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Il devient de plus en plus évident que le temps des révolutions n’est
pas terminé. De même, il devient de plus en plus clair que le mouvement
révolutionnaire mondial du vingt et unième siècle trouvera moins ses
origines dans la tradition marxiste, ou même dans le socialisme au sens
strict, que dans l’anarchisme.
Partout, de l’Europe de l’Est à l’Argentine, de Seattle à Bombay, les
idées et principes anarchistes sont en train de faire naître de
nouvelles visions et rêves radicaux. Souvent, leurs défenseurs ne se
revendiquent pas «.anarchistes.». Ils se présentent sous d’autres noms
: autonome, anti-autoritarisme, horizontalité, Zapatisme, démocratie
directe… Malgré tout on retrouve partout les mêmes principes de base :
décentralisation, association volontaire, assistance mutuelle, modèle
de réseau et plus que tout, le rejet de l’idée que la fin justifie les
moyens, sans parler de celle selon laquelle la tache d’un
révolutionnaire est de s’emparer du pouvoir d’état et donc de commencer
à imposer sa vision au bout du fusil. Par dessus tout, l’anarchisme
comme une éthique de pratiques —.l’idée de construire une société
nouvelle “à l’intérieur de l’ancienne” — est devenu l’inspiration de
base du “mouvement des mouvements” (dont les auteurs font partie), dont
le but a été dès le début moins de s’emparer du pouvoir d’état que
dénoncer, délégitimer et démanteler les mécanismes de domination tout
en gagnant des espaces d’autonomie toujours plus grands, avec à
l’intérieur une gestion participative.
Il existe des raisons évidentes à l’attraction envers les idées
anarchistes au début de ce 21ème siècle : la plus évidente, les échecs
et catastrophes résultant des si nombreux efforts pour renverser le
capitalisme en s’emparant du contrôle des appareils de gouvernement
durant le 20eme. Un nombre toujours plus important de révolutionnaires
ont commencé à admettre que “la révolution” ne surviendra pas comme un
grand moment apocalyptique, la prise de l’équivalent d’un Palais
d’Hiver mais comme un long processus qui s’est déroulé depuis une
grande partie de l’histoire de l’humanité (même si, comme la plupart
des choses, cela s’est accéléré ces derniers temps), rempli de
stratégies d’offensives et de replis autant que d’affrontements
spectaculaires et qui ne connaitra jamais — en fait la plupart des
anarchistes pensent ne devrait jamais connaître — une conclusion
définitive.
C’est un peu déconcertant, mais cela nous offre une énorme consolation
: nous n’avons pas à attendre jusqu’à “après la révolution” pour
entrevoir à quoi ressemble la vraie liberté. Comme l’exprime joliment
le Crimethinc Collective, les
propagandistes les plus importants de l’anarchisme américain
contemporain : “la liberté n’existe que dans les moments de révolution.
Et ces moments ne sont pas aussi rares que vous le pensez.” Pour un
anarchiste, en fait, essayer de créer des expériences non aliénantes,
une démocratie réelle, est un impératif éthique; c’est seulement en
construisant une forme d’organisation au présent, au moins une
approximation rudimentaire de comment fonctionnerait réellement une
société libre, où tous, chaque jour, seraient en mesure de vivre, que
l’on pourra garantir que nous ne redégringolerons pas dans le désastre.
Des révolutionnaires sinistres et tristes qui sacrifient tous les
plaisirs à la cause ne peuvent produire que des sociétés sinistres et
tristes.
Ces changements ont été difficiles à documenter parce que, jusqu’à
aujourd’hui, les idées anarchistes n’ont reçu quasiment aucune
attention dans les milieux de la recherche. Il existe encore des
milliers de chercheurs marxistes mais presque aucun anarchiste. Ce vide
est quelque peu difficile à expliquer. C’est sans doute en partie parce
que le marxisme a toujours eu des affinités avec le milieu
universitaire, affinités dont ne bénéficie pas l’anarchisme de toute
évidence. Après tout, le marxisme a été le seul grand mouvement social
inventé par un Docteur en Philosophie. La plupart des travaux sur
l’histoire de l’anarchisme partent du principe qu’il était en gros
similaire au marxisme : l’anarchisme est présenté comme l’invention
personnelle de quelques penseurs du 19ème siècle (Proudhon, Bakounine,
Kropotkine…) qui inspirèrent ensuite des organisations de la classe
ouvrière, s’empêtrèrent dans des luttes politiques, se divisèrent en
sectes…
L’anarchisme apparaît couramment dans les études comme le cousin pauvre
du marxisme, théoriquement un peu maladroit mais fait pour des
cerveaux, peut-être, avec passion et sincérité. L’analogie est
réellement fausse. Les «.fondateurs.» de l’anarchisme ne se voyaient
pas comme ayant inventé quelque chose de particulièrement nouveau. Ils
considéraient ses principes de base — assistance mutuelle, association
volontaire, prise de décision égalitaire— aussi vieux que l’humanité.
Il en va de même pour le rejet de l’état et toutes les formes de
violence structurelle, inégalité ou domination (anarchisme signifie
littéralement “sans gouvernants”) — avec l’affirmation que toutes ces
formes sont reliées entre elles et se renforcent. Aucun de ces
principes n’étaient considérés comme le départ d’une nouvelle et
surprenante doctrine, mais comme une tendance inscrite de longue date
dans l’histoire de la pensée humaine et qui ne peut être inclus dans
aucune théorie générale d’une idéologie [1].
D’un certain point de vue c’est une sorte de foi : la croyance que la
plupart des formes d’irresponsabilités qui semblent rendre nécessaire
le pouvoir sont en réalité les effets du pouvoir lui-même. En pratique,
c’est un questionnement constant, un effort pour identifier chaque
relation obligatoire ou hiérarchique dans la vie humaine et leur mise à
l’épreuve pour en tester la validité, et si cela n’est pas possible —.ce qui s’avère généralement être le cas.—
un effort pour limiter leur pouvoir et donc élargir ainsi la portée de
la liberté humaine. Tout comme un soufi pourrait dire que le soufisme
est le noyau de vérité derrière toutes les religions, un anarchiste
pourrait prétendre que l’anarchisme est l’incitation à la liberté
derrière toutes les idéologies politiques.
Les écoles du marxisme ont toujours eu des fondateurs. Tout comme le
marxisme est né du cerveau de Marx ; nous avons des léninistes, des
maoïstes, des althussériens… (Notez comment la liste commence avec des
chefs d’États et des classes sociales pour la plupart des professeurs
français — qui à leur tour sont capables de donner naissance à leur
propre secte : Lacaniens, Foucauldiens…). Les écoles de l’anarchisme au
contraire, émergent presque invariablement d’une forme quelle qu’elle
soit de principe d’organisation ou de forme de pratique :
Anarcho-syndicalistes et Anarcho-Communistes, Insurrectionnalistes et
Plateformistes, Coopérativistes, Conseillistes, Individualistes, etc.
Les anarchistes se distinguent par ce qu’ils font et comment ils
s’organisent pour le faire. Et en effet, c’est à réfléchir et à
débattre de cela que les anarchistes ont passé le plus clair de leur
temps. Ils n’ont jamais montré beaucoup d’intérêt pour les diverses
grandes stratégies ou questions philosophiques qui préoccupent les
marxistes, du genre : est-ce que les paysans représentent une classe
potentiellement révolutionnaire ? (les anarchistes considèrent que
c’est aux paysans de décider) ou quelle est la nature de la marchandise
? Ils ont plutôt tendance à débattre sur la manière réellement
démocratique de conduire une réunion, à quel moment l’organisation
cesse de donner de la puissance à l’individu et commence à entraver la
liberté individuelle. Est-ce que le “leadership” est nécessairement une
mauvaise chose ? Ou, encore, au sujet de l’éthique de l’opposition aux
pouvoirs: Qu’est-ce que l’action directe ? Doit-on condamner quelqu’un
qui assassine un chef d’État ? Quand est-il juste de lancer un pavé.?
Le marxisme, donc, a eu tendance à se constituer en un discours
théorique ou analytique sur la stratégie révolutionnaire. L’anarchisme
a eu tendance à tenir un discours éthique sur cette même pratique. Il
en résulte que, si le marxisme a produit des brillantes théories sur la
praxis, c’est la plupart du temps des anarchistes qui ont travaillé sur
la praxis en elle-même.
Il apparaît actuellement comme une rupture entre les générations de
l’anarchisme : entre ceux dont la formation politique remonte aux
années 60 et 70 —.et qui ne se sont pas encore débarrassés des habitudes sectaires du siècle dernier.—
ou qui agissent encore dans ce cadre, et des militants plus jeunes
beaucoup mieux informés, entre autres, à travers les idées des
mouvements indigènes, féministes, écologistes et contre culturels. Les
premiers s’organisent principalement à travers des Fédérations
Anarchistes en vue telles que IWA, NEFAC ou IWW. Les seconds
travaillent avant tout à travers les réseaux du mouvement social
mondial comme Peoples Global Action,
qui réunit des collectifs anarchistes d’Europe et d’ailleurs avec des
groupes allant de militants Maoris en Nouvelle Zélande, des pêcheurs
d’Indonésie en passant par le syndicat des postiers canadiens [2]. Ces
derniers —.que l’on
pourrait appeler approximativement des « anarchistes, avec un a
minuscule », sont aujourd’hui de loin la majorité. Mais cela est
difficile à affirmer puisque beaucoup d’entre eux ne revendiquent pas
très ouvertement leurs affinités. En réalité, ils sont nombreux à
prendre si sérieusement les principes anarchistes d’anti-sectarisme et
d’évolutivité ouverte qu’ils refusent de se qualifier d’anarchistes
pour ces raisons mêmes [3].
Mais les trois points essentiels qui traversent toutes les expressions
de l’idéologie anarchiste sont bel et bien là —.anti-étatisme,
anti-capitalisme et actions politiques préfiguratives (par exemple,
modes d’organisation qui ressemblent délibérément à la société que l’on
veut créer. Ou, comme un historien anarchiste de la révolution espagnol
l’a formulé « un effort pour penser non seulement l’idées mais les
réalités elles-mêmes de l’avenir » [4]. Cela est présent partout des
collectifs contre culturels [jamming] jusqu’à Indymédia,
tout cela pouvant être nommé anarchiste au nouveau sens du terme [5].
Dans certains pays, il n’existe qu’un degré limité de confluences entre
les deux générations coexistantes, principalement sous la forme d’un
suivi de ce que l’autre — mais pas beaucoup plus.
L’une des raisons en est que la nouvelle génération est beaucoup plus
intéressée à développer de nouvelles formes de pratiques que de
débattre sur les plus petits détails idéologiques. L’exemple le plus
spectaculaire en a été le développement de nouvelles formes de prises
de décision, les prémisses, au moins, d’une culture alternative de la
démocratie. Les célèbres spokescouncils
[Réunion de groupes affinitaires afin de définir ensemble des actions
communes NDT] nord-américains ou des milliers de militants coordonnent
des actions à grande échelle par consensus, sans structure formelle de
leadership, n’en sont que les plus spectaculaires.
À vrai dire, qualifier ces formes de « nouvelles » est quelque peu
fallacieux. L’une des principales inspirations pour la nouvelle
génération d’anarchistes sont les municipalités autonomes zapatistes du
Chiapas, basés à Tzeltal ou Tojolobal — des communautés qui ont utilisé
le consensus depuis des milliers d’années — et adopté maintenant
seulement par des révolutionnaires pour garantir aux femmes et aux plus
jeunes d’avoir une voix égale. En Amérique du Nord, le « processus du
consensus » a émergé plus que tout autre chose du mouvement féministe
des années 70, comme une vaste réaction négative contre le style macho
de leadership typique de la Nouvelle gauche des années 60. L’idée même
de consensus a été empruntée aux Quakers, qui eux-mêmes, disent avoir
été inspirés par les Six Nations et autres pratiques indiennes.
Le consensus est souvent mal compris. On entend souvent des critiques
qui prétendent qu’il engendre une conformité étouffante, mais ces
critiques ne proviennent pratiquement jamais de personnes qui ont
réellement observé le consensus en action, du moins, guidé par des
facilitateurs entrainés et expérimentés (quelques expérimentations
récentes en Europe, où il n’existe pas une grande tradition dans ce
genre d’exercice se sont révélées quelques peu maladroites). En fait,
l’hypothèse de départ est que personne n’est capable de convertir
entièrement quelqu’un à son point de vue ou ne le devrait,
probablement. Au lieu de cela, le but du processus de consensus est de
permettre à un groupe de décider en commun du déroulement d’une action.
Au lieu de va et vient de propositions soumises au vote, ces
propositions sont travaillées et retravaillées, amalgamées ou
réinventées, avec un processus de compromis et de synthèse, jusqu’à ce
que cela se termine par quelque chose qui convient à tous. Lorsque cela
arrive à l’étape finale, réellement « trouver un consensus », il existe
deux niveaux possibles d’objection : On peut “rester à l’écart”, dire “Je n’aime pas cela et ne participerais pas mais je n’empêcherais personne de le faire”,
ou “bloquer”, ce qui a l’effet d’un veto. On ne peut bloquer que si
l’on pense qu’une proposition est en violation des principes
fondamentaux ou des raisons pour lesquelles un groupe s’est constitué.
On pourrait dire que la fonction qui, dans la constitution américaine,
est délégué aux tribunaux pour annuler des décisions législatives qui
violent les principes constitutionnels, est ici délégué à toute
personne qui a le courage de s’opposer à la volonté collective du
groupe (avec toutefois, bien sûr, des moyens de contester des blocages
sans fondement).
On pourrait continuer longtemps sur les méthodes élaborées et
incroyablement sophistiquées qui ont été mises en place pour rendre
possible tout ce fonctionnement ; des formes de consensus modifié
exigées par de très grands groupes ; de la façon dont le consensus
lui-même renforce le principe de décentralisation en faisant en sorte
qu’on ne souhaite pas présenter des propositions devant un groupe très
grand si l’on n’a pas les moyens de garantir l’égalité entre les sexes
et ceux de la résolution des conflits… Il s’agit d’une forme de
démocratie directe très différente de celle que nous associons
habituellement à ce terme — ou, d’ailleurs, avec le type de vote à la
majorité habituellement employé par les anarchistes européens et
nord-américains des générations précédentes ou encore employé dans,
disons, les assemblées argentines classe moyenne urbaine (bien qu’il ne
le soit, la plupart du temps, parmi les piqueteros
les plus radicaux qui tendent à fonctionner par consensus.) Avec des
contacts internationaux toujours plus nombreux entre différents
mouvements, l’inclusion de groupes et de mouvements d’Afrique, d’Asie
et d’Océanie avec des traditions radicales différentes indigènes, nous
assistons au début d’une nouvelle conception mondiale de la
signification du terme “démocratie”, aussi éloignée que possible du
parlementarisme néolibéral tel qu’il est généralement défendu par les
pouvoirs en place à travers le monde.
Il est difficile de suivre ce nouvel esprit de synthèse en lisant la
plupart de la littérature anarchiste actuelle, parce que ceux qui
dépensent la plupart de leur énergie sur des questions théoriques,
plutôt que sur des formes de pratiques émergentes, sont les plus
susceptibles de préserver la vieille logique dichotomique sectaire.
L’anarchisme moderne est imprégné d’innombrables contradictions. En
même temps que les anarchistes, avec un a
minuscule, intègrent lentement des idées et des pratiques apprises de
leurs alliés indigènes dans leur mode d’organisation ou au sein de
leurs communautés alternatives, la principale trace dans la littérature
a été l’émergence d’une secte de primitivistes, une bande notoirement
controversée qui appelle à la destruction complète de la civilisation
industrielle et même, dans certain cas, agricole [6]. Pourtant, ce
n’est qu’une question de temps avant que cette vieille logique du
soit/ou laisse place à quelque chose qui ressemblera davantage à la
pratique des groupes basée sur le consensus.
À quoi pourrait ressembler cette nouvelle synthèse ? Il est possible
d’en discerner quelques grandes lignes à l’intérieur du mouvement. Elle
insistera sur la nécessité d’approfondir constamment le sujet de
l’anti-autoritarisme, en prenant ses distances du réductionnisme de
classe pour essayer d’englober «.l’ensemble des formes de domination.»,
c’est à dire mettre l’accent non seulement sur l’état mais également
sur les relations entre sexes, non seulement sur l’économie mais aussi
sur les relations culturelles et l’écologie, la sexualité et la liberté
sous toutes ses formes, et tout cela non seulement à travers les
relations à l’autorité mais également basé sur des concepts plus riches
et variés.
Cette approche ne nécessite pas une expansion sans limite de production
matérielle, ou ne prétend pas que la technologie soit neutre, mais elle
ne dénonce pas non plus la technologie per se.
Au contraire, elle se l’approprie et l’emploie de différentes manières
si cela est approprié. Elle ne se contente pas non plus de contester
les institutions per se, ou les formes d’organisations politiques per se,
elle essaie de concevoir de nouvelles formes d’institutions et
d’organisations politiques pour le militantisme et la société nouvelle,
incluant des nouvelles formes de réunions, de prises de décision, de
coordination, de la même façon qu’ont déjà été revitalisés des groupes
affinitaires et de paroles. Et elle ne dénonce pas seulement les
réformes per se, mais lutte pour définir et gagner des réformes non
réformistes, attentive aux besoins immédiats des gens et à
l’amélioration de leur vie ici et maintenant, tout en recherchant des
gains plus lointains et, finalement, une transformation totale [7].
Et bien sûr la théorie doit coïncider avec la pratique. Pour être
pleinement efficace, l’anarchisme moderne devra inclure au moins trois
niveaux : des militants, des organisations populaires et des
chercheurs. Le problème du moment est que les intellectuels anarchistes
qui veulent dépasser les vieilles habitudes avant-gardistes — les
vestiges sectaires marxistes qui hantent encore le monde intellectuel
radical— ne sont pas tout à fait sûr de ce qu’est supposé être leur
rôle. L’anarchisme doit devenir réfléchi. Mais comment.? D’un côté, la
réponse semble évidente. On ne devrait pas faire de conférences
magistrales, ni dicter, ni même se considérer comme un professeur mais
seulement écouter, explorer et découvrir. Démêler et rendre explicite
la logique tacite déjà présente dans les nouvelles formes de pratiques
radicales. Se mettre au service des militants en apportant des
informations, ou en exposant les intérêts de l’élite dominante,
soigneusement cachés derrière une soi disant objectivité, des discours
qui feraient autorité, plutôt que d’essayer d’imposer une version
nouvelle de la même démarche. Mais, en même temps, la plupart des gens
reconnaissent que le combat intellectuel à besoin de regagner sa place.
Nombreux sont ceux qui commencent à remarquer qu’une des faiblesses
fondamentales de l’anarchisme aujourd’hui, par rapport à disons,
l’époque des Kropotkine, Reclus ou Herbert Read, est de négliger
précisément le symbolique, le visionnaire et de privilégier la
recherche de l’efficacité dans la théorie. Comment aller de
l’ethnographie à des visions utopiques — idéalement à autant de visions
utopiques que possible ? Ce n’est pas une coïncidence si les plus
grands recruteurs de l’anarchisme dans des pays comme les États-Unis
sont des écrivaines féministes de sciences fiction comme Starhawk ou
Ursula K. Le Guin [8].
L’une des raisons pour laquelle cela commence à arriver c’est que des
anarchistes commencent à récupérer l’expérience d’autres mouvement
sociaux à l’aide d’un corpus théorique plus élaboré, des idées qui
proviennent de cercles proches ou inspirées par l’anarchisme. Prenons
par exemple l’idée d’économie participative, qui représente une vision
économiste anarchiste par excellence et qui complète et rectifie la
tradition économiste anarchiste. Les théoriciens de la Parecon exposent
l’existence de non seulement deux mais trois classes principales dans
le capitalisme moderne: pas seulement une bourgeoisie et un prolétariat
mais également une classe de «.coordinateurs.» dont le rôle est de
diriger et contrôler le travail de la classe ouvrière. Il s’agit de la
classe qui comprend la l’appareil hiérarchique de direction, les
consultants professionnels et les conseillers, ayant un rôle central
dans le système de contrôle — comme avocats, ingénieurs, analystes, et
ainsi de suite. Ils conservent cette position de classe grâce à leur
monopolisation respective de leurs connaissances, compétences et
relations. Par conséquent, des économistes et autres travaillant sur
cette tradition ont essayé de créer des modèles pour une économie qui
éliminerait systématiquement les divisions entre travail manuel et
intellectuel. Maintenant que l’anarchisme est devenu clairement le
centre de la créativité révolutionnaire, les adversaires de tels
modèles se sont, sinon rallié exactement au drapeau, mais ont souligné
malgré tout combien ces idées étaient compatibles avec la vision
anarchiste [9].
Des choses similaires commencent à apparaître avec l’évolution des
visions politiques anarchistes. C’est un domaine ou l’anarchisme
classique avait déjà une longueur d’avance sur le marxisme classique,
qui n’a jamais développé une quelconque théorie de l’organisation
politique Des écoles différentes de l’anarchisme ont déjà préconisé des
formes d’organisations sociales très précises, même si elles sont
souvent en nette contradiction les unes avec les autres. Pourtant,
l’anarchisme dans son ensemble a eu tendance à mettre en avant ce que
les libéraux appellent des « libertés négatives », des « libertés
contre », plutôt que des « libertés pour positives.». Cela a été souvent
salué comme la preuve du pluralisme de l’anarchisme, de sa tolérance
idéologique ou de sa créativité. Mais en contrepartie, se sont
manifestées la réticence à aller au-delà de formes d’organisations à
petite échelle et l’opinion selon laquelle des structures plus grandes
et plus complexes pourront être improvisés plus tard dans le même
esprit.
Il y a eu quelques exceptions. Pierre Joseph Proudhon a essayé
d’inventer une vision globale du fonctionnement d’une société
libertaire [10]. Cela est généralement considéré comme un échec, mais a
montré la voie pour des visions plus élaborées comme le “municipalisme
libertaire” des North American Social Ecologists.
Par exemple, il existe un débat animé sur comment équilibrer le contrôle
des ouvriers — mis en avant par les partisans de la Parecon — et la
démocratie directe, mise en avant par les Écologistes Sociaux [11].
Pourtant, il existe encore de nombreux détails à régler : quelles sont,
dans leur totalité, les alternatives institutionnelles constructives
des anarchistes face aux pouvoirs législatifs, tribunaux, forces de
police et diverses structures exécutives actuelles ? Comment présenter
une vision politique qui englobe la législation, la mise en
application, l’adjudication et la défense de ce qui devrait être
accompli concrètement de manière anti-autoritaire —.non seulement pour
entretenir un espoir à long terme mais également pour faire part de
réponses immédiates face au système électoral, législatif, de maintien
de l’ordre, et judiciaire et donc d’offrir de nombreux choix
stratégiques. Évidemment, il ne pourra jamais y avoir une ligne de
parti anarchiste sur ces sujets, le sentiment général, au moins parmi
les anarchistes avec un a minuscule, étant que nous avons besoin de
nombreuses visions concrètes. Néanmoins, entre les expérimentations
sociales actuelles au sein de communautés autogérées en pleine
croissance dans des régions comme le Chiapas et en Argentine, et les
efforts des militants/chercheurs anarchistes comme les forums du Planetary Alternatives Network nouvellement créé ou de Life After Capitalism
qui commencent à localiser et à recenser des exemples réussis
d’initiatives économiques et politiques, le travail est commencé [12].
C’est de tout évidence un processus à long terme. Mais le siècle
anarchiste ne fait que commencer.
Notes
[1] Cela ne signifie pas que les anarchistes doivent être opposés à la
théorie. Il ne devrait pas y avoir besoin de Grande Théorie, au sens
courant. Sans aucun doute, il ne devrait pas exister une seule Grande
Théorie Anarchiste. Cela serait totalement contraire à l’esprit de
l’anarchisme. Préférable de loin, pensons-nous, quelque chose davantage
dans l’esprit du processus de prises de décisions anarchiste : appliqué
à la théorie, cela signifierait accepter la nécessité d’une diversité.
Plutôt que d’être fondé sur le besoin de prouver que les affirmations
des autres sont fausses, quelque chose qui cherche à trouver des
projets précis qui renforce les unes et les autres. Que les théories
soient incommensurables à certains égards ne signifient pas qu’elles ne
peuvent exister côte à côte ou même se renforcer les unes les autres,
de la même façon que des individus avec des visions du monde uniques et
différentes peuvent devenir amis ou amants ou encore travailler à des
projets communs. Plus encore qu’une Grande Théorie, ce dont
l’anarchisme a besoin pourrait être appelé une petite théorie : une
façon de se confronter avec ces questions concrètes, immédiates qui
émergent d’un projet de transformation sociale.
[2] Pour plus d’information sur l’histoire passionnante de Peoples Global Action , nous suggérons le livre We are Everywhere : The Irresistible Rise of Global Anti-capitalism,
édité par Notes from Nowhere, London Verso 2003. NDT (Des extraits
traduits de ce livre sur R&B.) Voir aussi le site web de PGA
[3] Cf. David Graeber, New Anarchists, New left Review 13, Janvier – Février 2002.
[4] Voir Diego Abad de Santillan, After the Revolution, New York : Greenberg Publishers 1937.
[5] Pour plus d’information : http://www.indymedia.org
[6] Cf. Jason McQuinn, Why I am not a Primitivist, Anarchy : a journal of desire armed, printemps/été 2001. Cf. le site anarchiste http://www.anarchymag.org . Cf. John Zerzan, Future Primitive & Other Essays, Autonomedia, 1994.
[7] Cf. Andrej Grubacic, Towards an Another Anarchism : Sen, Jai, Anita Anand, Arturo Escobar et Peter Waterman, The World Social Forum : Against all Empires, New Delhi : Viveka 2004.
[8] Cf. Starhawk, Webs of Power : Notes from Global Uprising, San Francisco 2002. Voir aussi: http://www.starhawk.org
[9] Albert, Michael, Participatory Economics, Verso, 2003. Voir également: http://www.parecon.org
[10] Avineri Shlomo. The Social and Political Thought of Karl Marx. London : Cambridge University Press, 1968.
[11] Voir The Murray Bookchin Reader, édité par Janet Biehl, London : Cassell 1997. Également le site web de lnstitute for Social Ecology ?
[12] Pour plus d’information sur le forum Life After Capitalism.
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