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« La civilisation découle des conquêtes à l’étranger
et de la répression domestique. » Stanley Diamond
Avant d’envisager ici la destruction de
la civilisation, je me dois de définir de quoi il s’agit. J’ai donc
regardé dans plusieurs dictionnaires. Le Webster définit la civilisation
comme « un stade supérieur de développement social et
culturel ». Le dictionnaire d’anglais Oxford la décrit comme
« un état développé ou avancé de la société humaine ». Tous
les autres dictionnaires que j’ai pu consulter chantaient à l’unisson
les mêmes louanges. Ces définitions, aussi consensuelles soient-elles,
ne m’avancent pourtant pas le moins du monde. Elles sont même
terriblement imprécises. Après les avoir lues, je ne savais toujours pas
ce qu’était une civilisation.
[NdT : Selon le dictionnaire français
Larousse, le mot civilisation désigne un « état de développement
économique, social, politique, culturel auquel sont parvenues certaines
sociétés et qui est considéré comme un idéal à atteindre par les
autres. »]
Définissez-moi supérieur, avancé, ou développé,
s’il vous plaît. En outre, ces définitions sont manifestement très
présomptueuses. Mais, bien évidemment, aucun rédacteur de dictionnaire
ne se décrira jamais délibérément comme faisant partie d’une société
humaine basse, non développée, ou arriérée.
Je me suis alors rappelé que tous les
écrivains, y compris les rédacteurs de dictionnaires, sont des
propagandistes, et que ces définitions ne sont rien de plus que des
condensés de propagande, articulations concises de l’arrogance qui a
conduit tous ceux qui, convaincus d’appartenir à la culture la plus
avancée et la meilleure, imposaient à tous les autres et par la violence
leur manière d’être.
Je définirais une civilisation plus
précisément, et plus efficacement, je pense, comme une
culture — c’est-à-dire un ensemble d’histoires, d’institutions et
d’artefacts — qui à la fois mène à et émerge de la croissance des villes
(civilisation, voir civil : de civis, qui signifie citoyen, du latin civitatis,
qui signifie cité, État), la ville étant ici définie — pour la
distinguer des campements, villages, etc. — comme l’établissement plus
ou moins permanent d’un groupe de personnes à un endroit précis, et
d’une manière tellement dense qu’elle nécessite l’importation
quotidienne de nourriture et d’autres denrées nécessaires à la vie.
Ainsi, un village Tolowa, il y a cinq
cents ans, à l’endroit même où je vis, à Tu’nes (la longue prairie, en
langage Tolowa), aujourd’hui appelé Crescent City, en Californie,
n’était pas une ville, dans la mesure où les Tolowas se nourrissaient de
saumons, de palourdes, de cerfs, de myrtilles, etc., et n’avaient aucun
besoin d’importer de la nourriture. D’après ma définition, les Tolowas,
dont le mode de vie n’était pas caractérisé par la croissance de
villes, n’étaient donc pas civilisés. En revanche, les Aztèques, eux,
étaient civilisés. Leur structure sociale conduisit inéluctablement à
l’établissement de cités-États comme Iztapalapa et Tenochtitlán qui, au
moment où les Européens la découvrirent, était plus grande que n’importe
quelle ville d’Europe, avec une population cinq fois plus grande que
celle de Londres ou Séville. Peu après avoir rasé Tenochtitlán et
massacré ou asservi ses habitants, l’explorateur et conquistador
Hernando Cortés notait que c’était sans doute la plus belle ville au
monde. Magnifique ou non, Tenochtitlán nécessitait, à l’instar de toutes
les villes du monde, l’importation (souvent par la force) de nourriture
et d’autres ressources. L’histoire de n’importe quelle civilisation est
donc l’histoire de l’émergence des cités-États, ou, en d’autres termes,
l’histoire de l’acheminement de « ressources » vers ces
centres de population (afin de les alimenter et de les faire croître),
c’est-à-dire l’histoire de zones d’insoutenabilité grandissante
entourées de zones de surexploitation croissante.
Le président du Reich allemand Paul von
Hindenburg décrit cet enchaînement à la perfection : « Sans
les colonies, aucune garantie quant à l’obtention de matières premières.
Sans ces matières premières, pas d’industrie, sans industrie, pas de
train de vie convenable, et pas de richesse. Voilà pourquoi, chers
compatriotes, il nous faut ces colonies. »
Bien entendu, des gens vivent déjà à l’endroit de ces colonies, mais cela n’a visiblement aucune espèce d’importance.
Ce n’est pas tout. Les villes n’émergent
pas miraculeusement d’un néant politique, social et écologique. Lewis
Mumford, dans le second volume de son extraordinaire Mythe de la machine,
utilise le terme civilisation « pour désigner le groupe
d’institutions qui commencèrent par prendre forme sous la royauté. Ses
principaux caractères, constants à travers toute l’histoire en
proportions variables, sont la centralisation du pouvoir politique, la
séparation des classes, la division du travail pendant la vie entière,
la mécanisation de la production, l’accroissement de la puissance
militaire, l’exploitation économique des faibles ainsi que l’universelle
introduction de l’esclavage et du travail forcé pour des buts tant
industriels que militaires. » (L’anthropologue et philosophe
Stanley Diamond dit la même chose de manière plus succincte :
« La civilisation découle des conquêtes à l’étranger et de la
répression domestique. ») Ces attributs, inhérents non seulement à
notre culture mais à toutes les civilisations, ne la dépeignent pas
glorieusement. Néanmoins, selon Mumford, la civilisation peut aussi
montrer un visage plus sympathique. Il poursuit « Ces institutions
auraient entièrement discrédité à la fois le mythe primaire de la
royauté de droit divin que son dérivé le mythe de la machine si elles ne
s’étaient accompagnées d’un autre groupe de caractères collectifs qui
méritent à bon droit l’admiration : l’invention et le maintien du
rapport écrit, le développement des arts visuels et musicaux, l’effort
afin d’élargir le cercle de la communication et de la relation
économique bien au-delà de la portée d’aucune communauté locale ; enfin
le propos de rendre disponibles à tous les hommes [sic] les découvertes,
les inventions, les créations, les œuvres d’art et de la pensée, les
valeurs et les buts découverts par n’importe quel groupe
individuel. »
J’ai beau admirer et avoir été fortement
influencé par le travail de Mumford, je crains toutefois que s’il
épilogue ainsi sur le côté admirable de la civilisation, c’est parce
qu’il a lui aussi avalé la propagande des lexicographes que je mentionne
en début de chapitre : celle qui voudrait que cette culture soit
nécessairement « avancée » ou « supérieure ». En
réalité, si l’on regarde derrière ce second masque, plus souriant, de la
civilisation — si l’on examine sa croyance selon laquelle les arts
visuels et musicaux civilisés, par exemple, sont plus développés que
ceux des peuples non civilisés — ce qu’on observe, c’est un reflet de
son autre visage, celui du pouvoir. Il ne serait pas tout à fait exact,
par exemple, d’affirmer que les arts visuels et musicaux se sont accrus
ou sont devenus plus avancés grâce à ce système ; il est plus juste de
considérer qu’ils ont depuis longtemps subi la même division du travail
qui caractérise l’économie et la politique de cette culture. Quand, chez
les peuplades indigènes traditionnelles — les « non
civilisés » — les chants sont chantés par tous comme un moyen de
créer des liens entre les membres de la communauté dans une célébration
de tous et de la terre, chez les civilisés, les chants sont écrits et
interprétés par des experts, ceux qui ont suffisamment de
« talent », ceux dont les vies sont dédiées à la production de
cet art. Je n’ai à priori aucune raison d’écouter ma voisine chanter
(probablement faux) des chansons amateurs qu’elle a inventées si je peux
écouter un CD de Beethoven, Mozart, ou Lou Reed (oui, c’est vrai, Lou
Reed chante faux, lui aussi, mais j’aime bien). Il me semble absurde de
considérer comme une bonne chose le changement d’état qui transforme les
êtres humains participant à la création perpétuelle d’arts communaux en
consommateurs passifs de produits artistiques manufacturés par de
lointains experts — même si ces lointains experts sont réellement talentueux.
Je pourrais dire la même chose de
l’écriture, mais Stanley Diamond m’a devancé : « L’écriture
fut l’un des mystères originels de la civilisation, elle permit de
réduire la complexité de l’expérience au mot écrit. En outre, l’écriture
fournit à la classe dirigeante un instrument idéologique d’une
puissance considérable. La parole divine devint loi, relayée par les
prêtres ; c’est pourquoi, dirent les Iroquois, confrontant les
Européens : « L’écriture est l’invention du Diable ». Avec
l’avènement de l’écriture, les symboles devinrent explicites, et
perdirent immédiatement leur profondeur. Dès lors, la parole de l’homme
n’était plus une éternelle exploration du réel, mais un signe qui
pouvait être utilisé contre lui. […] Car l’écrit sépare la conscience en
deux — il devient plus légitime que la parole, détruisant ainsi le sens
du discours et érodant la tradition orale ; et il rend possible
l’utilisation des mots pour manipuler politiquement et contrôler les
autres. L’écrit supplante la mémoire ; une version officielle des
événements, fixe et permanente peut être élaborée. Si c’est écrit, dans
les civilisations anciennes [et j’ajouterai, aujourd’hui], c’est que ça
doit être vrai.
[NdT : Il aurait aussi pu citer Claude Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques :
« Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture
avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut
chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l’ait
fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires,
c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre
considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en
classes. Telle est, en tout cas, l’évolution typique à laquelle on
assiste, depuis l’Égypte jusqu’à la Chine, au moment où l’écriture fait
son début : elle paraît favoriser l’exploitation des hommes avant
leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des
milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes,
rend mieux compte de la naissance de l’architecture que la relation
directe envisagée tout à l’heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut
admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de
faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins
désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et
esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le
plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre.
[…] Si l’écriture n’a pas suffi à consolider
les connaissances, elle était peut-être indispensable pour affermir les
dominations. Regardons plus près de nous : l’action systématique
des États européens en faveur de l’instruction obligatoire, qui se
développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’extension du
service militaire et la prolétarisation. La lutte contre
l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des
citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce
dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi. »]
L’argument de Mumford selon lequel
l’élargissement du cercle de la communication et de la relation
économique dans les civilisations profite à la communauté humaine dans
son ensemble pose problème pour deux autres raisons. D’abord parce que
cela suppose que les peuples non civilisés ne communiquent pas, ni ne
participent à des échanges économiques au-delà de leurs communautés
locales. Ce qu’ils faisaient. Des coquillages provenant de la côte
nord-ouest des États-Unis se retrouvaient ainsi entre les mains
d’Indiens des plaines, et des peaux de bisons faisaient souvent le
chemin inverse jusqu’à la côte. (Et ne nous étendons pas sur la
communication qu’entretiennent les non-civilisés avec leurs voisins non
humains, une chose quasi inexistante chez les civilisés : qu’on ne
vienne pas me dire que les non-civilisés sont limités à leurs propres
communautés !) Quoi qu’il en soit, je ne suis pas certain que la
possibilité d’échanger des e-mails avec l’Espagne ou de regarder des
émissions télévisées conçues à Los Angeles enrichissent mon existence.
Il est, je pense, bien plus important, utile et enrichissant d’aller à
la rencontre de ses voisins. Je suis fréquemment sidéré de me retrouver
dans une pièce, entouré de mes frères humains, tous hypnotisés par la
même boîte, à regarder et écouter une histoire imaginée et interprétée
par divers inconnus, loin d’ici. Certains de mes amis en savent plus sur
le voisin de Seinfeld que sur le leur. Moi-même, je me surprends
parfois à préférer l’irréalité du lointain à ce qui m’entoure au
quotidien : je retrouve bien mieux mon chemin dans les méandres du
jeu Doom 2 : Hell on Earth que dans le dédale des sentiers
du sous-bois qui se trouve devant chez moi. Je comprends beaucoup mieux
les subtilités de Microsoft Word que la danse complexe de la pluie et
du soleil, des prédateurs, des proies et des charognards, des plantes et
du sol de la crique qui se trouve à vingt mètres de ma maison. La nuit
dernière, j’ai écrit jusque très tard. Quand, enfin, j’ai éteint mon
ordinateur pour aller dire bonne nuit aux chiens, j’ai réalisé que le
vent soufflait fort dans les hautes branches des séquoias, et faisait
chanter les arbres. Leurs branches s’entrechoquaient et je les entendais
craquer au loin. Jusqu’à cet instant, je n’avais ni pris conscience de
cette symphonie, ni même imaginé que je puisse y participer en allant
sentir le vent dans mes cheveux et la pluie me fouetter le visage. Tous
les sons de la nuit m’avaient été masqués par le murmure monotone du
ventilateur de mon ordinateur. Pas plus tard qu’hier, j’observais un
couple de harles couronnés qui jouait dans la mare en face de ma
chambre. Le soir même, je regardais une émission télévisée dans laquelle
l’inévitable lion pourchassait l’inévitable zèbre. Laquelle de ces deux
scènes enrichit le plus mon existence ? Cet élargissement apparent de
la communication pose un problème similaire à celui des arts visuels et
musicaux. En effet, si l’on considère l’impératif de centralisation du
contrôle qui sous-tend la civilisation, on réalise que l’accroissement
de la communication qu’elle permet nous fait passer du statut de
participants actifs à nos vies et aux vies de ceux qui nous entourent à
celui de consommateurs passifs nourris de mots et d’images
frénétiquement produits par quelque entité distante.
Ensuite, en affirmant que le
développement des communications et des « relations »
économiques est une chose si merveilleuse, Mumford semble oublier — ce
qui est étrange, vu la finesse du reste de son analyse — que ce
développement ne peut être universellement avantageux que quand toutes
les parties sont consentantes, et dans un contexte de relatif équilibre
des pouvoirs. On peut difficilement soutenir, par exemple, que les
peuples africains — dont environs 100 millions sont morts à cause du
commerce d’esclaves, et dont bien plus aujourd’hui sont toujours démunis
et sans la moindre richesse — aient bénéficié de leurs « relations
économiques » avec les Européens. Même chose en ce qui concerne
les aborigènes, les Indiens, les peuples de l’Inde précoloniale, et
ainsi de suite.
Je voudrais examiner encore une autre
affirmation de Mumford, en partie parce qu’il s’agit d’un argument en
faveur de la civilisation que j’ai très souvent vu repris ailleurs et
qui conduit, je crois, à quelques-uns des problèmes les plus graves que
nous connaissons aujourd’hui. Il conclut le passage que je cite plus
haut, et que je reproduis ici afin que vous n’ayez pas à tourner deux
pages en arrière, par : « enfin le propos [est] de rendre
disponibles à tous les hommes [sic] les découvertes, les inventions, les
créations, les œuvres d’art et de la pensée, les valeurs et les buts
découverts par n’importe quel groupe individuel. » Mais de la même
manière que les relations économiques ne sont avantageuses pour tous que
dans la mesure où elles reposent sur le consentement de tous,
l’imposition des us et coutumes d’un groupe à un autre, ou le pillage
par un groupe des découvertes d’un autre, ne peut conduire qu’à
l’exploitation et au déclin de ce dernier groupe au profit du premier.
Que cette « relation » bénéficie à tous était un argument
couramment avancé par les premiers Européens en Amérique, à l’instar du
capitaine John Chester qui écrivit que les Indiens allaient profiter de
la « connaissance de notre foi », tandis que les Européens
jouiraient « des richesses que procure le pays ». Les
propriétaires d’esclaves de l’Amérique du XIXe siècle soutenaient la
même idée : le philosophe Georges Fitzhugh déclarait
que « l’esclavage éduque, corrige et moralise les
masses en les faisant perpétuellement interagir avec des maîtres à
l’esprit, à l’éducation et à la vertu supérieurs ». Et la même
chose est tout aussi couramment avancée par ceux qui viennent chanter
les vertus du blue jean, des Big Macs™, du Coca Cola™, du Capitalisme™,
et de Jésus Christ™ aux pauvres du monde entier, en échange de la
spoliation de leurs terres et de leur asservissement dans des ateliers
géants.
En outre, cette proposition de Mumford
est également problématique dans la mesure où elle renforce un
paradigme, une façon de penser nécessairement insoutenables sur le long
terme. Insoutenables parce qu’ils supposent que les découvertes, les
inventions, les créations, les arts et la pensée, les us et coutumes
sont transposables dans l’espace, c’est-à-dire qu’ils sont dissociables
du contexte humain et du territoire qui les a vus naître. Plus important
encore, peut-être : cette affirmation de Mumford révèle
involontairement la puissance du récit qui nous garde esclave de cette
machine, comme il le dit lui-même, que constitue la civilisation ; bien
qu’il dissèque brillamment le mythe de cette machine, Mumford y succombe
en acceptant implicitement, semble-t-il, le point de vue selon lequel
les idées, l’art ou les inventions sont tels des outils dans une boîte à
outils, qui peuvent ainsi être utilisés en dehors de leur contexte
originel, sans aucune répercussion négative. Ce point de vue qui
considère les pensées, les idées, et l’art comme des outils, plutôt que
comme des éléments de la toile du vivant qui unissent des communautés
spécifiques d’humains et de non-humains. Pourtant, des inventions, des
pensées, et des desseins qui peuvent être tout à fait adaptés dans les
Grandes Plaines peuvent s’avérer préjudiciables dans la région du
Pacifique nord-ouest, et pire à Hawaii. Croire un instant que ces
transpositions hypothétiques seront couronnées de succès, c’est
reproduire cette vieille substitution de ce qui est distant pour ce qui
est proche : pourtant, si je veux savoir comment vivre à Tu’nes, je
ferais bien de me concentrer sur Tu’nes.
Un autre problème, cependant, surclasse
tous les autres. Il est lié à une caractéristique endémique de notre
civilisation, que les autres ne partageaient pas. Il s’agit de la
croyance profonde — et le plus souvent invisible — selon laquelle il n’y
a en vérité qu’une seule manière de vivre, et que nous sommes les seuls
et uniques détenteurs de cette vérité. Notre mission consiste par
conséquent à la propager, quitte à le faire par la violence, et ce
jusqu’à ce que toutes les autres manières de vivre soient éliminées.
Bien loin d’envisager ce processus comme une perte, l’éradication de ces
autres manières de vivre, de ces autres cultures devient — de fait — un
progrès, puisque la civilisation occidentale offre de toute façon la
seule possibilité de mener une existence qui en vaille la peine :
nous gagnons donc à nous débarrasser de ces cultures qui sont autant
d’obstacles obstruant notre accès à diverses ressources, mais qui, en
plus, rappellent à notre bon souvenir qu’il existe d’autres manières
d’être, qui risqueraient de confronter nos fantasmes à d’autres
réalités ; en outre, nous rendons service à ces païens lorsque nous les
sortons de leur état de dégénérés et que nous leur permettons de
s’élever jusqu’à cet état social supérieur, plus avancé, plus développé.
Et quand ils ne veulent pas se joindre à nous, c’est simple ; nous les
tuons tous. En d’autres termes, une réaction alchimique funeste s’opère
quand on mélange l’arrogance de cette définition du dictionnaire, qui
considère que la civilisation est supérieure à toutes les autres formes
de culture, l’hypermilitarisme, qui permet son expansion et
l’asservissement perpétuel de tous, et la croyance, partagée même par
d’implacables et puissants critiques de la civilisation comme Lewis
Mumford, selon laquelle le cosmopolitisme est désirable, selon laquelle
les découvertes, les valeurs, et les systèmes de pensées sont
transposables à travers le temps et l’espace. Cette réaction alchimique
est désignée depuis le XXe siècle par le terme ethnocide :
l’éradication de la diversité culturelle, son sacrifice sur l’autel du
modèle juste™, sur l’autel du contrôle centralisé de la perception, et
le remplacement d’une myriade de morales qui dépendaient d’un lieu et de
circonstances particulières par une unique moralité basée sur les
préceptes de la croissance perpétuelle de la machine, la soumission de
la perception personnelle (au travers, par exemple, de l’écriture, et de
la transformation de celle-ci et d’autres arts en marchandises) à des
perceptions, idées, et valeurs préfabriquées, imposées par des autorités
extérieures qui croient dur comme fer en — et, surtout, qui bénéficient
de — la centralisation du pouvoir. Au bout du compte, l’histoire de la
civilisation n’est plus que l’histoire de la réduction de la tapisserie
des histoires du monde à une seule et unique histoire, la meilleure de
toutes les histoires, la véritable et suprême histoire, l’histoire la
plus avancée, l’histoire de la puissance et de la gloire qu’incarne la
civilisation occidentale.
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