et l’obole accordée au social. La minorité
gouvernementale compte sur l’impuissance de la majorité populaire et
la servilité de ses représentants pour que l’Ordre perdure tel qu’en
lui-même à son service. On parle ici et là de situation
« prérévolutionnaire », mais cela n’empêche ni les provocations
patronales ni les vulgarités vaniteuses du Président. Aux
déploiements policiers s’ajoutent des humiliations qui ont le double
effet d’exciter la colère et de la décourager. Une colère qui n’agit
pas épuise très vite l’énergie qu’elle a suscitée.
La majorité populaire, qui fut séduite et dupée par le Président et son
clan, a cessé d’être leur dupe mais sans aller au-delà d’une
frustration douloureuse. Il ne suffit pas d’être la victime d’un
système pour avoir la volonté de s’organiser afin de le renverser. Les
jacqueries sont bien plus nombreuses dans l’histoire que les
révolutions : tout porte à croire que le pouvoir les souhaite afin de
les réprimer de façon exemplaire. Entre une force sûre d’elle-même et
une masse inorganisée n’ayant pour elle que sa rage devant les
injustices qu’elle subit, une violence va croissant qui n’a que de faux
exutoires comme les séquestrations de patrons ou les sabotages. Ces
actes, spontanés et sans lendemain, sont des actes désespérés.
Il existe désormais un désespoir programmé, qui est la forme nouvelle
d’une violence oppressive ayant pour but de briser la volonté de
résistance. Et de le faire en poussant les victimes à bout afin de leur
démontrer que leur révolte ne peut rien, ce qui transforme
l’impuissance en humiliation. Cette violence est systématiquement
pratiquée par l’un des pays les plus représentatifs de la politique du
bloc capitaliste : elle consiste à réduire la population d’un
territoire au désespoir et à la maintenir interminablement dans cet
état. Des incursions guerrières, des bombardements, des assassinats
corsent régulièrement l’effet de l’encerclement et de l’embargo. Le
propos est d’épuiser les victimes pour qu’elles fuient enfin le pays ou
bien se laissent domestiquer.
L’expérimentation du désespoir est poussée là vers son paroxysme parce
qu’elle est le substitut d’un désir de meurtre collectif qui n’ose pas
se réaliser. Mais n’y a-t-il pas un désir semblable, qui bien sûr ne
s’avouera jamais, dans la destruction mortifère des services publics,
la mise à la rue de gens par milliers, la chasse aux émigrés ? Cette
suggestion n’est exagérée que dans la mesure où les promoteurs de ces
méfaits se gardent d’en publier clairement les conséquences. Toutefois
à force de délocalisations, de pertes d’emplois, de suppressions de
lits dans les hôpitaux, de remplacement du service par la rentabilité,
d’éloges du travail quand il devient introuvable, une situation
générale est créée qui, peu à peu, met une part toujours plus grande de
la population sous le seuil du supportable et l’obligation de le
supporter.
Naturellement, le pouvoir accuse la Crise pour s’innocenter, mais la
Crise ne fait qu’accélérer ce que le Clan appelait des réformes. Et il
ose même assurer que la poursuite des réformes pourrait avoir raison de
la Crise… Les victimes de cette surenchère libérale sont évidemment
aussi exaspérées qu’impuissantes, donc mûres pour le désespoir car la
force de leur colère va s’épuiser entre un pouvoir qui les défie du
haut de sa police, une gauche inexistante et des syndicats prenant soin
de ne pas utiliser l’arme pourtant imbattable de la grève générale.
Pousser à la révolte et rendre cette révolte impossible afin de mater
définitivement les classes qui doivent subir l’exploitation n’est que
la partie la plus violente d’un plan déjà mis en œuvre depuis
longtemps. Sans doute cette accélération opportune a-t-elle été
provoquée par la Crise et ses conséquences économiques, lesquelles ont
mis de la crudité dans les intérêts antipopulaires de la domination,
mais la volonté d’établir une passivité générale au moyen des médias
avait déjà poussé très loin son plan. Cette passivité s’est trouvée
brusquement troublée par des atteintes insupportables à la vie
courante si bien – comme dit plus haut – que les cerveaux ont cessé
d’être massivement disponibles. Il fallait dès lors décourager la
résistance pour que son mouvement rendu en lui-même impuissant devienne
le lieu d’une humiliation exemplaire ne laissant pas d’autre
alternative que la soumission. Ainsi le pouvoir économique, qui détient
la réalité du pouvoir, dévoile sa nature totalitaire et son mépris à
l’égard d’une majorité qu’il s’agit de maintenir dans la servilité en
attendant qu’il soit un jour nécessaire de l’exterminer. |