Denis Diderot

Histoire des Deux Indes

- Extrait -

  
Il est très vrai que les Hottentots n´ont qu´un testicule. On l´a souvent remarqué. Les mêmes vues d´utilité, la présence des mêmes périls, inspirent les mêmes moyens, et dans le fond des forêts, et dans la société. Je ne sais même si cette observation ne doit pas s´étendre jusqu´aux animaux. Les oiseaux ont un ramage qui leur est propre. C´en est un autre, lorsqu´ils ont à veiller à la conservation de leurs petits, ou à la leur. Ces signes passagers, comme le besoin, sont-ils, ne sont-ils pas réfléchis ? C´est ce que nous ignorons. Mais il est certain qu´ils sont en eux, comme en nous, des effets de l´intérêt, de la crainte, de la colère, et que l´habitude les rend conventionnels. C´est ainsi que, dans les révolutions, les factieux ont des signes à l´aide desquels ils se reconnaissent, malgré le tumulte et au milieu de la mêlée : c´est une croix, une plume, une écharpe, un ruban ; c´est un cri, c´est un mot, c´est le son d´un instrument qui réveille ceux auxquels il s´adresse, tandis qu´il laisse dans l´assoupissement dù sommeil ou dans la sécurité ceux qui n´en ont pas la clef.

Telle fut, selon toute apparence, la première origine de la plupart de ces usages singuliers que nous retrouvons chez les sauvages, et même dans les sociétés policées, Ce furent des traits caractéristiques de la horde à laquelle ils appartenaient, des marques auxquelles ils se reconnaissaient. La circoncision des juifs et des mahométans n´eut peut-être pas d´autre but que les nez écrasés, que les têtes aplaties ou allongées, que les oreilles pendantes et percées, que les figures tracées sur la peau, les brûlures, les chevelures longues ou courtes, et la mutilation de certains membres. Par l´amputation du prépuce, un juif dit à un autre : “Et moi je suis juif aussi.” Par l´amputation d´un testicule, un Hottentot dit à un autre Hottentot : “Et moi je suis aussi hottentot”. Et pourquoi ces distinctions n´auraient-elles pas été destinées à transmettre le sentiment ou de la haine, ou de l´amitié, la conformité d´un culte religieux ; à éterniser le souvenir d´un bienfait ou d´une injure, et à en recommander à une classe d´hommes la vengeance ou la reconnaissance envers une autre classe ?

Plus la contrition des hommes sera vagabonde, plus ces sortes de réclames seront utiles. Deux individus qui n´auront eu aucune sorte de liaison dans leur contrée, se rencontrent dans une contrée éloignée. Aussitôt ils se reconnaissent, ils s´approchent avec confiance, ils s´embrassent, ils se confient leurs peines, leurs plaisirs, leurs besoins, et ils se secourent. Les législateurs, jaloux d´isoler les peuples qu´ils avaient civilisés, des nations barbares qui les entouraient, et craignant encore qu´avec le temps ils ne se fondissent dans la masse générale, mirent ces signes sous la sanction des dieux. Les sauvages les ont rendus aussi permanents qu´il était possible, par la considération qu´ils y ont attachée et par la violence qu´ils ont faite constamment à la nature. Et c´est ainsi que le monde brut n´ayant aucun système fixe d´éducation, d´association et de morale, il y suppléa par des habitudes universelles. Le physique du climat fit le reste. Les enfants de la nature furent soumis, sans s´en douter, à une espèce singulière d´autorité qui les domina sans les vexer ; et c´est ainsi que les Hottentots prirent les mœurs des pâtres.

Mais sont-ils heureux, me demanderez-vous ? Et moi je vous demanderai quel est l´homme si entêté des avantages de nos sociétés, si étranger à nos peines, qui ne soit quelquefois retourné par la pensée au milieu des forêts, et qui n´ait du moins envié le bonheur, l´innocence et le repos de la vie patriarcale. Eh bien ! cette vie est celle de l´Hottentot. Aimez-vous la liberté ? il est libre. Aimez-vous la santé ? il ne connait d´autre maladie que la vieillesse. Aimez-vous la vertu ? il a des penchants qu´il satisfait sans remords, mais il n´a point de vices. Je sais bien que vous vous éloignerez avec dégoût d´un homme emmailloté, pour ainsi dire, dans les entrailles des animaux. Croyez-vous donc que la corruption dans laquelle vous êtes plongés, vos haines, vos perfidies, votre duplicité, ne révoltent pas plus ma raison, que la malpropreté de l´Hottentot ne révolte mes sens ?

Vous riez avec mépris des superstitions de l´Hottentot. Mais vos prêtres ne vous empoisonnent-ils pas en naissant de préjugés qui font le supplice de votre vie, qui sèment la division dans vos familles, qui arment vos contrées les unes contre les autres ? Vos pères se sont cent fois égorgés pour des questions incompréhensibles. Ces temps de frénésie renaîtront, et vous vous massacrerez encore.

Vous êtes fiers de vos lumières : mais à quoi vous servent-elles ? de quelle utilité seraient-elles à l´Hottentot ? Est-il donc si important de savoir parler de la vertu sans la pratiquer ? Quelle obligation vous aura le sauvage lorsque vous lui aurez porté des arts sans lesquels il est satisfait, des industries qui ne feraient que multiplier ses besoins et ses travaux, des lois dont il ne peut se promettre plus de sécurité que vous n´en avez ?

Encore si, lorsque vous avez abordé sur ses rivages, vous vous étiez proposé de l´amener à une vie plus policée, à des mœurs qui vous paraissaient préférables aux siennes, on vous excuserait. Mais vous êtes descendus dans son pays pour l´en dépouiller. Vous ne vous êtes approchés de sa cabane que pour l´en chasser, que pour le substituer, si vous le pouviez, à l´animal qui laboure sous le fouet de l´agriculteur, que pour achever de l´abrutir, que pour satisfaire votre cupidité.

Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! enfoncez-vous dans vos forêts. Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l´empire desquels vous allez tomber. Le tigre vous déchirera peut-être, mais il ne vous ôtera que la vie. L´autre vous ravira l´innocence et la liberté. Ou si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées. Puisse-t-il n´en rester aucun pour porter à leurs citoyens la nouvelle de leur désastre !

Mais hélas ! vous êtes sans défiance, et vous ne les connaissez pas. Ils ont la douceur peinte sur leurs visages. Leur maintien promet une affabilité qui vous en imposera. Et comment ne vous tromperait-elle pas ? c´est un piège pour eux-mêmes. La vérité semble habiter sur leurs lèvres. En vous abordant, ils s´inclineront. Ils auront une main placée sur la poitrine. Ils tourneront l´autre vers le ciel, ou vous la présenteront avec amitié. Leur geste sera celui de la bienfaisance ; leur regard celui de l´humanité : mais la cruauté, mais la trahison sont au fond de leur cœur. Ils disperseront vos cabanes ; ils se jetteront sur vos troupeaux ; ils corrompront vos femmes ; ils séduiront vos filles. Ou vous vous plierez à leurs folles opinions, ou ils vous massacreront sans pitié. Ils croient que celui qui ne pense pas comme eux est indigne de vivre. Hâtez-vous donc, embusquez-vous ; et lorsqu´ils se courberont d´une manière suppliante et perfide, percez leur la poitrine. Ce ne sont pas les représentations de la justice qu´ils n´écoutent pas, ce sont vos flèches qu´il faut leur adresser. Il en est temps ; Riebeck approche [NDLR : administrateur de la Compagnie des Indes orientales]. Celui-ci ne vous fera peut-être pas tout le mal que je vous annonce ; mais cette feinte modération ne sera pas imitée par ceux qui le suivront. Et vous, cruels Européens, ne vous irritez pas de ma harangue. Ni l´Hottentot, ni l´habitant des contrées qui vous restent à dévaster ne l´entendront. Si mon discours vous offense, c´est que vous n´êtes pas plus humains que vos prédécesseurs ; c´est que vous voyez dans la haine que je leur ai vouée celle que j´ai pour vous.