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Ce qui suit est un fragment d’un projet de recherche beaucoup plus
large sur la dette et l’argent de la dette [debt money] dans l’histoire
humaine. La conclusion première et majeure de ce projet est qu’en
étudiant l’histoire économique, on tend à ignorer systématiquement le
rôle de la violence, le rôle absolument central de la guerre et de
l’esclavage dans la création et la formation de ce que nous appelons
maintenant « l’économie ». De plus, les origines comptent. La violence
est peut être invisible, mais elle reste inscrite dans la logique même
de notre sens commun économique, dans la nature apparemment évidente
des institutions qui n’auraient jamais pu et ne pourraient jamais
exister en dehors du monopole de la violence –.mais aussi, la menace systématique de la violence.– maintenu par l’Etat contemporain.
Laissez-moi commencer par l’institution de l’esclavage, dont le rôle,
je pense, est central. Dans la plupart des époques et des lieux,
l’esclavage est vu comme une conséquence de la guerre. Parfois la
plupart des esclaves sont réellement des captifs de guerre, parfois ce
n’est pas le cas, mais presque invariablement, la guerre est vue comme
la fondation et la justification de l’institution. Si vous vous rendez
dans une guerre, ce que vous rendez est votre vie ; votre conquérant a
le droit de vous tuer, et souvent il le fera. S’il choisit de ne pas le
faire, vous lui devez littéralement votre vie ; une dette conçue comme
absolue, infinie, impossible à payer [irredeemable]. Il peut en
principe exiger [extract] ce qu’il veut, et toutes les dettes –.les obligations.–
que vous pourriez avoir vis-à-vis d’autres (vos amis, votre famille,
les anciennes allégeances politiques), ou que d’autres ont vis-à-vis de
vous, sont vues comme absolument nulles [negated]. Votre dette vis à
vis de votre propriétaire est tout ce qui existe désormais.
Cette sorte de logique a au moins deux conséquences très intéressantes,
bien qu’on puisse dire qu’elles tirent dans deux directions opposées.
Tout d’abord, comme nous le savons tous, c’est un trait typique –.qui le définit peut être.–
de l’esclavage, que les esclaves peuvent être achetés ou vendus. Dans
ce cas, la dette absolue n’est alors (dans un autre contexte, celui du
marché) plus absolue. En fait, elle peut être précisément quantifiée.
Il y a de bonnes raisons de croire que ce fut précisément cette
opération qui rendit possible la création de quelque chose comme notre
forme contemporaine d’argent pour commencer, puisque ce que les
anthropologues avaient l’habitude d’appeler «.monnaie primitive.»,
celle que l’on trouve principalement dans les sociétés sans État (la
monnaie de plumes des îles Salomons, les Wampun Iroquois), était
principalement utilisée pour arranger des mariages, résoudre des
vendettas [blood feud], et pour manipuler [fiddle with] d’autres sortes
de relations entre les gens, plutôt que pour acheter ou vendre des
marchandises. Par exemple, si l’esclavage est une dette, alors la dette
peut mener à l’esclavage. Un paysan babylonien a pu payer une petite
somme en argent [le métal] aux parents de sa femme pour officialiser le
mariage, mais il ne la possède en aucune façon. Il ne pourrait
certainement pas acheter ou vendre la mère de ses enfants. Mais tout
ceci changerait s’il contractait un emprunt. S’il se retrouvait en
situation de non-paiement [Were he to default], ses créditeurs
pourraient tout d’abord prendre ses moutons et son équipement, puis sa
maison, ses champs et vergers, et finalement prendraient sa femme, ses
enfants, et même lui en tant qu’esclave pour dette [debt peon] jusqu’à
ce que l’affaire soit réglée (ce qui, comme ses ressources se sont
évaporées, devient évidemment de plus en plus difficile à faire). La
dette fut la charnière qui rendit possible d’imaginer une chose telle
que l’argent au sens moderne du terme, et donc, aussi, de produire ce
que nous aimons appeler le marché : une arène où tout peut être acheté
et vendu, parce que tous les objets (comme les esclaves) sont
dés-encastrés [disembedded] de leur anciennes relations sociales et
existent seulement en relation à l’argent.
Mais dans le même temps la logique de la dette comme conquête peut,
comme je l’ai mentionné, tirer dans une autre direction. Les Rois, à
travers l’histoire, tendent à être profondément ambivalents en ce qui
concerne le fait de permettre à la dette d’échapper à tout contrôle. Ce
n’est pas parce qu’ils sont hostiles aux marchés. Au contraire,
normalement ils les encouragent, pour la simple raison que les
gouvernements trouvent ça incommode de prélever tout ce dont ils ont
besoin (soie, roues de chariot, langues de flamands roses,
lapis-lazuli) directement auprès de leur population sujette ; c’est
bien plus facile d’encourager des marchés et ensuite d’acheter ces
choses. Les premiers marchés [early markets] suivaient souvent les
armées et les entourages royaux, ou se formaient près des palais ou sur
les bords des postes militaires. Ceci permet en fait d’expliquer un
comportement plutôt énigmatique de la part des cours royales : après
tout, puisque les rois contrôlaient habituellement les mines d’or et
d’argent, quel était exactement le but de frapper des morceaux de ce
truc avec son visage dessus, de les déverser dans la population civile,
et de demander ensuite qu’elle vous les redonne en tant que taxe ? Ça
ne fait sens que si le prélèvement des taxes étaient en fait un moyen
d’obliger tout le monde à acquérir des pièces, afin de faciliter
l’émergence de marchés, puisqu’il est pratique d’avoir des marchés sous
la main. Toutefois, pour le présent propos, la question critique est :
comment ces taxes étaient-elles justifiées ? Pourquoi les sujets
devaient-ils les payer, quelle dette remboursaient-ils quand ils les
payaient ? Ici nous retournons encore au droit de conquête (en fait,
dans le monde ancien, les citoyens libres – que ce soit en Mésopotamie,
en Grèce, ou à Rome – n’avaient souvent pas à payer de taxes directes
pour cette raison précise, mais évidemment je suis en train de
simplifier.) Si les rois prétendaient détenir le pouvoir de vie et de
mort sur leurs sujets en vertu du droit de conquête, alors les dettes
de leurs sujets étaient aussi, au final, infinies ; et aussi bien, au
moins dans ce contexte, leurs relations les uns aux autres, ce qu’ils
se devaient mutuellement, étaient sans importance. Tout ce qui existait
vraiment était leur relation au roi. Ceci explique en retour pourquoi
les rois et les empereurs essayaient invariablement de réguler les
pouvoirs que les maîtres avaient sur leurs esclaves, et ceux des
créditeurs sur les débiteurs [debtors]. Au minimum ils insistaient
toujours, s’ils en avaient le pouvoir, pour que les prisonniers qui
avaient déjà eu leurs vies épargnées ne puissent plus être tués par
leurs maîtres. En fait, seuls les souverains pouvaient avoir le pouvoir
arbitraire de vie et de mort. La dette ultime de tout un chacun était
due à l’État, c’était la seule qui soit réellement illimitée, qui
pouvait avoir des prétentions absolues, cosmiques.
La raison pour laquelle j’insiste là dessus est que cette logique est encore avec nous. Quand nous parlons d’une «.société.»
(la société française, la société jamaïcaine) nous parlons en réalité
de gens organisés par un unique État-nation. C’est le modèle tacite, en
tout cas. « Les Sociétés », sont en réalité des États, la logique des
États est celle de la conquête et elle est au final identique à celle
de l’esclavage. Il est vrai, entre les mains des apologistes de l’État,
ceci se transforme en une « dette sociale » plus bienveillante. Il y a
là une petite histoire qui nous est racontée, une sorte de mythe. Nous
sommes tous nés avec une dette infinie envers la société qui nous a
élevés [raised], cultivés [nurtured], nourris [fed] et habillés, envers
tous ces morts depuis longtemps qui ont inventé notre langage et nos
traditions, envers tous ceux qui ont rendu possible notre existence.
Dans les temps anciens nous pensions que nous devions ça aux dieux
(c’était remboursé par le sacrifice, ou bien le sacrifice était en fait
seulement le paiement des intérêts – au final, c’était remboursé par la
mort). Plus tard la dette fut adoptée par l’État, lui-même une
institution divine, avec les taxes comme substitut du sacrifice, et le
service militaire pour la dette de vie. L’argent était simplement la
forme concrète de cette relation sociale, la manière de la gérer. Les
keynésiens aiment cette sorte de logique. De même divers types de
socialistes, de sociaux-démocrates, et même de crypto-fascistes comme
Auguste Comte (le premier, autant que je sache, à avoir forgé
l’expression « dette sociale.»). Mais cette logique court à travers une
bonne part de notre sens commun : considérez par exemple, l’expression,
« payer sa dette à la société », ou « je sentais que je devais quelque
chose à mon pays », ou « je voulais donner quelque chose en retour ».
Toujours, dans ce genre de cas, les droits et les obligations
mutuelles, les engagements mutuels – le genre de relations que les gens
authentiquement libres peuvent créer les uns avec les autres – tendent
à être subsumés en une conception de la « société » où nous sommes tous
égaux seulement en tant que débiteurs absolus envers la figure
(désormais invisible) du roi, qui tient la place de votre mère, et par
extension, de l’humanité.
Ce que je suggère, donc, est qu’alors que les prétentions des marchés
et les prétentions de la « société » sont souvent juxtaposées – et ont
certainement eu une tendance à manoeuvrer les unes par par rapport aux
autres de toute sorte de manières pratiques – elles sont au final
fondées sur une logique très similaire de violence. Ce n’est pas non
plus une simple affaire d’origines historiques qui peut être écartée
comme quelque chose qui ne porte pas à conséquence : ni les États ni
les marchés n’existent sans une menace constante d’usage de la force.
Nous pourrions demander, alors, quelle est l’alternative ?
Vers une histoire de la monnaie virtuelle
Je peux maintenant retourner à mon propos de départ : l’argent n’est
pas originellement apparu sous cette forme froide, métallique,
impersonnelle. Il est apparu originellement sous la forme d’une mesure,
d’une abstraction, mais aussi comme une relation (de dette et
d’obligation) entre des êtres humains. Il est important de noter
qu’historiquement c’est l’argent-marchandise [commodity money] qui a
toujours été le plus directement lié à la violence. Comme un historien
le dit, « les lingots » [bullion] [*] sont les accessoires de la
guerre, et non du commerce pacifique » [1].
La raison en est simple. L’argent-marchandise [commodity money], en
particulier sous la forme de l’or et de l’argent, est distingué de
l’argent-crédit [credit money] par-dessus tout par un trait
spectaculaire : il peut être volé. Puisqu’un lingot [ingot] d’or ou
d’argent est un objet sans pedigree, à travers la majeure partie de
l’histoire les lingots [bullion] ont eu le même rôle que les valises
pleines de billets de dollars des dealers de drogue contemporains, en
tant qu’objet sans histoire et qui sera accepté en échange d’autres
objets de valeur, à peu près partout, sans questions posées. En
conséquence, on peut voir les derniers 5000 ans d’histoire humaine
comme l’histoire d’une sorte d’alternance. Les systèmes de crédit
semblent émerger, et devenir dominants, dans des périodes de paix
sociale relative, le long de réseaux de confiance, qu’ils soient créés
par les États ou, dans la plupart des périodes, des institutions
transnationales, alors que les métaux précieux les remplacent dans des
périodes caractérisées par le pillage général [widespread plunder]. Les
systèmes de prêt prédateurs [predatory lending systems] existent
certainement dans toutes les périodes, mais ils semblent avoir eu les
effets les plus délétères dans la période où l’argent [money] était le
plus facilement convertible en liquidités [cash].
Donc comme point de départ de toute tentative pour discerner les grands
rythmes qui définissent le moment historique présent, je propose la
division suivante de l’histoire eurasienne selon l’alternance entre
périodes d’argent virtuelle et périodes d’argent métallique...[ 2]
I. L’âge des premiers empires agraires (3500 – 800 av. J.C.)
Forme dominante de l’argent : l’argent-crédit virtuel.
Nos meilleures informations sur les origines de la monnaie remontent à
la Mésopotamie ancienne, mais il semble qu’il n’y ait aucune raison
particulière de croire que les choses étaient radicalement différentes
dans l’Égypte pharaonique, la Chine de l’âge du bronze, ou dans la
vallée de l’Indus. L’économie mésopotamienne était dominée par de
grandes institutions publiques (Temples et Palais) dont les
administrateurs bureaucratiques créèrent effectivement une monnaie de
compte en établissant une équivalence fixe entre l’argent [le métal] et
la culture de base, l’orge. Les dettes étaient calculées en argent [le
métal], mais l’argent [le métal] était rarement utilisé dans les
transactions. À la place, les paiements étaient faits en orge ou en
n’importe quoi d’autre qui se trouvait être à la fois commode [handy]
et acceptable. Les dettes majeures étaient enregistrées sur des
tablettes en cunéiformes gardées en tant que garantie par les deux
parties à la transaction.
Sans doute [certainly], les marchés existaient. Les prix de certaines
marchandises qui n’étaient pas produites dans les domaines [holdings]
des Temples ou des Palais, et qui n’étaient donc pas sujettes à la
grille des prix administrés, devaient tendre à fluctuer selon les aléas
de l’offre et de la demande. Mais la majeure partie des actes d’achats
et de ventes quotidiens, en particulier ceux qui n’étaient pas
effectués entre étrangers absolus, semblent avoir été fait à crédit. «
Les femmes Ale » [« Ale women»], c’est à dire les aubergistes locales,
servaient de la bière, par exemple, et louaient souvent des chambres ;
les clients avaient une ardoise [ran up a tab] ; normalement, la somme
entière était envoyée au moment de la récolte. Les vendeurs de marché
agissaient probablement comme ils le font aujourd’hui dans les petits
marchés en Afrique, ou en Asie Centrale, tenant des listes de clients
dignes de confiance à qui ils peuvent faire crédit. L’habitude du prêt
d’argent à intérêt a aussi son origine à Sumer – cela resta inconnu,
par exemple, en Égypte. Les taux d’intérêts, fixés à 20 pour-cent,
restèrent stables pendant 2000 ans (ce n’était pas un signe de contrôle
gouvernemental du marché : à cette étape, les institutions comme
celles-là étaient ce qui rendait possibles les marchés). Cela entraîna
cependant de sérieux problèmes sociaux. Dans les années de mauvaises
récoltes en particulier, les paysans tendaient à devenir désespérément
endettés envers les riches, et avaient à céder leur ferme et,
finalement, les membres de leur famille, en esclavage pour dette [debt
peonage]. Graduellement, cette condition semble avoir mené à une crise
sociale – n’entraînant pas tellement des insurrections populaires, mais
l’abandon des villes et du territoire réglé [settled territory] par les
gens du commun [common people] qui devenaient alors des « bandits »
semi-nomades et des rapineurs [raiders]. Cela devint vite une tradition
pour les nouveaux souverains que d’effacer l’ardoise [wipe the slate
clean], d’annuler toutes les dettes, et de faire une déclaration
d’amnistie générale ou « liberté », de sorte que tous les travailleurs
captifs pouvaient retourner auprès de leurs familles. (Il est
significatif que le premier mot pour « liberté » connu dans une langue
humaine, le sumérien « amarga », signifie littéralement « retour à la
mère ».) Les prophètes bibliques instituèrent une coutume similaire, le
Jubilé, par lequel, au bout de sept ans, toutes les dettes étaient
effacées de la même manière. Comme l’a indiqué l’économiste Michael
Hudson, il semble que ce soit l’un des malheurs de l’histoire mondiale
que l’institution du prêt d’argent à intérêt se soit disséminée en
dehors de la Mésopotamie, sans que, dans la plupart des cas, elle ne
fût accompagnée par ses freins et contrepoids originaux [original
checks and balances].
II. L’âge Axial (800 av. J.C. – 600 ap. J.C.)
Forme dominante d’argent : pièces et lingots métalliques [coinage and metal bullion].
C’est l’âge qui a vu l’émergence de la frappe de pièces de monnaie
[coinage], ainsi que la naissance, en Chine, en Inde et dans le
Moyen-Orient, de toutes les religions mondiales majeures [3]. De la
période des Royaumes Combattants en Chine, à la fragmentation de
l’Inde, et au carnage et la mise en esclavage de masse qui a accompagné
l’expansion (et plus tard, la dissolution) de l’Empire Romain, ce fut
une période de créativité spectaculaire à travers le monde, mais d’une
violence presque aussi spectaculaire. La frappe de monnaie [coinage],
qui a permis l’usage actuel de l’or et de l’argent comme moyen
d’échange, a aussi rendu possible la création de marchés dans le sens
maintenant plus familier, plus impersonnel du terme. Les métaux
précieux étaient aussi bien plus appropriés pour une période de guerre
généralisée, pour la raison évidente qu’ils pouvaient être volés. La
frappe de monnaie, certainement, n’a pas été inventée pour faciliter le
commerce (les Phéniciens, commerçants accomplis du Monde Ancien, furent
parmi les derniers à l’adopter). Il semble qu’elle a en premier lieu
été inventée pour payer des soldats, probablement en tout premier par
les dirigeants de la Lydie en Asie Mineure pour payer leurs mercenaires
grecs. Carthage, une autre grande nation commerçante, ne commença à
frapper des pièces que très tardivement, et alors explicitement pour
payer ses soldats étrangers.
Tout au long de l’Antiquité on peut continuer à parler de ce que
Geoffrey Ingham a nommé le « complexe militaro-monétaire »
[military-coinage complex]. Il aurait peut-être été mieux de l’appeler
« complexe militaro-monétaire-esclavagiste » [military-coinage-slavery
complex], puisque la diffusion de nouvelles technologies militaires
(hoplites grecques, légions romaines) était toujours liée à la capture
et la commercialisation d’esclaves. L’autre source majeure d’esclaves
était la dette : comme désormais les États n’effaçaient plus
régulièrement les ardoises, ceux qui n’étaient pas assez chanceux pour
être les citoyens des Cités-États militaires majeures – qui étaient en
général protégés des prêteurs prédateurs – étaient des proies légitimes
[were fair game]. Les systèmes de crédit du Proche-Orient ne se sont
pas effondrés sous la compétition commerciale ; ils furent détruits par
les armées d’Alexandre – armées qui nécessitaient une demie-tonne de
lingots d’argent par jour pour les salaires. Les mines dans lesquelles
les lingots étaient produits étaient en général travaillées par des
esclaves. Les campagnes militaires assuraient en retour un flot
incessant de nouveaux esclaves. Les systèmes de taxes impériales, comme
noté plus haut, étaient largement conçus pour forcer leurs sujets à
créer des marchés, pour que les soldats (et aussi, évidemment, les
fonctionnaires de gouvernement), puissent utiliser ces lingots
[bullions] pour acheter tout ce qu’ils voulaient. Le genre de marchés
impersonnels qui autrefois tendaient à surgir entre les sociétés, ou
dans les lisières des opérations militaires, commença alors à imprégner
la société entière.
Aussi indignes que soient leurs origines, la création de nouveaux
médias d’échanges – la monnaie [coinage] apparue presque simultanément
en Grèce, en Inde, et en Chine – semble avoir eu de profonds effets
intellectuels. Certains sont allés jusqu’à soutenir que la philosophie
grecque fut elle-même rendue possible par les innovations conceptuelles
introduites par la monnaie [coinage]. Le motif le plus remarquable,
ceci dit, est l’émergence, presque exactement aux moments et dans les
lieux où l’on voit aussi l’expansion précoce de la monnaie [coinage],
de ce qui devint les religions mondiales modernes : le Judaïsme
prophétique, le Christianisme, le Bouddhisme, le Jaïnisme, le
Confucianisme, le Taoïsme, et, finalement, l’Islam. Bien que les liens
précis sont encore à explorer complètement, de certaines manières, ces
religions semblent avoir surgi en relation directe avec la logique du
marché. Pour dire les choses de manière un peu crue : si on consacre un
espace social donné simplement à l’acquisition égoïste des choses
matérielles, il est presque inévitable que bientôt quelqu’un d’autre
viendra pour mettre de côté un autre autre domaine pour y prêcher que,
du point de vue des valeurs ultimes, les choses matérielles sont sans
importance, et que l’égoïsme – ou même le « soi » [the self] – est
illusoire. [if one relegates a certain social space simply to the
selfish acquisition of material things, it is almost inevitable that
soon someone else will come to set aside another domain in which to
preach that, from the perspective of ultimate values, material things
are unimportant, and selfishness – or even the self – illusory.]
III. Le Moyen-Âge (600 ap. J.C – 1500 ap. J.C.)
Le retour à l’argent-crédit virtuel.
Si l’âge axial a vu l’émergence des idéaux complémentaires du marché
des marchandises et des religions mondiales universelles, le Moyen-Âge
[4] fut la période où ces deux institutions commencèrent à fusionner.
Les religions commencèrent à s’emparer des systèmes de marché. Du
commerce international à l’organisation des foires locales, tout en
vint à être accompli à travers des réseaux sociaux définis et régulés
par les autorités religieuses. Ceci permit le retour de diverses formes
d’argent crédit virtuel [virtual credit money] à travers l’Eurasie.
En Europe, où tout ceci prit place sous l’égide de la Chrétienté, les
pièces de monnaie [coinage] étaient seulement sporadiquement et
irrégulièrement disponibles. Les prix après l’an 800 étaient largement
calculés en termes d’une vieille monnaie carolingienne qui n’existait
alors plus (elle était en fait désignée à l’époque comme « monnaie
imaginaire »), mais les achats et ventes quotidiennes ordinaires
étaient entreprises principalement par d’autres moyens. Un expédient
commun, par exemple, était l’utilisation de « bâton de comptage », des
morceaux de bois entaillés qui étaient cassés en deux pour servir
d’enregistrement de dette, une moitié étant gardée par le créditeur, et
l’autre par le débiteur. De tels bâtons de comptage étaient encore
d’usage commun dans la majeure partie de l’Angleterre jusqu’au XVIème
siècle. Les transactions plus importantes étaient entreprises grâce aux
lettres de change [bills of exchange], les grandes foires commerciales
leur servant de chambres de compensation [clearing houses]. L’Église,
pendant ce temps, fournissait le cadre légal, appliquant des contrôles
stricts sur le prêt d’argent à intérêt et la prohibition de la
servitude pour dette [debt bondage].
Le véritable centre nerveux de l’économie-monde médiévale, cependant,
était l’Océan Indien, qui, avec les routes de caravanes d’Asie
centrale, connectait les grandes civilisations d’Inde, de Chine et du
Moyen-Orient. Là, le commerce était mené au travers du cadre de
l’Islam, qui non seulement fournissait une structure légale hautement
propice aux activités mercantiles (tout en interdisant absolument le
prêt d’argent à intérêt), mais rendait aussi possible des relations
pacifiques entre marchands sur une partie remarquablement grande du
globe, permettant la création d’une variété d’instruments de crédit
sophistiqués. En fait, l’Europe occidentale était, comme en tant
d’autres domaines, une retardatrice relative à cet égard : la plupart
des innovations financières qui ont atteint l’Italie et la France aux
XIème et XIIème siècles avaient été d’usage commun en Égypte et en Irak
depuis le VIIIème ou le IXème siècle. Le mot « chèque », par exemple,
dérive de l’arabe « sakk », et il n’est apparu en anglais qu’aux
alentours des années 1220.
Le cas de la Chine est encore plus compliqué : le Moyen Âge commence là
avec la diffusion rapide du bouddhisme qui, bien qu’il ne fût
aucunement en position d’édicter des lois ou de réguler le commerce, a
rapidement pris des mesures contre les usuriers locaux par l’invention
du prêteur sur gages – les premières boutiques de prêteurs sur gages
étant basées dans les temples bouddhistes comme moyen d’offrir aux
fermiers pauvres une alternative aux usuriers locaux. Peu de temps
après, cependant, l’État s’est réaffirmé, comme il tend toujours à le
faire en Chine. Mais ce faisant, il n’a pas seulement régulé les taux
d’intérêts et essayé d’abolir l’esclavage pour dette [debt peonage], il
s’est aussi entièrement éloigné de la monnaie métallique [bullion] en
inventant la monnaie-papier. Tout ceci fut accompagné par le
développement, encore une fois, d’une variété d’instruments financiers
complexes.
Tout ceci ne veut pas dire que cette période n’a pas connu sa part de
carnage et de pillage (particulièrement pendant les grandes invasions
nomades), ou que la monnaie métallique [coinage] n’était pas, dans
beaucoup de lieux et d’époques, un moyen important d’échange.
Cependant, ce qui caractérise vraiment la période semble être un
mouvement dans l’autre sens. La majeure partie de la période médiévale
a vu l’argent largement dissocié des institutions coercitives. Les
changeurs d’argent, pourrait-on dire, furent invités à revenir dans les
temples, où ils pouvaient être surveillés. Le résultat fut l’éclosion
d’institutions reposant sur un degré beaucoup plus haut de confiance
sociale [social trust].
IV. L’âge des Empires Européens (1500-1971)
Le retour des métaux précieux.
Avec l’avènement des grands empires européens – ibériens, puis
Nord-Atlantique – le monde a vu à la fois le retour à l’esclavage de
masse, au pillage, et aux guerres de destructions, et le retour rapide
aux lingots d’or et d’argent [gold and silver bullion] comme principale
forme de devise. L’investigation historique va probablement finir par
démontrer que les origines de ces transformations furent plus
compliquées qu’il n’est d’ordinaire supposé. Une partie de tout ceci
commençait à se mettre en place avant même la conquête du Nouveau
Monde. Un des principaux facteurs du retour à la monnaie métallique
[bullion], par exemple, fut l’émergence de mouvements populaires au
début de la dynastie Ming, aux XVème et XVIème siècles, qui au final
forcèrent le gouvernement à abandonner non seulement la monnaie-papier,
mais aussi toute tentative d’imposer sa propre devise. Ceci entraîna le
retour du vaste marché chinois à l’étalon-argent non-frappé [uncoined
silver standard]. Comme les taxes étaient aussi graduellement
converties en argent, cela devint plus ou moins la politique officielle
chinoise d’essayer d’amener autant d’argent [le métal] dans le pays que
possible, afin de garder les taxes à un niveau bas et de prévenir de
nouvelles vagues d’agitation sociale. L’énorme demande soudaine
d’argent [le métal] eut des effets sur toute la planète. La plupart des
métaux précieux pillés par les conquistadors puis extraits par les
espagnols des mines du Mexique et de Potosi (à un prix en vies humaines
quasiment inimaginable) finissaient en Chine. Ces connections à une
échelle globale ont été documentées en détails. L’idée cruciale est que
la dissociation de l’argent [money] vis-à-vis des institutions
religieuses, et sa ré-association avec des institutions coercitives (en
particulier l’État), furent accompagnées alors par un retour
idéologique au « métallisme » [5].
Le crédit, dans ce contexte, était dans l’ensemble une affaire d’États
qui étaient eux-mêmes largement menés par le financement par déficit
[deficit financing], une forme de crédit qui fut, quant à elle,
inventée pour financer des guerres de plus en plus chères. Au niveau
international l’Empire britannique fut déterminé à maintenir
l’étalon-or au cours du XIXème et au début du XXème siècle, et de
grandes batailles politiques furent menées aux États-Unis pour savoir
si c’était l’étalon-or ou l’étalon-argent qui devait prévaloir.
Ce fut aussi, évidemment, la période de la montée du capitalisme, de la
révolution industrielle, de la démocratie représentative, etc. Ce que
j’essaie de faire ici n’est pas de nier leur importance, mais de
fournir un cadre pour voir de tels évènements familiers dans un
contexte moins familier. Cela rend plus facile, par exemple, la
détection des liens entre la guerre, le capitalisme et l’esclavage.
L’institution du travail salarié, par exemple, a historiquement émergé
à l’intérieur de celle de l’esclavage (les premiers contrats de salaire
que nous connaissons, de la Grèce au Cités-États malaisiennes, étaient
de fait des locations d’esclaves), et elle a tendu, historiquement, a
être intimement liée à diverses formes d’esclavage pour dette [debt
peonage] – comme elle l’est en fait encore aujourd’hui. Le fait que
nous ayons moulé de telles institutions dans un langage de liberté ne
veut pas dire que ce que nous concevons maintenant comme liberté
économique ne repose pas au final sur une logique qui, pendant la
majeure partie de l’histoire humaine, a été considérée comme la
véritable essence de l’esclavage.
IV. Période contemporaine (1971 et après).
L’empire de la dette.
On peut dire que la période actuelle a commencé le 15 août 1971, quand
le président des États-Unis Richard Nixon a officiellement suspendu la
convertibilité du dollar en or et a effectivement créé les régimes
actuels de devises flottantes. Nous sommes retournés, de toute façon, à
un âge d’argent virtuel, dans lequel les achats du consommateur dans
les pays riches impliquent rarement ne serait-ce que de la
monnaie-papier, et les économies nationales sont largement tirées par
la dette de consommation [consumer debt]. C’est dans ce contexte que
nous pouvons parler de « financiarisation » du capital, par quoi la
spéculation sur les devises et les instruments financiers devient un
domaine en elle-même, détaché de toute relation immédiate avec la
production ou même le commerce. Ceci est évidemment le secteur qui est
entré en crise aujourd’hui.
Que pouvons-nous dire à propos de cette nouvelle période ? Jusqu’ici,
très, très peu de choses. Trente ou quarante ans ne sont rien en termes
de l’échelle à laquelle nous avons eu affaire. Clairement, cette
période vient tout juste de commencer. Ceci dit, l’analyse qui suit,
aussi grossière soit-elle, nous permet quand même de commencer à faire
quelque suggestions informées.
Historiquement, comme nous l’avons vu, l’âge de la monnaie virtuelle,
de crédit, a aussi impliqué la création, d’une sorte ou d’une autre,
d’institution générale – la royauté sacrée mésopotamienne, le jubilé
mosaïque, la Charia ou la loi canon – qui mettait en place des
contrôles sur les conséquences sociales potentiellement catastrophiques
de la dette. Presque invariablement, elles impliquaient des
institutions (habituellement pas tout à fait concomitantes à l’État,
habituellement plus grandes) pour protéger les débiteurs [debtors].
Jusqu’ici le mouvement a cette fois-ci été dans l’autre sens : à partir
des années 80, nous avons commencé à voir la création du premier
système administratif planétaire effectif, opérant à travers le FMI, la
Banque Mondiale, les corporations et les autres institutions
financières, largement dans le but de protéger les intérêts des
créditeurs. Cependant, cet appareil a été très rapidement mis en crise,
d’abord par le développement très rapide des mouvements sociaux globaux
(le mouvement alter-mondialiste), qui a effectivement détruit
l’autorité morale des institutions comme le FMI et laissé beaucoup
d’entre elles proches de la banqueroute, et maintenant par la crise
bancaire actuelle et l’effondrement économique global. Alors que la
nouvelle période d’argent virtuel vient tout juste de commencer et que
les conséquences à long terme sont encore entièrement indistinctes,
nous pouvons déjà dire deux ou trois choses. La première est que le
mouvement vers l’argent virtuel n’est pas en lui-même, nécessairement,
un effet insidieux du capitalisme. En fait, il pourrait bien signifier
exactement le contraire. Durant la majeure partie de l’histoire
humaine, les systèmes d’argent virtuel furent conçus et régulés pour
s’assurer que rien de tel que le capitalisme ne puisse jamais émerger –
pour le moins, pas tel qu’il apparaît dans sa forme présente, avec la
majorité de la population mondiale placée dans une condition qui, dans
bien d’autres périodes historiques, aurait été considérée comme
équivalente à l’esclavage. Le deuxième argument consiste à souligner le
rôle absolument crucial de la violence dans la définition des termes
mêmes avec lesquels nous imaginons à la fois «.la société.» et «.les marchés.»
– en fait, beaucoup de nos idées les plus élémentaires de la liberté.
Un monde moins entièrement imprégné de violence commencerait rapidement
à développer d’autres institutions. Finalement, réfléchir à la dette en
dehors de la double camisole intellectuelle de l’État et du marché
ouvre des possibilités excitantes. Par exemple, nous pouvons nous
demander : dans une société dans laquelle cette fondation de violence
aurait finalement été arrachée, qu’est-ce, exactement, que des hommes
et des femmes libres devraient les uns aux autres ? Quelle sorte de
promesses et d’engagements [commitments] devraient-ils se faire ?
Espérons que tout le monde sera un jour en position de commencer à
poser de telles questions. Par les temps qui courent, on ne sait jamais
[at times likes this, you never know].
Notes
[1] Geoffrey W. Gardiner, « The Primacy of Trade Debts in the
Development of Money », in Randall Wray (ed.), Credit and State
Theories of Money : The Contributions of A. Mitchell Innes, Cheltenham
: Elgar, 2004, p.134.
[2] Note de la Traduction : La notion anglaise de « bullion » n’a pas,
je crois, de traduction exacte en français. Si j’ai bien compris, le
mot peut désigner à la fois les lingots concrets, mais aussi de manière
plus générale et abstraite la monnaie sous forme métallique, ou de
manière encore plus générale, les métaux précieux comme l’or et
l’argent. Je choisis donc de traduire dans ce texte « bullion » par «
les lingots », ce qu’il faut donc comprendre non seulement comme des
lingots concrets, mais aussi plus généralement comme les métaux
précieux utilisés comme monnaie-marchandise.
[3] La formule « Âge axial » a été au départ créée par Karl Jaspers
pour décrire la période relativement brève entre 800 av. JC et 200 ap.
JC dans laquelle, croyait-il, toutes les principales traditions
philosophiques qui nous sont familières aujourd’hui ont surgi
simultanément en Chine, en Inde, et dans l’est méditerranéen. Ici, je
l’utilise dans le sens plus large de Lewis Mumford comme la période qui
a vu la naissance de toutes les religions mondiales, s’étendant en gros
du temps de Zoroastre à celui de Mahomet.
[4] Ici je relègue tout ce qui est en général appelé les « âges sombres
» en Europe à la période précédente, caractérisée par le militarisme
prédateur et l’importance des lingots [bullion] qui en découle : les
raids vikings, et la célèbre extraction du danegeld en Angleterre dans
les années 800, peuvent être vus comme une des dernières manifestations
d’un âge où le militarisme prédateur allaient main dans la main avec
les amas de lingots d’or et d’argent.
[5] Le mythe du troc et les théories de l’argent comme marchandise
[commodity theories of money] furent évidemment développées dans cette
période.
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