Depuis des siècles, le récit expliquant les origines de l’inégalité
sociale est simple. Pendant la plus grande partie de leur histoire, les
hommes vécurent dans des petits groupes égalitaires de
chasseurs-cueilleurs. Puis vint l’agriculture, accompagnée de la
propriété privée, puis la naissance des villes signifiant l’émergence
de la civilisation à proprement parler. Si la civilisation eut bien des
aspects déplorables (les guerres, les impôts, la bureaucratie, la
patriarchie, l’esclavage, etc.), elle rendit également possibles la
littérature écrite, la science, la philosophie et la plupart des autres
grands accomplissements humains.
Tout le monde, ou presque, connaît les grandes lignes de cette
histoire. Depuis l’époque de Jean-Jacques Rousseau, au moins, elle a
informé notre conception de la forme générale et de la direction de
l’histoire humaine. Cela est d’autant plus important que ce récit
définit dans le même temps ce que nous percevons comme nos possibilités
politiques. La plupart d’entre nous considère la civilisation, et donc
l’inégalité, comme une triste nécessité. Certains rêvent du retour à un
passé utopique, de la découverte d’un équivalent industriel au
“communisme primitif” ou même, dans les cas les plus extrêmes, de la
destruction complète de la civilisation et du retour à une vie de
cueillette. Personne, cependant, ne remet en cause la structure
élémentaire de cette histoire.
Et pourtant, ce récit est fondamentalement problématique.
Car il n’est pas vrai.
Les très nombreuses preuves fournies par l’archéologie,
l’anthropologie et les disciplines analogues commencent à donner une
idée assez claire de l’aspect véritable des 40 000 dernières années de
l’histoire humaine. Celle-ci ne ressemble presque en rien au récit qui
en est communément admis. En réalité, notre espèce n’a pas passé la
plupart de son histoire à vivre en petits groupes. L’agriculture n’a
pas marqué un seuil irréversible de l’évolution sociale. Les premières
villes étaient souvent fortement égalitaires. En dépit du consensus que
les chercheurs ont atteint à propos de toutes ces questions, ils sont
demeurés bizarrement hésitants à annoncer au public, ou même aux
universitaires issus d’autres disciplines, leurs découvertes, et encore
moins à s’interroger sur leurs implications politiques plus larges.
C’est pourquoi les penseurs qui réfléchissent aux “grandes
questions” soulevées par l’histoire humaine, comme Jared Diamond,
Francis Fukuyama et Ian Morris, continuent de partir de la question
rousseauiste (“Quelle est l’origine de l’inégalité sociale ?”) et
présupposent que l’histoire commence par une sorte de chute loin de
l’innocence primitive.
Le simple fait de poser ainsi la question correspond à une série de
présupposés : il existe une chose nommée “inégalité”, c’est un
problème, fut un temps, ce problème n’existait pas.
Il est évident que depuis l’effondrement financier de 2008 et les
bouleversements qu’il a causés, le “problème de l’inégalité sociale”
est devenu le centre du débat politique. Il existe parmi les
intellectuels et les hommes politiques un consensus apparent : le
niveau des inégalités se serait emballé sans pouvoir être maîtrisé ;
d’une façon ou d’une autre, tous les problèmes mondiaux en
résulteraient. Une telle position peut être vue comme une remise en
cause des structures du pouvoir mondial. Mais pensons à la manière dont
ces problèmes étaient discutés il y a une génération. Contrairement à
des termes comme “capital” ou “pouvoir de classe”, le mot “égalité”
semble presque conçu pour conduire à des demi-mesures et au compromis.
Il est possible d’imaginer le renversement du capitalisme ou la
destruction du pouvoir étatique, mais bien plus difficile de concevoir
l’élimination de l’inégalité. Et que cela voudrait-il dire, dans la
mesure où les hommes ne sont pas identiques, et que personne ne
souhaite véritablement qu’ils le soient ?
“L’inégalité” est une manière de poser les problèmes sociaux qui
convient aux réformateurs technocrates, à ceux qui présupposent depuis
le départ que toute conception d’une transformation sociale est depuis
longtemps sortie du champ politique. Cette approche autorise à bricoler
les chiffres, à débattre à propos des coefficients de Gini et des
seuils de dysfonctionnement, à réajuster les régimes fiscaux et les
mécanismes de l’État-providence, et même à choquer le public avec des
chiffres démontrant la dégradation de la situation (“Imaginez-vous,
0,1 % de la population mondiale contrôle plus de 50 % de la
richesse !”), sans s’attaquer à aucun des éléments critiqués dans le
cadre d’arrangements sociaux si inégaux. Par exemple, la possibilité
pour certains de transformer leur richesse en pouvoir exercé sur autrui
ou le fait que d’autres finissent par s’entendre dire que leurs besoins
sont sans importances, et que leur vie ne possèdent pas de valeur
propre.
On nous fait croire que de tels états de fait résultent
inévitablement de l’inégalité et que l’inégalité résulte inévitablement
de la vie dans une société de grande taille, complexe, urbaine et
avancée technologiquement. Voici le véritable message politique que
transmettent les évocations sans fin d’un âge de l’innocence existant
avant l’invention de l’inégalité : si nous souhaitons nous débarrasser
tout à fait de tels problèmes, il faudrait que nous nous débarrassions
d’une manière ou d’une autre de 99,9 % de la population mondiale et que
nous devenions de nouveau des petits groupes de glaneurs. Dans le cas
contraire, nous ne pouvons rien espérer de mieux que d’ajuster la
taille de la botte qui nous écrasera, pour toujours, ou, pour certains
d’entre nous et de manière temporaire, de se ménager une étroite marge
de manoeuvre.
La science sociale conventionnelle semble désormais tendue vers le
but de renforcer cet état de découragement. Presque tous les mois, nous
sommes confrontés à des publications qui essaient de projeter
l’obsession actuelle vis-à-vis de la distribution de la propriété
jusqu’à l’âge de pierre, ce qui nous mène dans une quête fausse pour
les “sociétés égalitaires” définies de manière telle qu’elles ne
peuvent pas exister en dehors de petits groupes de glaneurs (et
peut-être même pas dans ce cas-là). Dans cet article, nous essayons
donc de faire deux choses. D’abord, nous passerons un peu de temps à
examiner ce qui passe dans ce domaine pour des avis autorisés, afin de
révéler les règles du jeu, en particulier comment les universitaires
contemporains, apparemment les plus sophistiqués, finissent par
reproduire la sagesse consensuelle qui avait cours en France ou en
Écosse vers, disons, 1760.
Nous essaierons ensuite de poser les bases d’un récit tout à fait
différent. Il s’agit surtout d’un travail de défrichage. Nous traitons
de questions si énormes et de problèmes si importants qu’il faudra des
années de recherches et de débats afin de commencer à comprendre les
pleines implications. Mais nous insistons sur un point. Abandonner le
récit d’une chute hors de l’innocence première ne signifie pas
abandonner les rêves d’émancipation humaine, c’est-à-dire celui d’une
société où personne ne peut transformer leurs droits de propriété en
moyen de réduire en esclavage autrui, et où personne ne s’entend dire
que sa vie ou ses besoins ne comptent pas. Au contraire. L’histoire
humaine devient bien plus intéressante et contient bien plus de moments
porteurs d’espoir que l’on a été conduit à l’imaginer une fois que nous
nous sommes libérés de nos fers conceptuels et rendu compte de ce qui
était réellement présent.
Les auteurs contemporains à propos de l’origine de l’inégalité sociale, ou l’éternel retour de Jean-Jacques Rousseau
Commençons par esquisser l’idée reçue en matière de déroulé
général de l’histoire humaine. Elle s’approche à peu près de cela :
Tandis que le rideau se lève sur l’histoire humaine, il y a à peu près 200 000 ans, lors de l’apparition de Homo sapiens,
on trouve notre espèce vivant en petits groupes mobiles constitués de
20 à 40 individus. Ils se déplacent à la recherche des meilleurs
territoires pour la chasse et le cueillette, traquant les troupeaux,
cueillant des noix et des baies. Lorsque les ressources se font rares
ou que des tensions sociales apparaissent, leur réponse est de
continuer à avancer ou de se déplacer autre part. La vie de ces hommes
primitifs, que nous percevons comme l’enfance de l’humanité, est pleine
de dangers mais aussi de possibilités. Les possessions matérielles sont
peu nombreuses, mais le monde est un lieu intact et accueillant. La
plupart des hommes ne travaillent que quelques heures par jour et la
petite taille des groupes permet de conserver une camaraderie
décontractée, sans structures formelles de domination. Lorsqu’il
écrivait au XVIIIe siècle, Rousseau nommait cette situation “état de
nature” mais on suppose aujourd’hui qu’elle englobe la majorité de
l’histoire concrète de notre espèce. On suppose également que c’est la
seule période durant laquelle les hommes ont réussi à vivre dans une
authentique sociétés d’égaux, sans classes, castes, chefs héréditaires
ou gouvernement centralisé.
Malheureusement, cet heureux état de fait devait finalement se
terminer. Selon la version conventionnelle de l’histoire du monde,
cette fin intervient il y a dix mille ans, lorsque se referme le
dernier âge glaciaire.
À cette époque, on trouve nos acteurs humains imaginaires dispersés
à travers les continents, commençant à récolter leurs propres récoltes
et à élever leurs propres troupeaux. Quelles que soient les raisons
locales (elles sont débattues), les effets sont immenses et quasi
identiques partout.
L’ancrage territorial et la propriété privée gagnent une importance
inconnue jusqu’alors : les accompagnent des querelles sporadiques et la
guerre. L’agriculture procure un surplus de nourriture, qui permet à
certains d’accumuler de la richesse et de l’influence au-delà de leur
groupe de parenté immédiate. D’autres profitent d’être libérés de la
recherche de nourriture pour développer de nouvelles compétences : ils
inventent des armes, des outils, des véhicules et des fortifications
plus sophistiqués et se lancent dans la politique et la religion
organisée. En conséquence, ces “fermiers néolithiques” sont rapidement
en mesure d’évaluer et de contrôler leurs voisins chasseurs-cueilleurs,
et de se décider à les éliminer ou à les absorber dans un mode de vie
nouveau et supérieur, quoiqu’aussi plus inégalitaire.
L’histoire continue et, pour compliquer encore les choses,
l’agriculture assure une croissance globale des niveaux de population.
Alors que les personnes se déplacent vers des concentrations de plus en
plus grandes, nos ancêtres se rapprochent encore, involontairement mais
irréversiblement, de l’inégalité. Il y a environ 6 000 ans, les villes
apparaissent et les jeux sont faits. Avec les villes apparaît le besoin
d’un gouvernement centralisé. De nouvelles classes de bureaucrates, de
prêtres et de soldats-politiciens s’installent dans des fonctions
permanentes afin de maintenir l’ordre et de garantir un ravitaillement
et des services publics réguliers. Les femmes qui avaient jadis occupé
des positions prééminentes dans la gestion des affaires humaines sont
cloîtrées ou emprisonnées dans des harems. Les prisonniers de guerre
sont réduits en esclavage.
L’inégalité véritable est arrivée et il n’est pas possible de s’en
débarrasser. Cependant, les narrateurs nous assurent toujours que tout
n’est pas mauvais dans le développement de la civilisation urbaine.
L’écriture est inventée, d’abord pour tenir les comptes de l’État, mais
elle permet rapidement des avancées fantastiques dans les domaines de
la science, de la technologie et des arts. En le payant de notre
innocence, nous devenons les êtres modernes que nous sommes et nous ne
pouvons considérer désormais qu’avec pitié et envie les quelques
sociétés “traditionnelles” ou “primitives” qui ont raté le coche.
Nous avons dit que ce récit fonde tout le débat contemporain sur
l’inégalité. Si par exemple un spécialiste des relations
internationales ou un psychologue clinicien souhaitent réfléchir à ces
sujets, ils vont sans doute prendre pour acquis que pendant la plus
grande partie de l’histoire humaine, nous vivions en petits groupes
égalitaires, ou bien que le développement des villes signifie aussi
celui de l’État. Il en va de même dans des ouvrages très récents qui
visent à examiner un aperçu général de la préhistoire afin de tirer des
conclusions politiques en lien avec la vie contemporaine. Ainsi,
l’ouvrage The Origins of Political Order : From Prehuman Times to the French Revolution de Francis Fukuyama :
« À ses
débuts, l’organisation politique humaine était comparable à la société
de groupe observée chez les primates supérieurs comme les chimpanzés.
Cela peut être considéré comme la forme par défaut de l’organisation
sociale… Rousseau a souligné que l’origine de l’inégalité politique
repose dans le développement de l’agriculture et il avait, en ce
domaine, largement raison. En effet, dans les sociétés de groupe, la
propriété privée n’existe dans aucune de ses acceptions actuelles.
Comme les groupes de chimpanzés, les chasseurs-cueilleurs habitent une
étendue territoriale qu’ils surveillent et pour laquelle ils se battent
parfois. Mais ils sont moins encouragés que les agriculteurs à
délimiter une portion de terre et à dire “Cela m’appartient !”. Si leur
territoire est envahi par un autre groupe, ou infiltré par de dangereux
prédateurs, les sociétés de groupe peuvent avoir le choix simple de
déplacer autre part, du fait de faibles densités de population. Les
sociétés de groupe sont hautement égalitaires… Le commandement est
conféré à des individus en fonction de leurs qualités comme la force,
l’intelligence et la crédibilité, mais il a tendance à passer d’un
individu à l’autre. » Francis Fukuyama
Jared Diamond, dans World Before Yesterday : What Can We Learn from Traditional Societies ?,
fait l’hypothèse que de tels groupes (qui constituaient les sociétés
humaines “il y a encore 11 000 ans”) ne comprenaient “pas plus d’une
petite douzaine d’individus”, pour la plupart liés biologiquement. Ils
vivaient une existence austère, “chassant et cueillant les animaux
sauvages et les espèces végétales qui se trouvaient vivre dans un
demi-hectare de forêt” (Pourquoi un demi-hectare ? Il ne l’explique
jamais). Et leur vie sociale, selon Diamond, était d’une simplicité
enviable. Les décisions étaient prises via des “discussions
face à face”. Il y avait “peu de possessions personnelles” et “pas de
commandement politique formalisé ou de spécialisation économique
poussée”. Diamond conclut que malheureusement ce n’est que dans des
groupements aussi primordiaux que les humains ont jamais atteint un
degré significatif d’égalité sociale.
Pour Diamond et Fukuyama, comme pour Rousseau plusieurs siècles
auparavant, partout et toujours, c’est l’invention de l’agriculture et
les hausses de population qu’elle a permises qui ont mis fin à
l’égalité. L’agriculture a entraîné une transition des groupes aux
tribus. L’accumulation de surplus de nourriture a nourri la croissance
démographique, ce qui a conduit certaines “tribus” à devenir des
sociétés de rang désignées comme “chefferies”. Fukuyama propose une
image presque biblique de ce phénomène, comme un départ de l’Eden :
“Alors que les petits groupes d’êtres humains migraient et s’adaptaient
à différents environnements, ils commencèrent à sortir de l’état de
nature en développant de nouvelles institutions sociales”. Ils se
firent la guerre pour des ressources. Dégingandées et pubères, ces
sociétés allaient au devant d’ennuis.
Il était temps de grandir et de désigner un véritable commandement.
Avant longtemps, les chefs s’étaient déclarés rois, ou même empereurs.
Il n’y avait pas d’intérêt à résister. Tout cela était inévitable une
fois que les hommes avaient adopté des formes d’organisation larges et
complexes. Même lorsque les chefs agissaient mal, en se servant les
premiers dans le surplus agricoles pour promouvoir leurs laquais et
leurs proches, en rendant leur statut permanent et héréditaire, en
collectionnant les crânes et les harems de filles-esclaves ou encore en
arrachant les coeurs de leurs rivaux à coups de couteaux d’obsidienne,
il n’y a avait plus de retour en arrière. “Les populations
importantes”, Diamond l’affirme, “ne peuvent pas fonctionner sans chefs
qui prennent des décisions, sans cadres pour exécuter ces décisions, et
sans bureaucrates pour appliquer les décisions et les lois.
Malheureusement pour tous nos lecteurs anarchistes qui rêvent de se
passer d’un gouvernement étatisé, voilà les raisons de l’irréalisme de
vos souhaits : il faudrait trouver un petit groupe ou tribu
accueillante, sans étranger, sans besoin de rois, présidents ou
bureaucrates.
Voilà une sombre conclusion, non seulement pour les anarchistes,
mais aussi pour tous ceux qui s’interrogeraient sur l’existence d’un
système alternatif viable au statu quo. Mais ce qui est
remarquable est le fait qu’en dépit du ton suffisant, de telles
déclarations ne se fondent pas sur des preuves scientifiques. Il n’y a
pas de raison de croire que les groupes de petite taille ont
particulièrement tendance à être égalitaires, ni que les groupes plus
nombreux doivent nécessairement avoir recours à des rois, présidents ou
bureaucrates. Ce ne sont que des préjugés affirmés comme des faits.
Dans le cas de Fukuyama et de Diamond, on peut au moins se dire
qu’ils n’ont pas reçu de formation adéquate dans les disciplines
pertinentes. Le premier vient de la science politique et le doctorat du
second porte sur la physiologie de la vésicule biliaire. Cependant,
même quand ce sont des archéologues ou des anthropologues qui
s’essaient à proposer des récits généraux, ils ont eux aussi une
tendance bizarre à finir par proposer une variation mineure sur
Rousseau.
Dans leur ouvrage The Creation of Inequality : How our Prehistoric Ancestors Set the Stage for Monarchy, Slavery, and Empire
Kent Flannery and Joyce Marcus, deux universitaires éminemment
compétents, exposent sur près de cinq cents pages des études de cas
ethnographiques et archéologiques pour tenter de résoudre cette énigme.
Si les deux auteurs admettent que les institutions impliquant la
hiérarchie ou la servitude n’étaient pas tout à fait inconnues à nos
prédécesseurs de l’âge glaciaire, ils insistent néanmoins sur le fait
que c’était d’abord dans des relations avec le monde surnaturel
(esprits ancestraux et cetera). Ils proposent de considérer
que l’invention de l’agriculture a conduit à l’émergence de “clans” ou
de “lignages” plus élargis d’un point de vue démographique et qu’en
parallèle, la communication avec les esprits et les morts sont devenus
une voie pour accéder au pouvoir temporel (mais ils n’expliquent pas
exactement comment). Selon Flannery et Marcus, le grand pas suivant
vers l’inégalité vient quand certains hommes des clans possédant un
talent ou un renom exceptionnel – des experts de la guérisons, des
guerriers et autres surdoués – se virent accorder le droit de
transmettre leur statut à leurs descendants, sans prise en
considération pour les talents et capacités de ces derniers. Telles
furent, en gros, les bases qui menèrent inévitablement à l’arrivée des
villes, de la monarchie, de l’esclavage et des empires.
Un aspect surprenant du livre de Flannery et de Marcus est qu’ils
n’étaient leurs propos par des preuves archéologiques que lorsqu’ils
atteignent l’époque de formation des États et des empires. Au
contraire, toutes les étapes cruciales de leur récit de “la création de
l’inégalité” repose plutôt sur des descriptions assez récentes de
cueilleurs, éleveurs et cultivateurs vivant en petits groupes, comme
les Hadza de la région du rift d’Afrique de l’Est ou les Nambikwara
vivant dans la forêt amazonienne. Or, ni les Hadza ni les Nambikwara ne
sont des fossiles vivants. Depuis des millénaires, ils sont en contact
avec des États et des empires agraires, des pilleurs et des marchands
et leurs institutions sociales ont été largement informées par les
efforts qu’ont déployés ces peuples pour s’en rapprocher ou les éviter.
Seule l’archéologie, à la limite, pourrait nous montrer ce qu’ils ont
en partage avec les sociétés préhistoriques. La conclusion est que même
si Flannery et Marcus nous proposent des éclairages intéressants sur la
façon dont les inégalités pourraient émerger dans les
sociétés humaines, ils nous donnent peu d’éléments pour nous convaincre
de la réalité du processus qu’ils décrivent.
En dernier lieu, considérons le livre de Ian Morris Foragers, Farmers, and Fossil Fuels : How Human Values Evolve.
Morris y poursuit un objectif intellectuel légèrement différent,
puisqu’il s’agit de faire dialoguer les découvertes archéologiques,
l’histoire ancienne et l’anthropologie avec les travaux d’économistes,
comme les recherches de Thomas Piketty sur les causes des inégalités
actuelles à l’échelle mondiale ou l’ouvrage plus programmatique de Tony
Atkinson Inequality : What can be Done ? Le “temps long” de
l’histoire humaine, nous fait savoir Morris, a quelque chose
d’important à nous dire de ces questions, mais seulement si nous sommes
capables d’établir en premier lieu une mesure uniforme de l’inégalité
applicable sur toute son étendue. Pour y parvenir, il traduit les
“valeurs” des chasseurs-cueilleurs de l’âge glaciaire et des
cultivateurs du Néolithique en des termes familiers pour les
économistes d’aujourd’hui, dont il se sert pour établir des
coefficients de Gini et des taux d’inégalités. Plutôt que les iniquités
spirituelles que mettent en avant Flannery et Marcus, Morris nous
propose une vision résolument matérialiste en divisant l’histoire
humaine selon les trois substantifs de son titre, en fonction de la
manière dont les hommes acheminent la chaleur. Il suggère que chaque
société possède un niveau “optimal” d’inégalité sociale – ce que
Pickett et Wilkinson appellent un “niveau à bulle” intégré – qui
correspond au mode d’extraction énergétique alors en vigueur.
Dans un article de 2015 paru dans le New York Times, Morris
fournit des chiffres concrets, des revenus primaires quantifiés en
dollars (valeur de 1990). Lui aussi suppose que les
chasseurs-cueilleurs du dernier âge glaciaire vivaient majoritairement
en petits groupes mobiles. Il en résulte qu’ils consommaient très peu,
l’équivalent de 1,10.$ par jour selon les estimations de Morris. En
conséquence, le coefficient de Gini est de l’ordre de 0,25,
c’est-à-dire presque la valeur minimale que peut prendre cette mesure :
il y avait en effet très peu de surplus ou de capital à s’approprier
pour une élite en devenir. Les sociétés agraires, qui selon Morris
englobent aussi bien le village néolithique de Çatalhöyük il y a 9 000
ans, la Chine de Kubilai Khan et la France de Louis XIV, étaient plus
nombreuses et plus riches. La consommation moyenne s’établissait entre
1,50 et 2,20 $ par jour et il y existait une propension à accumuler des
surplus de richesse, mais la plupart des personnes travaillaient plus
dur et dans des conditions nettement plus mauvaises. Ainsi, les
sociétés d’agriculture tendaient vers des niveaux d’inégalité bien plus
élevés.
Les sociétés reposant sur les énergies fossiles auraient dû changer
cette donne en nous libérant de la corvée du travail manuel et en nous
ramenant à des coefficients de Gini plus raisonnables et plus proches
de ceux du temps de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Pendant un
temps, ce changement s’esquissait mais pour une raison étrange, que
Morris n’est pas en mesure de tout à fait comprendre, la tendance s’est
inversée et la richesse se retrouve de nouveau concentrée dans les
mains d’une élite mondiale resserrée.
Si les méandres de l’histoire économique de ces 15 000 dernières
années et la volonté populaire peuvent être pris pour guides, le “bon”
niveau d’inégalité de revenu après prélèvement des impôts semble
d’établir entre 0,25 et 0,35. Quant à celui d’inégalité de richesse, il
serait entre 0,70 et 0,80. Beaucoup de pays sont aujourd’hui aux
alentours ou au-dessus des bornes supérieures de ces estimations, ce
qui laisse à penser que Thomas Piketty a raison de prévoir des
turbulences. D’importants ajustements technocratiques semblent bien à
l’ordre du jour !
Mais laissons de côté les recommandations de Morris et
concentrons-nous sur un chiffre : le revenu paléolithique de 1,10 $ par
jour. D’où vient-il exactement ? Les calculs sont probablement liés à
la valeur calorique de la ration de nourriture quotidienne. Mais
comparer cette valeur à l’actuel revenu journalier suppose de prendre
en considération toutes les autres choses que les glaneurs du
Paléolithique obtenaient gratuitement tandis que nous sommes censés les
payer : la sécurité gratuite, la médiation des conflits gratuite,
l’éducation primaire gratuite, le soin des plus âgés gratuit, la
médecine gratuite, sans oublier les coûts des divertissements, de la
musique, des contes et des services religieux. Même quand il est
question de nourriture, on doit considérer sa qualité : on parle en
effet ici de produits 100 % bio et garantis plein air, rincés à la plus
pure et naturelle des eaux de source. Mais considérons les frais de
camping pour les premiers campements paléolithiques le long de la
Dordogne ou de la Vézère, les cours du soir hauts de gamme en peinture
sur roche ou en sculpture d’ivoire : et les manteaux de fourrure ! Tout
cela vaut sans doute bien plus que 1,10 dollars de 1990 par jour ! Ce
n’est pas pour rien que Marshall Sahlins désigne les glaneurs comme la
société d’abondance originelle. Un tel train de vie n’est pas bon
marché !
Même si tout cela peut paraître légèrement idiot, voici notre
thèse : à force de réduire l’histoire du monde à des coefficients de
Gini, les conséquences seront elles-mêmes idiotes, et également
déprimantes. Morris pressent au moins que quelque chose cloche dans la
récente augmentation galopante des inégalités à l’échelle mondiale. Au
contraire, l’historien a poussé les lectures à la Piketty de l’histoire
humaine à leur conclusion définitive et misérable.
Dans son livre de 2017 The Great Leveler : Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century,
il conclut que nous ne pouvons pas faire grand chose contre les
inégalités. La civilisation installe toujours au pouvoir une élite
restreinte qui se taille une part toujours croissante du gâteau. Seules
les catastrophes ont jamais pu les déloger : la guerre, la peste, la
conscription de masse, la souffrance en gros et la mort. Les
demi-mesures ne marchent jamais. Tant qu’on ne veut pas retourner vivre
dans une grotte ni mourir dans une apocalypse nucléaire (qui
supposément conduirait aussi des survivants à vivre dans des
grottes !), il faut bien accepter l’existence de Warren Buffett et de
Bill Gates.
Quelle est la solution libérale alternative ? Flannery et Marcus,
qui s’inscrivent explicitement dans une tradition rousseauiste,
terminent leur enquête par cette conclusion utile :
« Nous
avons jadis abordé ce sujet avec Scotty MacNeish, un archéologue qui a
passé quarante ans à étudier les évolutions sociales. Comment, nous
demandions-nous, rendre la société plus égalitaire ? Après un bref
entretien avec son ami Jack Daniels, MacNeish nous répondit “Laissez
faire les chasseurs et les cueilleurs.? » Kent Flannery, Joyce Marcus
Avons-nous vraiment couru au-devant de nos fers ?
La véritable étrangeté de ces évocations sans fin de l’innocent état
de nature rousseauiste dont nous aurions chuté est que Rousseau n’a
jamais prétendu qu’il avait vraiment existé. Il ne s’agissait que d’une
expérience de pensée. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, origine du gros de l’histoire qu’on se raconte et se répète, il écrit :
« Il ne faut pas prendre les
recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des
vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements
hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des
choses qu’à en montrer la véritable origine ».
L’état de nature de Rousseau n’a jamais eu pour but la description
d’une étape du développement. Il n’était pas supposé servir
d’équivalent à la phase de “sauvagerie” qui débute les schémas
évolutionnistes d’Adam Smith, de Ferguson, de Millar et plus
tardivement, de Lewis Henry Morgan. Tous ces auteurs désiraient définir
des niveaux de développement social et moral correspondant à des
changements historiques dans les modes de production : la cueillette,
le pastoralisme, l’agriculture, l’industrie. C’est en revanche plutôt
une parabole que Rousseau présente. Comme le souligne Judith Shklar, la
fameuse spécialiste de théorie politique enseignante à Harvard,
Rousseau s’appliquait en vérité à explorer ce qu’il considérait comme
le paradoxe fondamental de la politique humaine : comment la soif innée
de liberté d’une façon ou d’une autre peut conduire, à tous coups, “à
la marche spontanée vers les inégalités”. Dans les propres termes de
Rousseau : « Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur
liberté ; car avec assez de raison pour sentir les avantages d’un
établissement politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en
prévoir les dangers ». L’imaginaire état de nature est une façon
d’illustrer ce phénomène.
Rousseau n’était pas fataliste. Il croyait que les hommes avaient la
possibilité de défaire ce qu’ils avaient fait. Ils pouvaient en effet
se délivrer de leurs fers. Seulement, ce ne serait pas facile. Selon
Shklar, c’est principalement la tension “entre possibilité et
probabilité” (c’est -à-dire la possibilité de l’émancipation humaine
d’un côté et de l’autre, l’éventualité de se retrouver de nouveau
soumis à une forme de servitude volontaire) qui anime les écrits de
Rousseau sur l’inégalité. Cela peut sembler légèrement ironique quand
on sait qu’au sortir de la Révolution française beaucoup de
conservateurs tinrent Rousseau personnellement responsable de
l’utilisation de la guillotine. Ils affirmaient avec insistance que la
Terreur avait été précisément causée par sa foi naïve dans la bonté
naturelle de l’homme et par sa croyance que seuls les intellectuels
étaient en mesure d’imaginer un ordre social plus égal, ensuite imposé
par la “volonté générale”.
Néanmoins, peu des figures du passé que l’on cloue aujourd’hui au
pilori, à cause de leur romantisme ou de leur utopisme, étaient si
naïfs. Karl Marx, par exemple, affirmait que c’était la capacité à
raisonner sur le mode imaginaire qui constitue le propre des hommes.
Contrairement aux abeilles, ils imaginent les maisons dans lesquelles
ils souhaitent vivre avant de se mettre à les bâtir. Il ne croyait
cependant pas qu’il en allait de même avec la société. Nul ne pouvait
imposer à cette dernière un plan d’architecte. Ce serait pécher par
“socialisme utopique” pour lequel il n’avait que mépris. Les
révolutionnaires se devaient au contraire de posséder une idée des
forces structurelles plus larges qui donnent forme au cours de
l’histoire du monde pour pouvoir exploiter les contradictions
sous-jacentes. Par exemple, du fait de la concurrence économique,
chaque propriétaire d’usine a besoin de ne pas rétribuer tout le
travail de ses employés mais si tous y parviennent trop bien, plus
personne n’aura les moyens d’acquérir les marchandises produites.
Voilà donc le pouvoir de deux mille ans d’Écritures : quand ils
parlent du déroulé de l’histoire humaine, même les réalistes les plus
acharnés retombent sur des variations autour du Jardin d’Eden : à la
fois la Chute, causée, comme dans la Genèse, par une
recherche inconsidérée du savoir et la possibilité d’une rédemption
dans le futur. En fusionnant l’état de nature rousseauiste et l’idée
des stades de développement héritée des Lumières écossaises, les partis
politiques marxistes ont rapidement proposé leur propre version de
cette histoire. Il en a résulté une formule pour résumer l’histoire du
monde : elle commence par un “communisme primitif’ supplanté par la
naissance de la propriété privée mais destiné à revenir un jour.
Il faut constater que les révolutionnaires, en dépit de tous leurs
idéaux visionnaires, n’ont pas fait preuve de beaucoup d’imagination,
en particulier lorsqu’il s’agissait de relier le passé, le présent et
le futur. Tout le monde raconte la même histoire. Ce n’est probablement
pas un hasard si, en ce début de millénaire, les mouvements
révolutionnaires les plus importants et novateurs, comme les Zapatistes
du Chiapas, ou les Kurdes du Rojava, sont aussi ceux qui sont le plus
profondément reliés à leur passé traditionnel. Plutôt que de devoir
imaginer une utopie primitive, ils peuvent s’appuyer sur un récit plus
composite et complexe. Il semble en effet que les milieux
révolutionnaires reconnaissent de plus en plus que liberté, tradition
et imagination sont et seront toujours entremêlées sans que nous
saisissons complètement comment. Il est grand temps que les autres
rattrapent leur retard et commencent à concevoir une version non
biblique de l’histoire de l’humanité.
Comment le cours de l’histoire (passée) peut à présent changer
Alors, que nous a vraiment appris la recherche en archéologie et en anthropologie, depuis le temps de Rousseau ?
Eh bien, tout d’abord, qu’il est sans doute erroné de commencer par
s’interroger sur “les origines de l’inégalité sociale”. En vérité,
avant le début de ce que l’on appelle le Paléolithique supérieur, nous
n’avons vraiment aucune idée de ce à quoi la majeure partie de la vie
humaine pouvait ressemblait. L’essentiel de nos indices est composé de
fragments épars de pierre de taille, d’ossements, et de quelques autres
matériaux durables. Plusieurs espèces d’homininés coexistaient ; il
n’est pas évident qu’une quelconque analogie ethnographique puisse en
rendre compte.
Les choses ne gagnent un quelconque intérêt que lors du
Paléolithique supérieur lui-même, qui commence il y a environ 45 000
ans et comprend l’apogée de la glaciation et le refroidissement
climatique (il y a environ 20 000 ans), connu sous le nom de Dernier
Maximum Glaciaire. Ce dernier grand âge glaciaire fut alors suivi de
l’apparition de conditions climatiques plus tièdes et du recul
progressif des nappes glaciaires, jusqu’à l’époque géologique actuelle,
l’Holocène. Des conditions plus clémentes suivirent, ouvrant la voie
sur laquelle l’Homo sapiens – qui avait déjà colonisé la
majeure partie du Vieux Monde – compléterait sa marche vers le Nouveau
Monde, atteignant le littoral méridional des Amériques il y a environ
15 000 ans.
Mais alors, que savons-nous réellement de cette période de
l’histoire humaine ? La plupart des premiers indices substantiels d’une
organisation sociale humaine lors du Paléolithique proviennent de
l’Europe, où nos espèces s’établirent avec l’Homo neanderthalensis,
avant l’extinction de ce dernier vers 40 000 avant J.-C. (La
concentration des données sur cette partie du monde reflète
vraisemblablement un biais historique de la recherche archéologique,
plutôt qu’une quelconque anomalie au sujet de l’Europe elle-même). À
cette époque, et au cours du Dernier Maximum Glaciaire, les parties
habitables de l’Europe de l’âge glaciaire ressemblaient plus au Parc
Serengeti en Tanzanie qu’à n’importe quel milieu européen contemporain.
Au sud des nappes glaciaires, entre la toundra et les littoraux boisés
de la Méditerranée, le continent était divisé entre des vallées riches
en gibier et de la steppe, traversé selon les saisons par des troupeaux
migrants de cerfs, bisons ou mammouths laineux.
Les préhistoriens ont souligné pendant plusieurs décennies – quoique
sans effet apparent – que les groupes humains qui habitaient ces
environnements n’avaient rien de ces joyeux, simples et égalitaires
groupes de chasseurs-cueilleurs, tels que l’on s’imagine encore
couramment nos lointains ancêtres.
D’abord, l’existence de riches sépultures, qui remontent aux
tréfonds de l’âge glaciaire, est incontestée. Certaines d’entre elles,
comme les tombes de Sungir, vieilles de 25 000 ans, à l’est de Moscou,
sont connues depuis des décennies et sont célèbres, à juste titre.
Felipe Fernández-Armesto, auteur de la critique de Creation of Inequality pour le Wall Street Journal,
a exprimé sa stupéfaction, justifiée, quant à leur omission : “Bien
qu’ils sachent que le principe héréditaire était antérieur à
l’agriculture, M. Flannery et Mme Marcus ne parviennent pas vraiment à
se débarrasser de l’illusion rousseauiste qu’il commença avec la vie
sédentaire.
Ils dépeignent de ce fait un monde sans pouvoir héréditaire jusqu’à
environ 15 000 avant J.-C. et leur dessein les conduit à ignorer tout
en ignorant l’un des sites archéologiques les plus importants”. Parce
que, creusée dans le permafrost sous les établissements paléolithiques
à Sungir, se trouvait la tombe d’un homme d’âge moyen enterré, ainsi
que le souligne Fernández-Armesto, avec “de formidables signes
d’horreur : des bracelets d’ivoire de mammouth poli, un diadème ou un
couvre-chef fait avec des dents de renard, et près de 3000 perles
d’ivoire laborieusement sculptées et polies.” Et quelques mètres plus
loin, dans une tombe identique, “reposent deux enfants, d’environ 10 et
13 ans respectivement, ornés d’offrandes mortuaires semblables –
notamment, dans le cas du plus âgé, environ 5000 perles aussi raffinées
que celles des adultes (quoique légèrement plus petites) et une énorme
lance sculptée dans l’ivoire”.
De telles découvertes ne semblent occuper que très peu de place dans
tous les livres considérés jusqu’ici. Il pourrait sembler plus
excusable de les minimiser ou de les réduire à des notes de bas de page
si Sungir était une découverte isolée. Ce qu’elle n’est pas. Des
sépultures aussi riches sont aujourd’hui attestées parmi les abris
rocheux du Paléolithique supérieur et les établissements à ciel ouvert,
à travers la majeure partie de l’Eurasie occidentale, du Don à la
Dordogne. Parmi elles, on trouve, par exemple, la “Dame de
Saint-Germain-la-Rivière”, vieille de 16 000 ans, décorée d’ornements
faits avec les dents de jeunes cerfs chassés 300 km plus loin, dans le
Pays basque espagnol ; et les sépultures de la côte ligure – aussi
anciennes que Sungir – notamment “Il Principe”, un jeune homme dont les
emblèmes comprennent un sceptre de silex exotique, des bâtons de ramure
de wapiti et une coiffure ornementée de coquilles perforées et de dents
de cerfs. De telles découvertes lancent des défis qui stimulent
l’interprétation. Fernández-Armesto a-t-il raison quand il affirme
qu’il s’agit des preuves d’un “pouvoir héréditaire” ? Quel est le
statut de tels individus dans la vie ?
Non moins intrigantes sont les traces sporadiques, mais
incontestables, d’une architecture monumentale, qui remonterait
jusqu’au Dernier Maximum Glaciaire. L’idée que l’on pourrait mesurer la
“monumentalité” en termes absolus est bien sûr aussi simpliste que
l’idée de quantifier la dépense de l’âge glaciaire en dollars et en
cents. C’est un concept relatif, qui ne tire son sens que d’une échelle
particulière de valeurs et d’expériences antérieures. Le Pléistocène
n’a pas d’équivalents directs en matière d’échelle comme les pyramides
de Gizeh ou le Colisée de Rome. Mais il possède des constructions qui,
par les standards de l’époque, ne pouvaient qu’être considérées comme
des travaux publics, qui impliquaient une conception sophistiquée et la
coordination du travail sur un volume impressionnant. Parmi elles, il y
a les frappantes “maisons de mammouths”, construites avec des peaux
étirées sur une structure de défenses (NdT : de mammouth), dont on peut
trouver des exemples – remontant à environ 15 000 ans – le long d’un
transect de la frange glaciaire qui rejoint l’actuelle Cracovie tout du
long jusqu’à Kiev.
Encore plus surprenants sont les temples de pierre de Göbekli Tepe,
mis au jour il y a plus de vingt ans à la frontière turco-syrienne, et
toujours sujets à un débat scientifique véhément. Datant d’il y a
environ 11 000 ans, à la toute fin du dernier âge glaciaire, ils
comprennent au moins vingt enclos mégalithiques élevés bien haut sur
les flancs de la plaine d’Harran, aujourd’hui aride. Chacun d’entre eux
était fait de piliers de craie hauts de plus de 5 mètres et pesant près
d’une tonne (semblables aux standards de Stonehenge, et 6000 ans avant
eux). Quasiment tous les piliers de Göbekli Tepe sont des œuvres d’art
remarquables, avec leurs gravures en relief relief représentant des
animaux menaçants en saillie, avec leurs organes génitaux masculins
violemment exposés. Des rapaces sculptés apparaissent aux côtés
d’images de têtes humaines coupées. Les gravures attestent de
véritables talents en sculpture, sans nul doute aiguisés sur cette
matière plus souple qu’est le bois (dont les contreforts des montagnes
du Taurus étaient amplement fournis à l’époque), avant d’être appliqués
à la roche mère d’Harran.
Étonnamment, et en dépit de leur taille, chacune de ces structures
massives avait une durée de vie relativement courte, qui s’achevait par
de grandes fêtes et un remplissage de ses murs : des hiérarchies
élevées jusqu’au ciel, à la seule fin d’être rapidement rasées. Et les
protagonistes de ce spectacle préhistorique de fêtes, de construction
et de destruction, seraient, à notre connaissance, des
chasseurs-cueilleurs, vivant seuls des ressources sauvages.
Que faut-il alors faire de tout cela ? Une réponse académique fut
d’abandonner complètement l’idée d’un Âge d’or égalitaire, et de
conclure que l’intérêt personnel et rationnel, ainsi que l’accumulation
du pouvoir, sont les forces immuables derrière le développement des
sociétés humaines. Mais cela ne tient pas vraiment non plus. Les
preuves d’une inégalité institutionnelle dans les sociétés de l’âge
glaciaire, sous la forme de grandes sépultures ou de constructions
monumentales, ne sont rien moins que sporadiques. Des siècles, et
souvent des centaines de kilomètres, séparent littéralement les
sépultures. Même si l’on met cela sur le compte de la dissémination des
traces dont on dispose, on doit tout de même se demander pourquoi les
traces sont à ce point disséminées : après tout, si n’importe lequel de
ces “princes” de l’âge glaciaire s’était comporté un peu comme, disons,
les princes de l’Âge de bronze, on trouverait également des
fortifications, des réserves, des palaces – tous les traits usuels des
États émergents.
Au contraire, sur des dizaines de milliers d’années, on voit des
monuments et de magnifiques sépultures, mais peu de choses qui
indiquent la croissance de sociétés de rang. Il y a aussi d’autres
facteurs, encore plus étranges, comme le fait que les sépultures les
plus “princières” sont constituées d’individus avec des anomalies
physiques frappantes, qui seraient aujourd’hui pris pour des géants,
des bossus ou des nains.
Une étude plus approfondie des découvertes archéologiques apporte
une solution à ce dilemme. Elle repose sur les rythmes saisonniers de
la vie sociale préhistorique. La plupart des sites paléolithiques
abordés jusqu’ici sont associés à des traces de regroupements annuels
ou bisannuels, liés aux migrations des troupeaux de gibier –.qu’il
s’agisse des mammouths laineux, des bisons de la steppe, des rennes ou
(dans le cas de Göbekli Tepe) des gazelles.– ainsi que de pêches et
récoltes de noix cycliques. Lors des périodes peu clémentes de l’année,
au moins une partie de nos ancêtres de l’âge glaciaire vivaient
véritablement, sans nul doute, en petits groupes qui cueillaient. Mais
d’irrésistibles preuves montrent qu’à d’autres périodes ils se
rassemblaient en masse (en français dans le texte, NdT)
autour de ces sortes de “micro-villes” découvertes à Dolní Věstonice,
dans le bassin de Moravie, au sud de Brno, festoyant dans une
surabondance de ressources sauvages, s’engageant dans des rituels
complexes, dans des entreprises artistiques ambitieuses, et échangeant
des minéraux, des coquillages marins, des fourrures animales, sur de
stupéfiantes distances.
Des équivalents de ces sites de rassemblements saisonniers en Europe
occidentale pourraient être les grands abris rocheux du Périgord
français ou bien la côte cantabrique, avec ses célèbres peintures et
gravures, qui formait, de même, partie de ces cycles annuels de
rassemblement et de dispersion.
Cet aspect si saisonnier de la vie sociale perdura, bien après que
“l’invention de l’agriculture” eût prétendument changé quoi que ce
soit. De nouvelles découvertes montrent que des alternances de cette
nature sont peut-être essentielles à la compréhension des célèbres
monuments néolithiques de la plaine de Salisbury, et pas seulement en
matière de symbolisme calendaire.
Stonehenge, s’avère-t-il, était seulement la dernière d’une longue
série de structures rituelles, érigées en bois aussi bien qu’en pierre,
lorsque des individus convergeaient vers la plaine depuis des zones
reculées des îles Britanniques, à des périodes marquées de l’année. Des
fouilles attentives ont montré que nombre de ces structures –
maintenant vraisemblablement interprétées comme des monuments à la
gloire des géniteurs de puissantes dynasties néolithiques – furent
démantelées seulement quelques générations après leur construction. De
façon encore plus frappante, cette pratique d’érection et de
démantèlement de grands monuments coïncide avec une période au cours de
laquelle les peuples de Grande-Bretagne, qui avaient adopté l’économie
agricole néolithique de l’Europe continentale, semblent avoir tourné le
dos à au moins l’un de ses aspects cruciaux, en abandonnant
l’agriculture céréalière et en se tournant – vers 3300 avant J.-C. –
vers la récolte des noisettes comme source alimentaire de base.
En gardant des troupeaux de bétail, grâce auxquels ils festoyaient
de façon saisonnière autour de Durrington Walls, les bâtisseurs de
Stonehenge semblent vraisemblablement n’avoir été ni des cueilleurs ni
des agriculteurs, mais quelque chose entre les deux. Et si quelque
chose comme une cour royale régnait lors de la saison festive,
lorsqu’ils se rassemblaient en nombre, alors elle ne pouvait qu’être
dissoute pendant la majeure partie de l’année, lorsque les mêmes
personnes partaient se disséminer à nouveau à travers l’île.
Pourquoi ces variations saisonnières sont-elles importantes ? Parce
qu’elle révèlent que depuis le tout début, les êtres humains
expérimentaient en pleine conscience différentes possibilités sociales.
Les anthropologues décrivent les sociétés de ce type comme dotées d’une
“double morphologie”. Marcel Mauss, qui écrivait au début du XXe
siècle, observait que les Inuits circumpolaires, “et de même de
nombreuses autres sociétés, ont deux structures sociales, l’une en été
et l’autre en hiver, et qu’ils ont en parallèle deux systèmes de droit
et de religion”. Lors des mois d’été, les Inuits se dispersent en de
petits groupes patriarcaux à la recherche de poissons d’eau douce, de
caribous, et de rennes, chacun sous l’autorité d’une vieil homme
célibataire. La propriété était affirmée de manière agressive et les
patriarches exerçaient un pouvoir coercitif, voire tyrannique, sur
leurs proches. Mais lors des longs mois d’hiver, lorsque les phoques et
les morses affluaient vers les littoraux arctiques, une autre structure
sociale succédait complètement, tandis que les Inuits se regroupaient
pour construire de grands lieux de réunion en bois, en côtes de baleine
et en pierres. À l’intérieur, les vertus d’égalité, d’altruisme et de
vie collective prévalaient ; la richesse était partagée ; les maris et
femmes s’échangeait leurs partenaires sous les auspices de Sedna, la
déesse des Phoques.
Un autre exemple est celui des chasseurs-cueilleurs indigènes de la
côte nord-ouest du Canada, pour qui l’hiver –.et non l’été.– était la
période où la société se cristallisait dans sa forme la plus
inégalitaire, et de façon spectaculaire. Des palais de bois émergeaient
le long des côtes de Colombie britannique, avec des nobles héréditaires
à la tête d’une cour sur des sujets et des esclaves, et organisant ces
grands banquets appelés potlatch. Ces cours aristocratiques
se disloquaient cependant au profit du travail estival de la saison de
pêche, donnant lieu à de plus petites formations claniques, toujours
hiérarchiques, mais dotées d’une structure totalement différente et
moins formelle. Dans ce cas, les individus adoptaient en fait des
prénoms différents en été et en hiver, devenant littéralement d’autres
personnes, selon l’époque de l’année.
Peut-être encore plus frappantes, en matière de renversements
politiques, étaient les pratiques saisonnières des confédérations
tribales du XIXe siècle dans les grandes plaines américaines – des
cultivateurs intermittents ou ponctuels qui avaient adopté une vie de
chasse nomade. À la fin de l’été, les petits groupes, grandement
mobiles, de Cheyenne et Lakota, allaient se rassembler dans de grands
établissements pour préparer la logistique de la chasse au buffle. Lors
de cette période très sensible de l’année, ils désignaient une force de
police qui exerçait des pouvoirs pleinement coercitifs, notamment le
droit d’emprisonner, de fouetter ou de donner une amende à tout
contrevenant menaçant les procédures. Comme l’anthropologue Robert
Lowie l’observa cependant, cet “autoritarisme sans équivoque” s’opérait
de façon strictement saisonnière et temporaire, laissant la place à des
formes d’organisation plus “anarchiques” une fois que la saison de
chasse –.et les rituels collectifs qui la suivaient.– était achevée.
La recherche ne progresse pas toujours. Parfois, elle régresse. Il y
a une centaine d’années, la plupart des anthropologues comprirent que
ceux qui vivaient principalement des ressources sauvages n’étaient pas,
généralement, restreints à de petits “groupes”. Cette idée est un pur
produit des années 1960, lorsque les Bochimans du Kalahari et les
pygmées Mbuti devinrent les images d’Épinal de l’humanité primitive,
aussi bien pour les audiences télévisuelles que pour les chercheurs. De
ce fait, nous avons assisté à un retour des étapes de l’évolution, pas
vraiment différentes de la tradition des Lumières écossaises : c’est ce
sur quoi Fukuyama s’appuie, par exemple, lorsqu’il écrit que les
sociétés évoluent constamment de “petits groupes” en “tribus” et en
“chefferies”, et finalement, en ce type d’« États » complexes et
stratifiés dans lesquels nous vivons aujourd’hui, généralement
définies par leur monopole “de l’usage de la violence physique
légitime”. En vertu de cette logique, cependant, les Cheyenne ou Lakota
auraient eu à “évoluer” directement de petits groupes en États à peu
près à chaque mois de novembre, et “régresser” encore quand venait le
printemps. La plupart des anthropologues reconnaissent désormais que
ces catégories sont irrémédiablement inadéquates ; personne néanmoins
n’a proposé une alternative pour penser l’histoire mondiale de la façon
la plus large.
En quasi toute indépendance, les découvertes archéologiques
suggèrent que dans les environnements hautement saisonniers du dernier
âge glaciaire, nos lointains ancêtres se comportaient de façon
largement similaire : allant et venant entre des organisations sociales
alternatives, permettant la montée de structures autoritaires durant
certaines périodes de l’année, sous condition qu’elle ne puissent pas
durer, et en comprenant qu’aucun ordre social particulier n’était
jamais fixé ou immuable. Au sein d’une même population, on pouvait
vivre parfois dans ce qui ressemble, de loin, à une petite bande,
parfois dans une tribu, et parfois dans une société dotée des nombreux
aspects que l’on attribue aujourd’hui aux États. Avec une telle
flexibilité institutionnelle vient la capacité de s’affranchir des
frontières de n’importe quelle structure sociale et de s’interroger ;
de faire et défaire à la fois les mondes politiques dans lesquels nous
vivons. À elle seule, elle explique les “princes” et “princesses” du
dernier âge glaciaire, qui semblent se manifester, dans un isolement si
magnifique, comme des personnages d’une sorte de conte de fées ou de
téléfilm historique. Peut-être étaient-ils presque littéralement ainsi.
S’ils ont jamais régné, peut-être était-ce alors, comme les rois et
reines de Stonehenge, seulement pour une saison.
L’heure du réexamen
Les auteurs contemporains ont tendance à utiliser la
préhistoire comme toile de fond pour résoudre des questions
philosophiques : les humains sont-ils fondamentalement bons ou mauvais
? coopératifs ou compétitifs ? égalitaires ou hiérarchiques ? De ce
fait, ils tendent aussi à écrire comme si, durant 95 % de l’histoire de
notre espèce, les sociétés humaines étaient globalement les mêmes. Mais
même seulement 40 000 ans constituent une très, très longue durée. Il
semble probable, fondamentalement, et les découvertes le confirment,
que ces mêmes humains pionniers qui colonisèrent la majeure partie de
la planète eussent aussi expérimenté une variété immense d’arrangements
sociaux. Comme Claude Lévi-Strauss l’a souvent montré, les Homo sapiens
primitifs n’étaient pas seulement physiquement semblables aux êtres
humains modernes ; ils étaient nos pairs intellectuels également. En
fait, la plupart d’entre eux était probablement plus consciente du
potentiel des sociétés que les gens ne le sont généralement
aujourd’hui, allant et venant entre différentes formes d’organisation
chaque année. Plutôt que de paresser dans une sorte d’innocence
primitive, jusqu’à ce que le démon de l’inégalité frappe en quelque
sorte à la porte, nos ancêtres préhistoriques semblent avoir,
régulièrement et avec succès, ouvert et fermé le verrou, confinant
l’inégalité à des téléfilms historiques rituels, édifiant des dieux et
des royaumes comme ils firent leurs monuments, et ensuite les
démantelant allègrement encore une fois.
Mais alors, la vraie question n’est pas “quelles sont les origines de
l’inégalité sociale ?” mais, alors que la majeure partie de notre
histoire a connu des va-et-vient entre différents systèmes politiques,
“comment sommes-nous arrivés à être aussi bloqués ?” Tout ceci est très
éloigné de la notion de sociétés préhistoriques dérivant aveuglément
vers les chaînes institutionnelles qui les attachent. On est aussi loin
des prophéties lugubres de Fukuyama, Diamond, Morris et Scheidel, où
toute forme “complexe” d’organisation sociale signifie nécessairement
que de minces élites s’attribuent des ressources clefs, et commencent à
piétiner tous les autres. La majeure partie des sciences sociales
traite de ces sombres conjectures comme des vérités évidentes. Mais à
l’évidence, elles sont sans fondement. Par conséquent, l’on pourrait
raisonnablement demander : quelles autres précieuses vérités doivent
désormais être dépoussiérées de leur statut historique ?
Un certain nombre, en vérité. Dans les années 1970, le brillant
archéologue de Cambridge David Clarke prédisait que, avec la recherche
contemporaine, quasiment chaque aspect de l’ancien édifice de
l’évolution humaine, “les explications du développement de l’homme
moderne, la domestication, la métallurgie, l’urbanisation et la
civilisation – pourraient, une fois remis en perspective, apparaître
comme des pièges sémantiques ou des mirages métaphysiques”. Il semble
qu’il ait raison. Des informations pleuvent désormais de tous les
recoins du globe, fondées sur un travail de terrain empirique attentif,
sur des techniques avancées de reconstruction du climat, sur la
datation chronométrique, et sur des analyses scientifiques de restes
organiques. Les chercheurs examinent les données ethnographiques et
historiques sous un nouveau jour. Et quasiment toutes ces nouvelles
recherches remettent en cause les récits usuels de l’histoire mondiale.
Pourtant, les découvertes les plus remarquables restent confinées aux
travaux des spécialistes, ou doivent être devinées en lisant entre les
lignes des publications scientifiques. Concluons donc avec quelques
grandes lignes qui nous sont propres ; seulement une poignée, pour
donner sens à ce vers quoi l’histoire mondiale émergente commence à se
diriger.
Le premier pavé dans la mare sur notre liste concerne les origines et
l’étendue de l’agriculture. La vision selon laquelle celle-ci a
constitué une transition majeure dans les sociétés humaines ne repose
plus sur aucun fondement solide. Dans les parties du monde où plantes
et animaux furent d’abord domestiqués, il n’y eut en fait aucun
“revirement” discernable du Cueilleur du Paléolithique à l’Agriculteur
du Néolithique. La “transition” entre une vie reposant essentiellement
sur des ressources sauvages à une autre fondée sur la production
alimentaire s’étendit spécifiquement sur quelque chose comme trois
mille ans.
Alors que l’agriculture mit au jour la possibilité de concentrations de
la richesse plus inégales, dans la plupart des cas, ceci ne commença
que des millénaires après ses débuts. Entre les deux périodes, des
individus dans des zones aussi retirées que l’Amazonie et le Croissant
fertile du Moyen-Orient s’essayaient à l’agriculture pour voir ce qui
leur convenait, une “agriculture ludique” si l’on veut, alternant
annuellement entre les modes de production, autant qu’ils allaient et
venaient en matière de structures sociales. En outre, “la diffusion de
l’agriculture” à des zones secondaires, comme l’Europe – si souvent
décrite en des termes glorieux, comme le début de l’inévitable déclin
de la chasse et de la cueillette – semble avoir été un processus
fragile, qui échoua parfois, entraînant des effondrements
démographiques chez les agriculteurs, et non chez les cueilleurs.
Selon toute évidence, cela n’a plus aucun sens d’utiliser des
expressions comme “la révolution agricole” lorsque l’on traite de
processus aussi démesurément longs et complexes. Comme il n’y eut pas
d’État semblable à l’Éden, à partir duquel les agriculteurs purent
démarrer leur marche vers l’inégalité, il y a encore moins de sens à
parler de l’agriculture comme ce qui donna naissance aux rangs et à la
propriéte privée. S’il y a une chose à dire, c’est que c’est parmi ces
populations – les peuples du “Mésolithique” – qui refusèrent
l’agriculture pendant les siècles de réchauffement de l’Holocène
précoce, que l’on trouve une stratification s’enracinant
progressivement ; à tout le moins si elle s’accompagne de sépultures
opulentes, d’un art de la guerre offensif et de constructions
monumentales.
Dans au moins certains cas, comme au Moyen-Orient, les premiers
agriculteurs semblent avoir consciemment développé des formes
alternatives de communauté, pour accompagner leur mode de vie de plus
plus intensif en travail. Ces sociétés néolithiques semblent
remarquablement plus égalitaires lorsqu’on les compare à celles de
leurs voisins chasseurs-cueilleurs, avec une hausse spectaculaire de
l’importance économique et sociale des femmes, clairement reflétée dans
leur vie rituelle et leurs arts (opposons ainsi les figures féminines
de Jéricho ou de Çatal Höyük avec les sculptures hyper-masculines de
Göbekli Tepe).
Un autre pavé dans la mare : la “civilisation” n’arrive pas en bloc.
Les premières villes du monde ne se contentèrent pas d’émerger dans une
poignée d’endroits, en même temps que des systèmes de gouvernement
centralisé et de contrôle bureaucratique. En Chine, par exemple, on
sait aujourd’hui que vers 2500 avant J.-C., des établissements de 300
hectares ou plus existaient dans le cours inférieur du fleuve Jaune,
des milliers d’années avant la fondation de la dynastie la plus
ancienne (Shang). De l’autre côté du Pacifique, et vers la même époque,
des centres cérémoniaux d’une dimension frappante ont été découverts
dans la vallée du Rio Supe ; au Pérou, en particulier sur le site de
Caral : d’énigmatiques restes d’esplanades submergées et de plateformes
monumentales, plus vieilles que l’empire inca de quatre millénaires.
Ces découvertes récentes montrent combien nos connaissances de la
distribution et de l’origine des premières villes sont faibles, et
combien aussi ces villes sont beaucoup plus vieilles que les systèmes
de gouvernement autoritaire et d’administration par l’écrit que nous
supposions jusqu’alors nécessaires à leur fondation. Et dans les
centres mieux établis de l’urbanisation – la Mésopotamie, la vallée de
l’Indus, le bassin de Mexico – il y a de plus en plus de preuves que
les premières villes étaient organisées selon des règles consciemment
égalitaires, les conseils municipaux conservant une autonomie
significative par rapport au gouvernement central.
Dans les deux premiers cas, les villes avec des infrastructures
civiques sophistiquées fleurissaient pendant plus d’un demi-millénaire,
sans aucune trace de sépultures et monuments royaux, sans grandes
armées ou autres moyens de coercition à grande échelle, ni indice d’un
contrôle bureaucratique direct sur la vie de la plupart des citoyens.
Quoi qu’en dise Jared Diamond, il n’y a absolument aucune preuve que
des structures de pouvoir pyramidales sont la conséquence nécessaire
d’une organisation à grande échelle. Quoi qu’en dise Walter Scheidel,
il est tout simplement faux de dire qu’il est impossible de se
débarrasser des classes régnantes, lorsqu’elles sont établies,
autrement que par une catastrophe généralisée. Prenons seulement un
exemple bien connu : autour de l’année 200 après J.-C., il apparaît que
la cité de Teotihuacan dans la vallée de Mexico, avec une population de
120 000 individus (l’une des plus élevées dans le monde de l’époque), a
subi une profonde transformation, tournant le dos aux temples-pyramides
et aux sacrifices humains, et se reconstruisant en un vaste ensemble de
confortables villas, quasiment toutes exactement de la même taille.
Elle demeura ainsi pendant peut-être 400 ans. Même du temps de Cortés,
le centre du Mexique abritait des villes telles que Tlaxcala, dirigée
par un conseil élu dont les membres étaient périodiquement fouettés par
leurs électeurs, pour qu’ils se rappelassent qui était suprêmement aux
commandes.
Ces éléments ont été présentés ici pour créer une histoire mondiale
totalement différente. Dans la plupart des cas, nous sommes simplement
trop aveuglés par nos préjugés pour voir ce qu’ils impliquent. Par
exemple, presque tout le monde insiste aujourd’hui sur le fait que la
démocratie participative, ou l’égalité sociale, peuvent fonctionner
dans une petite communauté ou un groupe d’activistes, mais ne peuvent
potentiellement “être extrapolées” à quelque chose comme des villes,
des régions ou des États-nations. Mais les découvertes sous nos yeux,
si nous choisissons de les regarder, suggèrent le contraire. Les cités
égalitaires, même les régions confédérées, sont des lieux communs
historiques. Ce que ne sont pas les familles et ménages égalitaires.
Une fois que le verdict historique sera tombé, nous verrons que la
perte la plus douloureuse des libertés humaines commença à petite
échelle – au niveau des relations de genre, des groupes d’âge et de la
servitude domestique – c’est-à-dire le type de relations où la plus
grande intimité s’accompagne simultanément des plus profondes formes de
violence structurelle. Si nous voulons vraiment comprendre comment il
est devenu un jour acceptable pour les uns de transformer la richesse
en pouvoir, et pour les autres de se faire dire que leurs besoins et
que leurs vies ne comptaient pas, c’est bien là qu’il faudrait
regarder. C’est là aussi, prédisons-nous, que le travail, le plus âpre
qui soit, de création d’une société libre, devra se devra se dérouler.