Charles Baudelaire

O est, je vous prie, la garantie du progrs ?


- CuriositŽs esthŽtiques - Exposition universelle, 1855 -


Il est encore une erreur fort ˆ la mode, de laquelle je veux me garder comme de lĠenfer. Ñ Je veux parler de lĠidŽe du progrs. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, brevetŽ sans garantie de la Nature ou de la DivinitŽ, cette lanterne moderne jette des tŽnbres sur tous les objets de la connaissance ; la libertŽ sĠŽvanouit, le ch‰timent dispara”t.

Qui veut y voir clair dans lĠhistoire doit avant tout Žteindre ce fanal perfide. Cette idŽe grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuitŽ moderne, a dŽchargŽ chacun de son devoir, dŽlivrŽ toute ‰me de sa responsabilitŽ, dŽgagŽ la volontŽ de tous les liens que lui imposait lĠamour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, sĠendormiront sur lĠoreiller de la fatalitŽ dans le sommeil radoteur de la dŽcrŽpitude. Cette infatuation est le diagnostic dĠune dŽcadence dŽjˆ trop visible.

Demandez ˆ tout bon Franais qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce quĠil entend par progrs, il rŽpondra que cĠest la vapeur, lĠŽlectricitŽ et lĠŽclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces dŽcouvertes tŽmoignent pleinement de notre supŽrioritŽ sur les anciens ; tant il sĠest fait de tŽnbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de lĠordre matŽriel et de lĠordre spirituel sĠy sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement amŽricanisŽ par ses philosophes zoocrates et industriels quĠil a perdu la notion des diffŽrences qui caractŽrisent les phŽnomnes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourdĠhui la question morale dans un sens plus dŽlicat quĠon ne lĠentendait dans le sicle prŽcŽdent, il y a progrs ; cela est clair. Si un artiste produit cette annŽe une Ïuvre qui tŽmoigne de plus de savoir ou de force imaginative quĠil nĠen a montrŽ lĠannŽe dernire, il est certain quĠil a progressŽ. Si les denrŽes sont aujourdĠhui de meilleure qualitŽ et ˆ meilleur marchŽ quĠelles nĠŽtaient hier, cĠest dans lĠordre matŽriel un progrs incontestable. Mais o est, je vous prie, la garantie du progrs pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques lĠentendent ainsi : le progrs ne leur appara”t que sous la forme dĠune sŽrie indŽfinie. O est cette garantie ? Elle nĠexiste, dis-je, que dans votre crŽdulitŽ et votre fatuitŽ.

Je laisse de c™tŽ la question de savoir si, dŽlicatisant lĠhumanitŽ en proportion des jouissances nouvelles quĠil lui apporte, le progrs indŽfini ne serait pas sa plus ingŽnieuse et sa plus cruelle torture ; si, procŽdant par une opini‰tre nŽgation de lui-mme, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelŽ, et si, enfermŽ dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-mme avec sa terrible queue, cet Žternel desideratum qui fait son Žternel dŽsespoir.?

TransportŽe dans lĠordre de lĠimagination, lĠidŽe du progrs (il y a eu des audacieux et des enragŽs de logique qui ont tentŽ de le faire) se dresse avec une absurditŽ gigantesque, une grotesquerie qui monte jusquĠˆ lĠŽpouvantable. La thse nĠest plus soutenable. Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et lĠaffrontent avec imperturbabilitŽ. Dans lĠordre poŽtique et artistique, tout rŽvŽlateur a rarement un prŽcurseur. Toute floraison est spontanŽe, individuelle. Signorelli Žtait-il vraiment le gŽnŽrateur de Michel-Ange ? Est-ce que PŽrugin contenait Rapha‘l ? LĠartiste ne relve que de lui-mme. Il ne promet aux sicles ˆ venir que ses propres Ïuvres. Il ne cautionne que lui-mme. Il meurt sans enfants. Il a ŽtŽ son roi, son prtre et son Dieu. CĠest dans de tels phŽnomnes que la cŽlbre et orageuse formule de Pierre Leroux trouve sa vŽritable application.

Il en est de mme des nations qui cultivent les arts de lĠimagination avec joie et succs. La prospŽritŽ actuelle nĠest garantie que pour un temps, hŽlas ! bien court. LĠaurore fut jadis ˆ lĠorient, la lumire a marchŽ vers le sud, et maintenant elle jaillit de lĠoccident. La France, il est vrai, par sa situation centrale dans le monde civilisŽ, semble tre appelŽe ˆ recueillir toutes les notions et toutes les poŽsies environnantes, et ˆ les rendre aux autres peuples merveilleusement ouvrŽes et faonnŽes. Mais il ne faut jamais oublier que les nations, vastes tres collectifs, sont soumises aux mmes lois que les individus. Comme lĠenfance, elles vagissent, balbutient, grossissent, grandissent. Comme la jeunesse et la maturitŽ, elles produisent des Ïuvres sages et hardies. Comme la vieillesse, elles sĠendorment sur une richesse acquise.

Souvent il arrive que cĠest le principe mme qui a fait leur force et leur dŽveloppement qui amne leur dŽcadence, surtout quand ce principe, vivifiŽ jadis par une ardeur conquŽrante, est devenu pour la majoritŽ une espce de routine. Alors, comme je le faisais entrevoir tout ˆ lĠheure, la vitalitŽ se dŽplace, elle va visiter dĠautres territoires et dĠautres races ; et il ne faut pas croire que les nouveaux venus hŽritent intŽgralement des anciens, et quĠils reoivent dĠeux une doctrine toute faite. Il arrive souvent (cela est arrivŽ au moyen ‰ge) que, tout Žtant perdu, tout est ˆ refaire.