|
Vancouver, Colombie Britannique.
Le fléau de la violence masculine contre les femmes ne prendra pas fin
avec le démantèlement des forces du capitalisme mondial. Le fléau de la
violence masculine existe indépendamment du capitalisme, de
l’impérialisme et du colonialisme. C’est un mal à part. Le combat pour
mettre fin à la violence masculine contre les femmes, qui est une
partie de la lutte mondiale des femmes, doit affirmer sa primauté dans
notre propre lutte. Les femmes et les filles, particulièrement celles
qui sont pauvres et de couleur, ne peuvent pas prendre part à un
mouvement de libération tant qu’elles ne sont pas libérées. Elles ne
peuvent pas nous faire part de leur sagesse, de leurs compétences et de
leur passion tant qu’elles ne sont pas libérées de la coercition
physique et de la domination violente. C’est pourquoi le combat pour
mettre fin à la domination masculine à travers le globe est non
seulement fondamental pour notre mouvement, mais il déterminera sa
réussite ou son échec. Nous ne pouvons nous lever pour quelques
oppressés et en ignorer d’autres. Personne n’est libre tant que tout le
monde ne l’est pas.
Vendredi soir à l’université Simon Fraser — alors que ma position sur la prostitution, exprimée dans une colonne du 8 mars sur Truthdig
et intitulée “la putasserie de la gauche”, avait poussé les
organisateurs d’une conférence sur l’extraction des ressources à
essayer de me bannir du rassemblement, chose qu’ils n’ont pu faire en
raison des protestations de féministes radicaux — j’ai affronté la
démence d’une société prédatrice. Une réunion prévue entre des
étudiants et moi, organisée par l’université, avait été annulée. Les
protestataires s’étaient rassemblés devant le hall. Certains sortirent
rageusement de la salle de conférence, claquant les portes derrière
eux, lorsque j’ai dénoncé le trafic de femmes et de filles prostituées.
Un chef tribal mâle, appelé Toghestiy, se leva après la présentation et
appela à ce que la salle soit “nettoyée” du mal — ceci après qu’Audrey
Siegl, une femme de la Première nation Musqueam, se soit exprimée
émotionnellement à propos de ce que d’autres femmes et elle-même
subissaient des mains de prédateurs masculins — et un des organisateurs
de la conférence, le professeur d’anglais Stephen Collis, se saisit du
microphone à la fin de la soirée, me qualifiant de “vindicatif”. Une
parfaite illustration de la faillite morale académicienne.
L’effondrement moral accompagne toujours les civilisations en déclin,
depuis la Rome de Caligula jusqu’à la décadence de la fin des empires
ottomans et austro-hongrois. Les cultures à l’agonie s’hypersexualisent
et se dépravent toujours. La primauté du plaisir personnel obtenu aux
dépens des autres est la caractéristique distinctive d’une civilisation
à l’agonie.
Edward Saïd définit l’exploitation sexuelle comme la caractéristique
fondamentale de l’Orientalisme, dont il disait qu’il était “une façon
occidentale de dominer, restructurer, et d’asseoir son autorité sur
l’Orient”. L’Orientalisme, écrit Saïd, se voit “lui-même et ses sujets
avec des œillères sexistes. […]. Les femmes [locales] sont généralement
les créatures d’un fantasme de pouvoir masculin. Elles expriment une
sensualité illimitée, sont plus ou moins stupides, et surtout, sont
consentantes”. De plus, poursuit-il, “lorsque la sexualité des femmes
est soumise, la nation est plus ou moins conquise”. La conquête
sexuelle des femmes indigènes, fait remarquer Saïd, correspond à la
conquête des terres elle-même.
La violence sexuelle des hommes blancs à l’encontre des femmes
asiatiques — et n’importe quelle femme Asiatique peut vous dire à quel
point une telle violence, et un tel racisme sexualisé, sont implacables
et courants — est le résultat direct de l’impérialisme Occidentale,
tout comme la violence sexuelle contre les femmes aborigènes est le
résultat direct du colonialisme blanc. Et le même comportement se
retrouve dans les guerres et à proximité des industries d’extractions
massives qui déclenchent souvent les guerres, comme celles que j’ai
couvertes au Congo.
Ce racisme sexualisé, cependant, ne se limite pas qu’aux guerres et aux
sites d’extraction. Il est la force motrice derrière les millions de
touristes sexuels mâles du Premier Monde se rendant dans le monde en
voie de développement, et derrière ceux qui vont à la recherche de
femmes pauvres et de couleur pour le trafic et l’esclavage sexuel dans
le monde industrialisé.
Les industries d’extraction, comme les guerres, habilitent une
population prédatrice à dominance masculine qui s’engage dans des
violences et des destructions terribles. Les guerres et les industries
d’extraction sont conçues pour anéantir tous les systèmes de support de
vie — familiaux, sociaux, culturels, économiques, politiques et
environnementaux. Et elles requièrent l’oblitération des communautés et
du bien commun. Sinon comment pourriez-vous convaincre des opérateurs
de Virginie-Occidentale du sud d’arracher les sommets de monts des
Appalaches pour accéder à des veines de charbon tout en transformant la
Terre qui les a vu grandir, eux et leurs ancêtres, en une décharge
fétide, toxique, où l’air, le sol et l’eau seront pollués pour des
générations? Ces vastes entreprises prédatrices permettent
l’enrichissement personnel, l’avancement et le pouvoir personnel aux
dépens de tout le monde et de toutes choses. Elles créent une immense
division permanente entre les exploiteurs et les exploités, rarement
franchie. Et plus vous êtes vulnérables, plus ces rapaces apparaîtront
autour de vous pour se nourrir de vos afflictions. Ceux qui souffrent
le plus sont les enfants, les femmes et les personnes âgées — les
enfants et les personnes âgées parce qu’ils sont vulnérables, et les
femmes parce qu’elles sont chargées de prendre soin d’eux.
Les abus sexuels sur les femmes et les filles pauvres élargissent la
division entre les prédateurs et leurs proies, entre les exploiteurs et
les exploités. Et dans chaque zone de guerre, comme dans chaque ville
nouvelle qui émerge autour des industries d’extraction, vous retrouvez
une exploitation sexuelle répandue par quelques bandes d’hommes. C’est
ce qui se passe dans les villes naissantes autour du fracking dans le
Dakota du Nord.
Les seuls groupes que les guerres produisent en plus grand nombre que
les filles et les femmes prostituées sont les meurtriers, les réfugiés
et les cadavres. J’étais avec les unités US des corps de Marines qui
devaient être envoyées aux Philippines et dont les membres avaient pour
habitude d’écumer les bars pour y choisir des prostitués Philippines
qu’ils appelaient les LBFM (PMBM) — Little Brown Fucking Machines
(Petites Machines de Baise Marrons), une expression inventée par les
troupes d’occupations US arrivées aux Philippines en 1898.
Le centre-ville de San Salvador quand j’étais au Salvador pendant la
guerre, était rempli de prostituées, de salons de massage, de bordels
et de boîtes de nuit où des femmes et des filles, ayant atterri dans
les bidonvilles urbains en raison des combats ayant lieu dans leur
communauté rurale, privées de leur maison et de leur sécurité, souvent
séparés de leur famille, étaient prostituées par des gangsters et des
seigneurs de guerre. J’ai vu la même explosion de prostitution en
couvrant la Syrie, Sarajevo, Belgrade, Nairobi, le Congo — où les
forces armées congolaises violaient et torturaient systématiquement des
filles et des femmes près des mines de cuivre d’Anvil Mining de
Dikulushi — et lorsque j’étais à Djibouti, où les filles et les femmes,
réfugiées des combats de l’autre côté de la frontière en Éthiopie,
étaient rassemblées par des trafiquants dans un quartier pauvre,
véritable marché à ciel ouvert de chair humaine.
L’esclavage sexuel — et, et ce n’est pas fortuit, la pornographie — et
toujours l’une des industries les plus lucratives de la guerre. Ce
n’est pas un accident. Car la guerre, comme la destruction de la terre
pour le pillage, est aussi une attitude prédatrice. C’est un déni du
sacré. C’est tourner le dos à la déférence. Les êtres humains, comme la
Terre elle-même, deviennent des objets à détruire ou à utiliser pour se
satisfaire, ou les deux. Ils deviennent de simples marchandises n’ayant
aucune valeur intrinsèque au-delà de leur valeur monétaire. Le pillage
de la terre, à l’instar de la guerre, est une histoire de convoitise,
de pouvoir et de domination. La violence, le pillage, la destruction,
le travail forcé, la torture, l’esclavage et, oui, la prostitution,
font partie du capitalisme débridé, ce mal qui les regroupe tous. Et
nous nous opposerons unis, ou divisés, à ce mal. En ignorer certains
aspects, dire que certaines attitudes prédatrices sont acceptables et
que d’autres ne le sont pas, nous rendra impuissants face à lui.
L’objectif des oligarques impérialistes et corporatistes c’est de
maintenir la division au sein des opprimés. Ils y arrivent plutôt bien.
Nous devons commencer tout combat contre le capitalisme les
dégradations environnementales en tenant compte des souffrances et des
cris des opprimés, en particulier ceux des femmes et des filles qui
sont soumises aux violences masculines. Alors que le capitalisme
exploite le racisme et les inégalités de genre à ses propres fins, que
l’impérialisme et le colonialisme sont conçus pour réduire les femmes
des cultures indigènes en esclaves sexuelles, le racisme et les
inégalités de genre existent indépendamment du capitalisme. Et s’ils ne
sont pas consciencieusement nommés et combattus, ils existeront même
après la destruction du capitalisme.
Cette lutte pour la libération des femmes, qui s’étend au-delà de
l’objectif du démantèlement du capitalisme corporatiste, pose des
questions importantes et peut-être différentes sur le rôle du
gouvernement et l’utilisation de la loi, comme le soulignent les
féministes radicaux comme Lee Lakeman. Les femmes qui s’engagent dans
la lutte pour la liberté à travers le globe ont besoin de lois et de
politiques effectives afin de ne plus être soumises au chantage,
intimidées, et de ne plus se voir refuser l’accès à l’argent et aux
ressources nécessaires à la vie, particulièrement parce qu’elles sont
disproportionnellement chargées des soins des malades, des jeunes, des
vieux et des indigents. La violence masculine contre les femmes est la
première force utilisée pour écraser la révolte collective mondiale des
femmes. Et la violence masculine contre les féministes — militant pour
un monde paisible, égalitaire et soutenable — est omniprésente.
S’attaquer à la prostitution, à l’objectification, à
l’hypersexualisation des femmes c’est souvent être menacé de viol.
S’attaquer aux extractions minières, défendre la ressource en eau,
soutenir les lanceurs d’alerte, si vous êtes une femme, c’est souvent
se voir menacer non seulement de destitution économique, mais de
violence menant à la prostitution. Nous devons, en tant qu’activistes,
mettre fin à cette objectification des femmes et à la violence
masculine. Si nous ne le faisons pas, nous n’aurons jamais accès aux
idées et aux compétences des femmes, en particulier des femmes de
couleur, ce qui est essentiel pour la création d’une vision globale
d’un futur meilleur. Donc bien qu’il nous faille décrier la violence
l’exploitation contre tous les opprimés, nous devons aussi reconnaître
que la violence masculine contre les femmes — y compris la prostitution
et son promoteur, la pornographie — est une force mondiale spécifique
et séparée. C’est un outil du capitalisme, souvent un produit de
l’impérialisme du colonialisme, mais il existe en dehors du
capitalisme, de l’impérialisme du colonialisme. Et c’est une force que
les hommes en général, y compris, tristement, la plupart des hommes à
gauche, refusent de reconnaître, et encore moins de combattre. C’est
pourquoi la lutte pour la liberté des femmes est absolument cruciale
pour notre mouvement. Sans cela la liberté échouera.
L’abus, et particulièrement l’abus sexuel des femmes est banal en zone
de guerre. J’ai interviewé des filles musulmanes et des femmes enrôlées
de force dans des bordels serbes et des camps de viol, généralement
après que leurs pères, leurs maris et leurs frères aient été exécutés.
Et en préparant une colonne pour Truthdig
intitulée “Rappelé à la vie” j’ai discuté avec une femme qui se
prostituait dans les rues de Camden, dans le New Jersey — qui est,
selon le bureau de recensement, la ville la plus pauvre des États-Unis
; une ville où j’ai passé plusieurs semaines en compagnie du
dessinateur Joe Sacco, lors de recherches pour notre livre “jours de
destruction, jours de révolte”.
“Elles vous suceraient la bite pour un bout de crack”, nous dit
Christine Pagano à propos des femmes prostituées des rues de Camden,
ajoutant que les hommes refusaient les préservatifs. “Camden ne
ressemblait à rien de ce que j’avais vu auparavant. La pauvreté y est
si terrible. Les gens vous volent pour cinq dollars, littéralement pour
cinq dollars. Ils vous menaceraient à l’aide d’un pistolet pour pas un
sou. Je sortais de la voiture, je marchais cinq minutes le long de la
route et je me faisais attraper. Et ils prenaient tout mon argent. La
première fois que ça m’est arrivé j’ai pleuré pendant une heure. Vous
vous avilissez. Vous sortez de la voiture. Et un type braque un flingue
sur vous.”
“J’ai tout abandonné à ce niveau-là, je voulais mourir”, nous dit-elle.
“Je m’en foutais. De tout, de la culpabilité, de la honte, d’avoir
laissé mon fils, de ne pas parler à mon fils, de ne pas parler à ma
famille”.
“La dernière fois fut la plus brutale”, nous dit-elle. “C’était sur
Pine Street près du Off Broadway [Lounge]. Il y a des buissons sur le
côté. Je n’accepte jamais dans la rue normalement. Ils doivent être en
voiture. Mais j’étais malade. J’étais fatigué.”
Un homme dans la rue lui a proposé 20 $ pour du sexe oral. Mais une
fois dans les buissons il a sorti un poignard. Il lui a dit que si elle
criait il la tuerait. Quand elle a résisté, il l’a poignardée.
“Il essayait de me poignarder dans le vagin”, nous dit-elle. Il lui a
poignardé la cuisse. “Et c’est assez mauvais parce que je n’ai jamais
vraiment fait quelque chose [pour cette blessure]. Ça a fini par
devenir une grosse infection”.
“Il m’a fait tenir son téléphone où il y avait du porno”,
explique-t-elle. “Il n’a jamais entièrement descendu son pantalon. Et à
ce moment-là je saignais assez abondamment. J’étais étendue dans des
morceaux de verre devant le bar. J’avais des petits bouts de verre dans
le dos. Je me souviens que j’étais vraiment effrayée. Et puis j’ai
commencé à être étourdie. Je lui ai demandé s’il pourrait arrêter un
moment afin que je fume une cigarette. Il m’a laissé faire. J’ai réussi
à lui faire ranger le poignard parce que j’étais gentille et que je
l’écoutais. Il a planté le poignard dans la terre. Et il m’a dit,
“c’est juste pour que tu saches que je peux le ramasser n’importe
quand”. Je pense que dans sa tête il pensait que j’étais suffisamment
effrayée. Dans ma tête j’essayais de réfléchir à un moyen de me sortir
de ce pétrin. Et puis j’ai repensé au fait qu’une des choses qu’il me
demandait de faire c’était de lui lécher le cul. Il aimait ça. La
dernière fois qu’il s’est retourné et m’a demandé de le faire je l’ai
poussé. J’étais prête à m’enfuir”.
Elle a alors couru nue dans la rue. Le tumulte a attiré la police. Un
passant lui a donné sa chemise pour qu’elle se couvre. Elle faisait
1,65 m pour à peine 40 kg. Sa peau était grise. Ses pieds si enflés
qu’elle portait des sandales pour homme taille 12.
Les années que j’ai passées en tant que correspondant de guerre ne
m’ont pas laissé indemne. La violence m’a enlevé nombre de ceux avec
qui je travaillais, dont Kurt Schork, avec qui j’ai couvert les guerres
en Irak, en Bosnie et au Kosovo. J’ai été capturé et fait prisonnier à
Basra durant le soulèvement chiite qui suivit la guerre du Golfe et
j’ai fini entre les mains de la police secrète irakienne. Je comprends
un peu ce que c’est que d’être impuissant et physiquement abusé. Et
après que Saddam Hussein ait expulsé les kurdes du nord de l’Irak, ma
traductrice, une jeune femme, a disparu dans la fuite chaotique des
kurdes. Cela m’a pris des semaines pour la retrouver. Quand je l’ai
retrouvée, elle était prostituée, et engourdie par les traumatismes.
Entendre ses sanglots guérirait quiconque de la notion selon laquelle
vendre son corps pour du sexe c’est comme échanger une marchandise à la
bourse.
Imaginez ce que ça doit être pour votre bouche, votre vagin et votre
rectum d’être pénétrés chaque jour, encore et encore, par des hommes
étrangers vous appelant “salope”, “souillon”, “putain”, et “pute”, vous
giflant et vous frappant, et d’être ensuite battue par un proxénète. Ça
n’est pas du sexe. Et ça n’est pas du travail sexuel. C’est du viol en
réunion.
Avant d’arriver à Vancouver, certains des organisateurs de la
conférence ont rendu public un communiqué commentant ma condamnation de
la prostitution, expliquant que la prostitution était “complexe et
multiforme”. La note assurait ensuite aux participants de la conférence
que l’institut des humanités de l’université ne “prenait pas parti dans
ce débat difficile et extrêmement litigieux”.
Mais la prostitution n’a rien de complexe ou de multiforme, pas
lorsqu’on considère l’acte physique et brutal fondamental. Cela vous
change en un morceau de viande. Peu importe que cela ait lieu dans une
ruelle ou dans une chambre d’hôtel. Et les maladies inévitables, les
traumatismes émotionnels et les blessures physiques que subissent les
femmes, ainsi qu’une espérance de vie réduite, sont très bien
documentés étude après étude.
La prostitution s’intègre parfaitement dans le paradigme du capitalisme
mondial. Les blessures physiques, les maladies et les espérances de vie
réduites des mineurs avec qui j’ai vécu à la mine d’étain de Siglo XX
en Bolivie — qui sont pour la plupart morts, dans la force de l’âge, de
silicose — sont une autre manifestation de la nature prédatrice du
capitalisme. Personne ne choisit de mourir de silicose, ni de la
pneumoconiose des mineurs. Personne ne choisit de vendre son corps dans
la rue. Vous finissez dans les mines, tout comme vous finissez dans la
prostitution, parce que le capitalisme global ne vous laisse pas le
choix.
“Au Canada, des jeunes femmes et des filles d’origine indigène sont
poussées à la prostitution dans la rue en nombre bien plus
disproportionné que les femmes blanches”, m’a expliqué Summer Rain
Bentham, une femme de la Première nation des Squamish qui a vécu et qui
a travaillé dans les rues du centre-ville appauvri de l’est de
Vancouver, et qui s’est courageusement levé de son siège dans la salle
de conférence et m’a rejoint sur le podium par solidarité après la
présentation. “Nos vies sont estimées à valeur moindre parce que le
monde occidental a décidé que nous ne valions rien. Ces visions
racistes créent une hiérarchie basée sur la race même au sein de la
prostitution des femmes. Ce qui fait que certaines femmes sont à
l’intérieur dans les clubs de strip-tease ou les “agences” — et parfois
éduquées, et dans certains cas peuvent réellement penser avoir une
autre option que la prostitution. Cette hiérarchie raciste laisse les
femmes aborigènes au plus bas dans cette affaire de prostitution de
survie sans autre choix, et subissant un niveau de violence difficile à
saisir ou à comprendre. Une violence qui ne les quittera jamais et qui
est perpétuée par des hommes non seulement parce que nous sommes des
femmes, mais aussi parce que nous sommes des femmes indigènes. C’est le
privilège des hommes, leur pouvoir et leurs prérogatives mondiales qui
maintiennent les femmes enchâssées dans la prostitution. Ce sont les
hommes qui bénéficient du fait que les femmes indigènes soient
maintenues au plus bas. La prostitution n’est pas un choix ni pour la
plupart des femmes ayant été prostituées, ni pour celles n’y ayant
jamais fait face. La prostitution nous ne la souhaitons à aucune femme
et à aucune fille.”
Nous sommes appelés à construire un monde où nous aurions tous
l’opportunité de choisir la sécurité, la sûreté et le bien-être plutôt
que des emplois traumatisants, répugnants, mutilants et destructeurs.
Je ne vois pas l’intérêt de cette lutte si ça n’est pas notre objectif.
La violence sexuelle et la soumission sexuelle ne peuvent être séparées
du capitalisme débridé, et de l’héritage du colonialisme et de
l’impérialisme, peu importe à quel point les trafiquants, les
proxénètes, les bordels, les propriétaires de salons de massage, et
leurs défenseurs le souhaiteraient. Elles sont parties intégrantes d’un
monde où les massacres industriels de masse ont tué des centaines
d’innocents à Gaza et plus d’un million en Irak et en Afghanistan, où
les malades mentaux sont jetés à la rue, où un pays comme les
États-Unis incarcère 2,3 millions de gens, la plupart pauvres et de
couleur, 25 % de la population carcérale du monde, en cage pour des
décennies, et où la vie des travailleurs pauvres n’est rien d’autre
qu’une longue crise. Ceci est un monde, c’est un système. Et ce
système, dans son intégralité, doit être renversé et détruit si nous
voulons avoir la moindre chance de durer en tant qu’espèce.
Ce n’est pas un accident si de nombreuses images d’Abu Ghraib ayant
fuitées ressemblent à des scènes de films pornos. Il y a un cliché d’un
homme nu à genoux devant un autre homme, comme pour du sexe oral. Il y
a une photo d’un homme nu tenu en laisse par une femme soldat
états-unienne. Il y a des photos d’hommes nus enchaînés. Il y a des
photos d’hommes nus empilés les uns sur les autres par terre comme dans
un viol collectif de prison. Il y a des centaines d’autres photos
classifiées qui montrent prétendument la masturbation forcée de
prisonniers irakiens avec parmi eux des jeunes garçons, et leurs viols
par des soldats US, dont beaucoup ont été éduqués à ces techniques de
torture dans notre vaste système d’incarcération de masse.
Les images sexualisées reflètent le racisme, l’insensibilité et la
perversion qui coulent comme une rivière de rage souterraine à travers
notre culture prédatrice. C’est le langage du contrôle absolu, de la
domination totale, de la haine raciale, de l’esclavage, de
l’humiliation et de la soumission. C’est un monde sans pitié. Un monde
qui réduit les êtres humains à des marchandises, à des objets. Et cela
fait partie d’un malaise culturel qui nous tuera aussi sûrement que la
poursuite des exploitations de sables bitumineux de l’Alberta.
L’objet de la culture corporatiste, de l’idéologie néolibérale, de
l’impérialisme et du colonialisme est de priver les gens de leurs
attributs humains. Notre identité en tant qu’être humain distinct doit
être supprimée. Notre histoire et notre dignité doivent être
oblitérées. L’objectif est de transformer chaque forme de vie en une
marchandise à exploiter. Et les filles, et les femmes sont en haut de
la liste. Dans mon livre “l’empire de l’illusion” je consacre un
chapitre, le plus long chapitre du livre, à la pornographie, qui est en
substance de la prostitution filmée. Dans le porno une femme n’est pas
une personne mais un jouet, une poupée de plaisir. Elle existe pour
satisfaire tous les désirs qu’un mâle pourrait avoir. Elle n’a pas
d’autres fins. Son vrai nom s’évapore. Elle adopte un nom de scène
vulgaire et facile. Elle devient une esclave. Elle est filmée dans un
avilissement et un abus physique. Elle est filmée en train d’être
torturée — la majorité de ces torturées dans les films étant des femmes
asiatiques. Ces films sont vendus à des clients. Les clients sont
excités par l’illusion de pouvoir eux aussi dominer et abuser les
femmes. Le pouvoir absolu sur l’autre, comme je l’ai constaté maintes
fois en temps de guerre, s’exprime presque toujours à travers le
sadisme sexuel.
Le capitalisme, ainsi que l’impérialisme et le colonialisme, ses
extensions naturelles, est perpétué par les stéréotypes racistes. Cette
déshumanisation s’exprime dans le film “American Sniper”, dans lequel
des Irakiens, dont des femmes et des enfants, deviennent des bombes
humaines unidimensionnelles méritant d’être abattus par le héros du
film. Ceux qui s’engagent à détruire un autre peuple et ses terres
doivent d’abord déshumaniser ceux qui aiment ces terres, qui y vivent
et qui en prennent soin. Cette déshumanisation sert à justifier la
domination. L’impérialisme, comme le colonialisme, dépend de
stéréotypes raciaux, dont un racisme sexuel et une prostitution forcée
des femmes de couleur, afin d’annihiler la culture, la dignité et
finalement la résistance des populations indigènes. C’est vrai en
Afrique, en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Les traditions
et les valeurs indigènes sont qualifiées de primitives et d’inutiles.
Les opprimés transformés en sous-humains, dont les vies ne comptent pas
vraiment, et qui font obstacle à la glorieuse civilisation Occidentale
et au progrès, des gens qui méritent d’être éradiqués.
Et vous pouvez apercevoir ce racisme dans le porno. Les hommes noirs
sont des animaux primitifs, des étalons musculeux et analphabètes aux
nombreuses prouesses sexuelles. Les femmes noires sont pleines de
luxure brute et animalière. Les femmes latines sont chaudes et racées.
Les femmes asiatiques sont de douces geishas soumises. Le porno, comme
l’écrit Gail Dines, est le “nouveau spectacle du troubadour”. Il
s’exprime à l’aide des clichés racistes qui sont la base de la culture
dominante blanche.
Ce que l’on fait aux filles et aux femmes à travers la prostitution
n’est qu’une version de ce que l’on fait à tous ceux qui n’adhèrent pas
aux projets déments du capitalisme mondial. Et si nous voulons avoir
une chance de riposter, nous allons devoir nous lever pour les
opprimés, pour tous ceux qui sont devenus des proies. Échouer en cela
serait commettre un suicide moral, financier et politique. Tourner le
dos à certains des opprimés c’est fracturer notre pouvoir. C’est
oblitérer notre autorité morale. C’est ne pas comprendre que le système
d’exploitation prédatrice intégrale cherche à tous nous avaler et nous
dévorer. Être radical c’est être aux côtés de tous ceux que l’on
transforme en objet, particulièrement les filles et les femmes que la
communauté mondiale, et la majorité de la gauche a abandonnés.
Andrea Dworkin l’avait compris :
«
Le capitalisme n’est ni pernicieux ni cruel lorsque la marchandise est
une putain ; le profit n’est ni pernicieux ni cruel lorsque le
travailleur aliéné est un morceau de viande femelle ; le vampirisme
corporatiste n’est ni pernicieux ni cruel lorsque les corporations en
question, les syndicats du crime organisé, vendent des culs de femmes ;
le racisme n’est ni pernicieux ni cruel quand c’est un cul noir, ou
jaune, ou rouge, ou hispanique, ou juif qui se vend au plaisir de
n’importe quel passant ; la pauvreté n’est ni pernicieuse ni cruelle
quand elle est la pauvreté des femmes dépossédées qui n’ont
qu’elles-mêmes à vendre ; la violence des puissants contre les
impuissants n’est ni pernicieuse ni cruelle lorsqu’elle s’appelle
sexualité.; l’esclavage
n’est ni mauvais ni cruel quand il s’agit d’esclavage sexuel ; la
torture n’est ni mauvaise ni cruelle quand les tourmentés sont des
femmes, des prostituées, des salopes. La nouvelle pornographie est de
gauche ; et la nouvelle pornographie est un vaste cimetière où la
gauche est allée mourir. La gauche ne peut posséder à la fois son
idéologie et ses putains. »
Les Européens et les euro-américains conquérants, exploiteurs et
assassins de communautés indigènes ne faisaient pas seulement la guerre
contre un peuple et la Terre mais contre une éthique concurrentielle.
Les traditions des sociétés indigènes prémodernes, la structure commune
de leur société, devaient être détruites afin que les colonialistes,
que les capitalistes mondiaux, puissent implanter l’éthique négative du
capitalisme. Dans les sociétés indigènes, la thésaurisation aux dépens
des autres était méprisée. Dans ces sociétés tous mangeaient ou
personne ne mangeait. Ceux qui étaient respectés étaient ceux qui
partageaient ce qu’ils avaient avec les moins favorisés et qui
s’exprimaient dans le langage du sacré. Ces cultures indigènes
ancestrales étaient tenues par le concept de révérence. C’est cette
capacité à honorer le sacré, le sacré de toute vie — et en tant que
vegan j’inclus tous les animaux — que le capitalisme, le colonialisme
et l’impérialisme cherchent à éradiquer. Nous devons écouter les
femmes, particulièrement les femmes indigènes, dans notre redécouverte
de cette éthique ancestrale.
“Ils traitent la Terre mère comme ils traitent les femmes…”, nous
explique Lisa Brunner, la spécialiste du programme national de
ressources des femmes indigènes. “Ils pensent pouvoir nous posséder,
nous acheter, nous vendre, nous échanger, nous louer, nous empoisonner,
nous violer, nous détruire, nous utiliser comme divertissement et nous
tuer. Je suis contente de voir que l’on parle du niveau de violence que
subit la Terre mère, car il égale celui que l’on subit nous [les
femmes]. Ce qui lui arrive nous arrive… Nous sommes les créatrices de
la vie. Nous portons cette eau qui crée la vie tout comme la Terre mère
porte l’eau qui maintient nos vies. Je suis donc heureuse de voir nos
hommes se lever ici, mais rappelez-vous que lorsque vous vous levez
pour l’un, vous devez vous lever pour l’autre”.
La Terre est jonchée des vestiges des empires et des civilisations
passés, ces ruines qui nous avertissent des dangers de la folie et de
l’orgueil démesuré des humains. Nous semblons condamnés en tant
qu’espèce à entraîner notre propre extinction, alors que ce moment
apparaît comme le dénouement de l’ensemble du triste spectacle de la
vie sédentaire, civilisée, ayant commencée il y a environ 5000 ans. Il
n’y a plus rien à posséder sur la planète. Nous dépensons les derniers
restes de notre capital naturel, dont nos forêts, les combustibles
fossiles, l’air et l’eau.
Cette fois-ci, l’effondrement sera mondial. Il n’y a plus de nouvelles
terres à piller, de nouveaux peuples à exploiter. La technologie, qui a
oblitéré les contraintes du temps et de l’espace, a transformé notre
village mondial en un piège planétaire mortel. La destinée de l’île de
Pâques sera gravée en lettres capitales sur toute l’étendue de la
planète Terre.
L’éthique colportée par les élites capitalistes et impérialistes, le
culte du moi, le bannissement de l’empathie, la croyance selon laquelle
la violence peut être utilisée pour rendre le monde conforme, requiert
la destruction du commun et la destruction du sacré.
Cette éthique corrompue, si ce n’est brisée, signifiera non seulement
la fin de la société humaine mais aussi de l’espèce humaine. Les élites
qui orchestrent ce pillage, tout comme les élites ayant pillé certaines
parties du globe par le passé, pensent probablement pouvoir échapper à
leur propre capacité destructrice. Ils pensent que leur richesse, leur
privilège et leur communauté fermée les sauveront. Peut-être ne
pensent-t-ils simplement pas au futur. Mais la marche funèbre qu’ils
ont entamée, l’inexorable contamination de l’air, du sol et de l’eau,
l’effondrement physique des communautés et l’épuisement ultime du
charbon et des combustibles fossiles eux-mêmes ne les épargneront pas,
ni leurs familles, bien qu’il soit possible qu’ils puissent survivre un
peu plus longtemps que le reste d’entre nous, dans leurs enclaves
privilégiées.
Eux aussi succomberont à l’empoisonnement des éléments naturels, à la
dislocation du climat et à la redoutable météo causée par le
réchauffement climatique, à la propagation de nouveaux virus mortels,
aux émeutes alimentaires et aux immenses migrations ayant commencé
alors que les désespérés fuient les zones submergées ou asséchées de la
Terre.
Les structures prédatrices du capitalisme, de l’impérialisme et du
colonialisme devront être détruites. La Terre, et ces formes de vie qui
l’habitent, devront être révérées et protégées. Cela signifie inculquer
une vision très différente de la société humaine. Cela signifie
reconstruire un monde où la domination et l’exploitation sans fin
soient des péchés et où l’empathie, particulièrement envers les faibles
et les plus vulnérables, y compris notre planète, soit reconnue comme
la plus haute vertu. Cela signifie retrouver la capacité à
s’émerveiller et à révérer les sources qui permettent la vie. Une fois
que l’on affirme cette éthique de vie, que l’on inclut tout le monde,
les filles et les femmes, comme partie intégrante de cette éthique,
nous pouvons construire un mouvement de résistance s’opposant aux
forces corporatistes, qui, si on les laisse faire, nous annihileront
tous.
|