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C’est
une étrange chose que l’écriture. Il semblerait que son apparition
n’eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les
conditions d’existence de l’humanité ; et que ces transformations
dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de
l’écriture multiplie prodigieusement l’aptitude des hommes à préserver
les connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire
artificielle, dont le développement devrait s’accompagner d’une
meilleure conscience du passé, donc d’une plus grande capacité à
organiser le présent et l’avenir. Après avoir éliminé tous les critères
proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au
moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns
capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus
en plus vite vers le but qu’ils se sont assigné, tandis que les autres,
impuissants à retenir le passé au delà de cette frange que la mémoire
individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d’une histoire
fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la
conscience durable du projet.
Pourtant, rien de ce que nous savons de l’écriture et de son rôle dans
l’évolution ne justifie une telle conception. Une des phases les plus
créatrices de l’histoire de l'humanité se place pendant l’avènement du
néolithique, responsable de l’agriculture, de la domestication des
animaux et d’autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des
millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent
et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise
s’est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le
succès, alors que l’écriture était encore inconnue. Si celle-ci est
apparue entre le 4e et le 3e millénaire avant notre ère, on doit voir
en elle un résultat déjà lointain (et sans doute indirect) de la
révolution néolithique, mais nullement sa condition. À quelle grande
innovation est-elle liée ? Sur le plan de la technique, on ne peut
guère citer que l’architecture. Mais celle des Égyptiens ou des
Sumériens n’était pas supérieure aux ouvrages de certains Américains
qui ignoraient l’écriture au moment de la découverte. Inversement,
depuis l’invention de l’écriture jusqu’à la naissance de la science
moderne, le monde occidental a vécu quelque cinq mille années pendant
lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu’elles ne se sont
accrues. On a souvent remarqué qu’entre le genre de vie d’un citoyen
grec ou romain et celui d’un bourgeois européen du XVIIIe siècle il n’y
avait pas grande différence. Au néolithique, l'humanité a accompli des
pas de géant sans le secours de l'écriture ; avec elle, les
civilisations historiques de l’Occident ont longtemps stagné. Sans
doute concevrait-on mal l’épanouissement scientifique du XIXe et du XXe
siècle sans écriture. Mais cette condition nécessaire n’est
certainement pas suffisante pour l’expliquer.
Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture avec
certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher
dans une autre direction. Le seul phénomène qui l’ait fidèlement
accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire
l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable
d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est,
en tout cas, l’évolution typique à laquelle on assiste, depuis l’Égypte
jusqu’à la Chine, au moment où l’écriture fait son début : elle paraît
favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination. Cette
exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs
pour les astreindre à des tâches exténuantes, rend mieux compte de la
naissance de l’architecture que la relation directe envisagée tout à
l’heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction
primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement.
L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des
satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat
secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour
renforcer, justifier ou dissimuler l’autre. […]
Si l’écriture n’a pas suffi à consolider les connaissances, elle était
peut-être indispensable pour affermir les dominations. Regardons plus
près de nous : l’action systématique des États européens en faveur
de l’instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle,
va de pair avec l’extension du service militaire et la prolétarisation.
La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement
du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent
lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la
loi.
Du plan national, l’entreprise est passée sur le plan international,
grâce à cette complicité qui s’est nouée, entre de jeunes États –
confrontés à des problèmes qui furent les nôtres il y a un ou deux
siècles – et une société internationale de nantis, inquiète de la
menace que représentent pour sa stabilité les réactions de peuples mal
entraînés par la parole écrite à penser en formules modifiables à
volonté, et à donner prise aux efforts d’édification. En accédant au
savoir entassé dans les bibliothèques, ces peuples se rendent
vulnérables aux mensonges que les documents imprimés propagent en
proportion encore plus grande.
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