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Charles Peguy De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes - Troisième cahier de la Quinzaine, 4 novembre 1906 - |
Nuls hommes ne sont aussi bassement conservateurs, aussi férocement
réactionnaires que ces conservateurs traditionnels de la révolution,
car, d’autant que leur situation est une situation unique, d’autant ils
sont acharnés à la défendre. Ils se conforment ainsi au grand principe
de la conservation. Ils ont à la fois tous les avantages de la
solidité, politique et sociale, et ensemble toutes les incommutables
joies du vieil orgueil. Ils ont été des héros, peut-être authentiques,
une fois dans leur vie. Mais ils ne savaient pas ce que c’était, la
première fois, quand ils ont entrepris d’être des héros. Et ils ont eu
tellement peur cette fois-là, quand ils ont vue ce que c’était, que
d’être des héros, quand ils ont vu comme c’était fatigant, et
dangereux, et qu’il pouvait vous arriver malheur, qu’ils se sont bien
juré dans le fond de leur cœur, à eux-mêmes, qu’il n’y a pas de danger,
qu’on les y reprenne. Mais pour garder tout de même l’orgueil, dans
leur nouvelle situation, ils ont imaginé de faire de l’héroïsme à vie
une fonction d’Etat, et ils se sont faits et ce sont eux les
fonctionnaires héros inamovibles Ils ont gardé tout. C’est pour cela qu’ils ne pardonnent point à ceux qui font la deuxième sortie, le deuxième saut. Juste au moment où leur ancienne révolution, devenue bien conservatoire et très comme il faut, commençait à être reçue dans le monde. Bien portée. Portée comme une de ces décorations révolutionnaires. Légitime enfin. Presque légitimiste. Et voilà que ce retardé, par sa nouvelle sortie, par son deuxième saut, jette une fâcheuse suspicion sur cette opération première que vous aviez faite en commun avec lui. (…) On a noté souvent et depuis fort longtemps que les sectes religieuses, et à leur imitation les sectes politiques, pardonnent tout, qu’elles peuvent pardonner l’infidélité, l’indifférence, l’hostilité, la guerre, mais qu’elles ne pardonneront jamais l’apostasie. Elles admettent tout, que l’on soit contre elles ; à la rigueur ; autant que l’on voudra : mais elles ne pardonnent pas, elles n’admettent pas que celui qui a été en elles s’en aille, sorte, et soit contre elles ni même en dehors d’elles ; elles ne le pardonneront, elles ne l’admettront jamais ; c’est un vieux fait d’expérience que les sectes religieuses, et à leur imitation les sectes politiques, - les sectes politiques ayant pris des sectes religieuses tout ce qu’elles avaient de mauvais, et n’en ayant naturellement pas pris tout ce qu’elles pouvaient avoir de bon, - ne haïssent et ne poursuivent personne autant que leurs anciens religionnaires : c’est ici le premier degré du ressentiment ; un degré fort élevé déjà ; et c’est aussi une des raisons pourquoi le premier degré du danger, le premier degré du courage est aussi d’être une fois apostat. On sait que l’on s’attire ainsi des haines propres, et comme des haines d’élection. mais on n’a peut-être jamais noté combien la deuxième apostasie est infiniment plus dangereuse, combien elle demande un courage infiniment plus rare, combien par suite elle est elle-même infiniment plus rare, au point de ne se manifester pour ainsi dire jamais. Car les autres, qui sont aussi des apostats, qui ont commis avec vous cette apsotasie première, qui depuis ont fondé une fidélité, un loyalisme nouveau, vous en veulent, et comme apostat, et comme nouvel apostat, et infiniment comme ayant rappelé, par votre apostasie récente, cette ancienne, cette première, cette commune apostasie qu’ils commençaient de faire oublier. Etant orthodoxes de couche récente, ils ont une haine elle-même nouvelle, une haine infinie, une haine de néophyte contre cette apostasie nouvelle, contre cette apostasie deuxième, contre cette apostasie relapse qui fait dire à tout le monde : c’est leur ancien ami. Ou encore : ils ont fait comme lui, dans le temps. Et pourtant il faut que la vie de l’honnête homme soit en ce sens, une apostasie et une renégation perpétuelle, il faut que l’honnête homme soit un perpétuel renégat, il faut que la vie de l’honnête homme soit, en ce sens, une infidélité perpétuelle. Car l’homme qui veut demeurer fidèle à la vérité doit se faire incessamment infidèle à toutes les incessantes, successives, infatigables renaissantes erreurs. Et l’homme qui veut demeurer fidèle à la justice doit se faire incessamment infidèle aux injustices inépuisablement triomphantes. |