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I.
J’écris ces lignes en pleine période électorale. Les murs sont
barbouillés d’affiches de toutes les couleurs ou on s’en dit de toutes
les couleurs, sans jeu de mots. Qui n’a pas son parti – son programme –
sa profession de foi ? Qui n’est pas socialiste ou radical ou
progressiste ou libéral ou « proportionnaliste » – le dernier cri du
jour ? C’est la grande maladie du siècle, cette abnégation du moi. On
est d’une association, d’un syndicat, d’un parti ; on partage
l’opinion, les convictions, la règle de conduite d’autrui. On est le
mené, le suiveur, le disciple, l’esclave, jamais soi-même.
Il en coûte moins, c’est vrai. Appartenir à un parti, adopter le
programme d’un autre, se régler sur une ligne de conduite collective,
cela évite de penser, de réfléchir, de se créer des idées à soi. Cela
dispense de réagir par soi-même. C’est le triomphe de la fameuse
théorie du « moindre effort », pour l’amour de laquelle on a dit et
fait tant de bêtises.
Certains appellent cela vivre. C’est vrai, le mollusque vit,
l’invertébré vit ; le plagiaire, le copiste, le radoteur vivent ; le
mouton de Panurge, le faux frère, le médisant, et le cancanier vivent.
Laissons-les et songeons, nous, non seulement à vivre, mais encore à
nous « sentir vivre ».
II.
Se sentir vivre ce n’est pas seulement avoir conscience qu’on accomplit
régulièrement les fonctions conservatrices de l’individu et, si l’on
veut, de l’espèce. Se sentir vivre ce n’est pas non plus accomplir les
gestes de sa vie selon un tracé bien délimité, d’accord avec les
déductions d’un livre savant écrit par quelque auteur ne connaissant de
la vie que les cornues, les creusets et les équations. Se sentir vivre
ce n’est certes pas se contenir dans les allées bien sablées d’un
jardin public quand vous appellent les sentiers capricieux des
sous-bois sauvages. Se sentir vivre, c’est vibrer, tressaillir,
frissonner aux parfums des fleurs, aux chants des oiseaux, aux bruits
des vagues, aux hurlements du vent, au silence de la solitude, à la
voix fiévreuse des foules. Se sentir vivre, c’est être sensible à la
mélopée plaintive du pâtre comme aux harmonies des grands opéras, aux
rayonnements d’un poème comme aux voluptés de l’amour.
Se sentir vivre, c’est rendre palpitants ceux des détails de sa vie qui
en valent la peine : faire de celui-là une expérience passagère et de
celui-ci une expérience qui réussisse. Tout cela sans contrainte, sans
programme imposé à l’avance, selon son tempérament, son état d’être du
moment, sa conception de la vie.
III.
On peut se prétendre anarchiste et végéter. On peut refléter
l’anarchisme de son journal, de son écrivain préféré, de son groupe. On
peut s’affirmer original et n’être au fond un hors texte ou un en
dehors qu’à la deuxième ou troisième puissance.
Être astreint au joug d’une morale dire « anarchiste », c’est toujours être lié. Toutes les morales a priori
se valent : théocratiques, bourgeoises, collectivistes ou anarchistes.
Courber l’échine sous une règle de conduite contraire à votre jugement,
à votre raison, à votre expérience, à ce que vous sentez et souhaitez,
sous prétexte que c’est la règle choisie par tous les membres de votre
groupement, c’est faire acte d’encloîtré, non d’anarchiste. Pas plus
qu’est geste d’un négateur d’autorité la crainte de perdre l’estime ou
d’encourir la réprobation de votre entourage. Tout ce que votre
camarade peut réclamer de vous c’est de ne point empiéter sur la
pratique de sa vie ; il ne peut aller au-delà.
IV.
Une condition essentielle pour « se sentir vivre », c’est savoir
apprécier la vie. Morales, sensations, lignes de conduite, émotions,
connaissances, facultés, opinions, passions, sens, cerveau, etc.,
autant de moyens permettant d’apprécier la vie, autant de serviteurs
mis à la disposition du « moi » pour qu’il se développe et
s’épanouisse. Les maîtrisant tous, le « négateur d’autorité » conscient
ne se laisse maîtriser par aucun d’eux. Là ou il succombe c’est par
manque d’éducation de la volonté ; ce n’est pas irréparable. Le «
hors-domination » raisonné n’est pas un peureux, il jouit de toutes
choses, mord à toutes choses, dans les limites de l’appréciation
individuelle. Il goûte à tout et rien ne lui répugne, sous condition de
garder son équilibre moral.
L’anarchiste peut seul se sentir vivre, puisqu’il est l’unique parmi
les hommes dont l’appréciation de la vie puise sa source en soi-même,
sans le mélange impur d’une autorité imposée du dehors.
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