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Il
est très vrai que les Hottentots n´ont qu´un testicule. On l´a souvent
remarqué. Les mêmes vues d´utilité, la présence des mêmes périls,
inspirent les mêmes moyens, et dans le fond des forêts, et dans la
société. Je ne sais même si cette observation ne doit pas s´étendre
jusqu´aux animaux. Les oiseaux ont un ramage qui leur est propre. C´en
est un autre, lorsqu´ils ont à veiller à la conservation de leurs
petits, ou à la leur. Ces signes passagers, comme le besoin, sont-ils,
ne sont-ils pas réfléchis ? C´est ce que nous ignorons. Mais il est
certain qu´ils sont en eux, comme en nous, des effets de l´intérêt, de
la crainte, de la colère, et que l´habitude les rend conventionnels.
C´est ainsi que, dans les révolutions, les factieux ont des signes à
l´aide desquels ils se reconnaissent, malgré le tumulte et au milieu de
la mêlée : c´est une croix, une plume, une écharpe, un ruban ; c´est un
cri, c´est un mot, c´est le son d´un instrument qui réveille ceux
auxquels il s´adresse, tandis qu´il laisse dans l´assoupissement dù
sommeil ou dans la sécurité ceux qui n´en ont pas la clef.
Telle fut, selon toute apparence, la première origine de la plupart de
ces usages singuliers que nous retrouvons chez les sauvages, et même
dans les sociétés policées, Ce furent des traits caractéristiques de la
horde à laquelle ils appartenaient, des marques auxquelles ils se
reconnaissaient. La circoncision des juifs et des mahométans n´eut
peut-être pas d´autre but que les nez écrasés, que les têtes aplaties
ou allongées, que les oreilles pendantes et percées, que les figures
tracées sur la peau, les brûlures, les chevelures longues ou courtes,
et la mutilation de certains membres. Par l´amputation du prépuce, un
juif dit à un autre : “Et moi je suis juif aussi.” Par l´amputation
d´un testicule, un Hottentot dit à un autre Hottentot : “Et moi je suis
aussi hottentot”. Et pourquoi ces distinctions n´auraient-elles pas été
destinées à transmettre le sentiment ou de la haine, ou de l´amitié, la
conformité d´un culte religieux ; à éterniser le souvenir d´un bienfait
ou d´une injure, et à en recommander à une classe d´hommes la vengeance
ou la reconnaissance envers une autre classe ?
Plus la contrition des hommes sera vagabonde, plus ces sortes de
réclames seront utiles. Deux individus qui n´auront eu aucune sorte de
liaison dans leur contrée, se rencontrent dans une contrée éloignée.
Aussitôt ils se reconnaissent, ils s´approchent avec confiance, ils
s´embrassent, ils se confient leurs peines, leurs plaisirs, leurs
besoins, et ils se secourent. Les législateurs, jaloux d´isoler les
peuples qu´ils avaient civilisés, des nations barbares qui les
entouraient, et craignant encore qu´avec le temps ils ne se fondissent
dans la masse générale, mirent ces signes sous la sanction des dieux.
Les sauvages les ont rendus aussi permanents qu´il était possible, par
la considération qu´ils y ont attachée et par la violence qu´ils ont
faite constamment à la nature. Et c´est ainsi que le monde brut n´ayant
aucun système fixe d´éducation, d´association et de morale, il y
suppléa par des habitudes universelles. Le physique du climat fit le
reste. Les enfants de la nature furent soumis, sans s´en douter, à une
espèce singulière d´autorité qui les domina sans les vexer ; et c´est
ainsi que les Hottentots prirent les mœurs des pâtres.
Mais sont-ils heureux, me demanderez-vous ? Et moi je vous demanderai
quel est l´homme si entêté des avantages de nos sociétés, si étranger à
nos peines, qui ne soit quelquefois retourné par la pensée au milieu
des forêts, et qui n´ait du moins envié le bonheur, l´innocence et le
repos de la vie patriarcale. Eh bien ! cette vie est celle de
l´Hottentot. Aimez-vous la liberté ? il est libre. Aimez-vous la santé
? il ne connait d´autre maladie que la vieillesse. Aimez-vous la vertu
? il a des penchants qu´il satisfait sans remords, mais il n´a point de
vices. Je sais bien que vous vous éloignerez avec dégoût d´un homme
emmailloté, pour ainsi dire, dans les entrailles des animaux.
Croyez-vous donc que la corruption dans laquelle vous êtes plongés, vos
haines, vos perfidies, votre duplicité, ne révoltent pas plus ma
raison, que la malpropreté de l´Hottentot ne révolte mes sens ?
Vous riez avec mépris des superstitions de l´Hottentot. Mais vos
prêtres ne vous empoisonnent-ils pas en naissant de préjugés qui font
le supplice de votre vie, qui sèment la division dans vos familles, qui
arment vos contrées les unes contre les autres ? Vos pères se sont cent
fois égorgés pour des questions incompréhensibles. Ces temps de
frénésie renaîtront, et vous vous massacrerez encore.
Vous êtes fiers de vos lumières : mais à quoi vous servent-elles ? de
quelle utilité seraient-elles à l´Hottentot ? Est-il donc si important
de savoir parler de la vertu sans la pratiquer ? Quelle obligation vous
aura le sauvage lorsque vous lui aurez porté des arts sans lesquels il
est satisfait, des industries qui ne feraient que multiplier ses
besoins et ses travaux, des lois dont il ne peut se promettre plus de
sécurité que vous n´en avez ?
Encore si, lorsque vous avez abordé sur ses rivages, vous vous étiez
proposé de l´amener à une vie plus policée, à des mœurs qui vous
paraissaient préférables aux siennes, on vous excuserait. Mais vous
êtes descendus dans son pays pour l´en dépouiller. Vous ne vous êtes
approchés de sa cabane que pour l´en chasser, que pour le substituer,
si vous le pouviez, à l´animal qui laboure sous le fouet de
l´agriculteur, que pour achever de l´abrutir, que pour satisfaire votre
cupidité.
Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! enfoncez-vous dans vos forêts.
Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redoutables que les
monstres sous l´empire desquels vous allez tomber. Le tigre vous
déchirera peut-être, mais il ne vous ôtera que la vie. L´autre vous
ravira l´innocence et la liberté. Ou si vous vous en sentez le courage,
prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers
vos flèches empoisonnées. Puisse-t-il n´en rester aucun pour porter à
leurs citoyens la nouvelle de leur désastre !
Mais hélas ! vous êtes sans défiance, et vous ne les connaissez pas.
Ils ont la douceur peinte sur leurs visages. Leur maintien promet une
affabilité qui vous en imposera. Et comment ne vous tromperait-elle pas
? c´est un piège pour eux-mêmes. La vérité semble habiter sur leurs
lèvres. En vous abordant, ils s´inclineront. Ils auront une main placée
sur la poitrine. Ils tourneront l´autre vers le ciel, ou vous la
présenteront avec amitié. Leur geste sera celui de la bienfaisance ;
leur regard celui de l´humanité : mais la cruauté, mais la trahison
sont au fond de leur cœur. Ils disperseront vos cabanes ; ils se
jetteront sur vos troupeaux ; ils corrompront vos femmes ; ils
séduiront vos filles. Ou vous vous plierez à leurs folles opinions, ou
ils vous massacreront sans pitié. Ils croient que celui qui ne pense
pas comme eux est indigne de vivre. Hâtez-vous donc, embusquez-vous ;
et lorsqu´ils se courberont d´une manière suppliante et perfide, percez
leur la poitrine. Ce ne sont pas les représentations de la justice
qu´ils n´écoutent pas, ce sont vos flèches qu´il faut leur adresser. Il
en est temps ; Riebeck approche [NDLR : administrateur de la Compagnie
des Indes orientales]. Celui-ci ne vous fera peut-être pas tout le mal
que je vous annonce ; mais cette feinte modération ne sera pas imitée
par ceux qui le suivront. Et vous, cruels Européens, ne vous irritez
pas de ma harangue. Ni l´Hottentot, ni l´habitant des contrées qui vous
restent à dévaster ne l´entendront. Si mon discours vous offense, c´est
que vous n´êtes pas plus humains que vos prédécesseurs ; c´est que vous
voyez dans la haine que je leur ai vouée celle que j´ai pour vous.
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