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La
légende nous dit que des nouveaux-nés en bonne santé suscitent la
jalousie et la haine d’esprits malfaisants. En l’absence de leur mère,
les démons se faufilent dans la maison, enlèvent les enfants et
abandonnent derrière eux des monstres hideux et difformes. Le
socialisme a connu un destin semblable. Jeune et vigoureux, criant son
défi au monde, il a éveillé la jalousie d’esprits malfaisants. Ils
l’ont volé lorsqu’il s’y attendait le moins et l’ont emporté avec eux,
laissant derrière eux un être difforme prétextant être le socialisme.
A sa naissance, le socialisme a déclaré la guerre à toutes les
institutions établies. Son but était d’abattre toutes les injustices et
de les remplacer par le bien-être et l’harmonie sociale et économique.
Deux principes fondamentaux lui donnaient force et vie : le système
salarial et son maître, la propriété privée. La cruauté, l’esprit
criminel et l’injustice de ces principes étaient les ennemis contre
lesquels le socialisme dirigeait ses attaques et critiques les plus
acérées. Ceux-ci étant les piliers les plus solides de la société, tous
ceux qui osaient dénoncer leur cruauté étaient dénoncés comme ennemis
de la société, comme dangereux, révolutionnaires. Un temps est venu où
le socialisme a revêtu ces épithètes la tête haute, pensant que la
haine et les persécutions de ses ennemis étaient ses plus grands
attributs.
Il n’en est pas de même avec le socialisme pris au piège des esprits
malfaisants. cette sorte de socialisme a soit abandonné toute attaque
virulente contre les soutiens du système actuel ou a affaibli et changé
sa forme jusqu’à en être méconnaissable.
Le but du socialisme aujourd’hui est d’emprunter un chemin tortueux
pour prendre le pouvoir de l’état. Pourtant, c’est l’état qui
représente l’arme la plus puissante défendant la propriété privée et
notre système erroné et injuste. C’est le pouvoir qui protège le
système contre toutes les attaques rebelles et résolument
révolutionnaires.
L’État est l’exploitation, la force organisées et le crime. Et devant
la manipulation hypnotique de ce monstre, le socialisme est devenu une
proie consentante. En fait, ses représentants sont plus dévoués à
l’État, à travers leur foi religieuse, que les étatistes les plus
réactionnaires.
L’hypothèse socialiste est que l’État n’est pas assez centralisé.
L’État, disent-ils, ne devrait pas seulement contrôler le domaine
politique de la société, il devrait devenir aussi la clé de voûte, la
source même de la vie industrielle, puisque cela seul pourrait en finir
avec les privilèges spéciaux, les trusts et les monopoles. Il ne vient
jamais à l’esprit de ces avorteurs d’une grande idée que l’État
constitue le monopole le plus froid, le plus inhumain et que, si on
ajoutait la dictature économique au pouvoir politique suprême déjà
existant, la main de fer de l’État taillerait encore plus profondément
dans la chair de la classe ouvrière que ne le fait aujourd’hui le
capitalisme.
Bien sûr, on nous dira que le socialisme n’a pas pour but un État
semblable, qu’il veut un vrai État démocratique et juste. Hélas, le
vrai et juste État est comme le Dieu vrai et juste que personne n’a
jamais encore découvert. Le vrai Dieu, selon nos bons chrétiens, est
aimant, juste et équitable. Mais qu’a t-il démontré être dans les faits
? Un Dieu de tyrannie, de guerre et de bains de sang, de crime et
d’injustice. Il en va de même pour l’État, qu’il ait une couleur
républicaine, démocratique ou socialiste. Il s’est prononcé, et se
prononcera, toujours et partout, pour la suprématie et donc pour
l’esclavage, la soumission et la dépendance.
Comment les machinistes politiques doivent arborer un large sourire en
voyant la ruée des gens vers la dernière attraction du spectacle
politique. Les pauvres gens puérils, roulés dans la farine, toujours
traités avec les remèdes politiques de charlatans, soit de l’éléphant
républicain, de la vache démocrate ou de l’âne socialiste, les
grognements de chacun ne représentant qu’un nouveau ragtime de la boîte
à musique politique.
Le niveau des eaux boueuses de la vie politique monte pour un temps,
alors que sous la surface évolue la bête géante de l’avidité et du
conflit, de la corruption et du déclin, dévorant implacablement ses
victimes. Tous les politiciens, aussi sincères soient-ils (si une telle
anomalie est même pensable), ne sont que des réformateurs insignifiants
et donc les continuateurs du système actuel.
Le socialisme, à l’origine, était totalement et irrévocablement opposé
à ce système. Il était anti-autoritaire, anti-capitaliste ,
anti-religieux ; en clair, il ne pouvait pas, et n’aurait pas fait la
paix avec une seule institution d’aujourd’hui. Mais puisqu’il a été
perverti par l’esprit malfaisant de la politique, il est tombé dans le
piège et n’a aujourd’hui qu’un désir — s’adapter aux dimensions
étroites de sa cage, de participer à l’autorité, une partie de ce même
pouvoir qui a tué le bel enfant du socialisme et a laissé derrière lui
un monstre hideux.
Depuis l’époque de la vieille Internationale, depuis la querelle entre
Bakounine, Marx et Engels, le socialisme a perdu lentement mais
sûrement son panache combatif — son esprit rebelle et son fort penchant
révolutionnaire — en même temps qu’il s’est laissé abuser par des gains
politiques et des portefeuilles gouvernementaux. Et de plus en plus, le
socialisme est devenu impuissant à se libérer de l’hypnose politique,
répandant ainsi une apathie et une passivité proportionnelle à ses
succès politiques.
Les masses sont formatées et mises en boîtes dans la chambre froide des
campagnes électorales socialistes. Toute attaque directe, indépendante
et courageuse contre le capitalisme et l’État est découragée ou
interdite. Les électeurs stupides attendent patiemment d’une
représentation à l’autre que les camarades acteurs donnent un spectacle
dans le théâtre de la représentation, et peut-être qu’ils jouent une
pièce inédite. Pendant ce temps, les députés socialistes présentent
avec entêtement des résolutions destinées à la poubelle, proposant la
continuation de tout ce que les socialistes voulaient, à une époque
renverser. Et les maires socialistes sont occupés à défendre les
intérêts financiers de leurs villes, si bien que ces intérêts peuvent
dormir en paix, aucun souci ne leur sera causé par un maire socialiste.
Et si de tels spectacles dignes de Punch-and-Judy [1] sont critiqués,
les bons adhérents socialistes s’indignent et disent que nous devons
attendre jusqu’à ce qu’ils soient majoritaires.
Le piège politique a fait passer le socialisme de la position
intransigeante et fière d’une minorité révolutionnaire, combattant les
fondements et ébranlant les piliers de la richesse et du pouvoir, au
camp d’une majorité inerte, calculatrice, et prête aux compromis,
s’intéressant à des bagatelles, à des choses qui égratignent à peine la
surface, des mesures qui ont été utilisées comme leurres par les
réformateurs les plus tièdes : les pensions de retraite, l’initiative
populaire et le référendum, la révocation des juges et autres sujets
terribles et effrayants.
Afin de mettre en œuvre ces mesures « révolutionnaires », l’élite des
rangs socialistes s’agenouillent devant la majorité, en tendant la
feuille de palmier du compromis, se pliant à toutes les superstitions,
à toutes les injustices et à toutes les traditions absurdes. Même les
politiciens socialistes savent que la majorité des électeurs sont
laissés dans l’ignorance intellectuelle, qu’elle ne connaît pas même
l’ABC du socialisme. On pourrait par conséquent penser que le but de
ces socialistes « scientifiques » serait d’éclairer la masse de ses
lumières intellectuelles. Mais il n’en est rien. Cela heurterait trop
la sensibilité de la majorité. Par conséquent, les dirigeants doivent
s’abaisser au niveau de leur corps électoral et donc s’adapter à son
ignorance et ses préjugés. Et c’est ce qu’a précisément fait le
socialisme depuis qu’il est tombé dans le piège politique.
Un des lieux communs du socialisme aujourd’hui est l’évolution. Pour
l’amour du ciel, n’ayons rien à voir avec la révolution, nous sommes
des gens pacifiques, nous voulons l’évolution. Je ne vais pas essayer
de démontrer ici que l’évolution doit se manifester par le passage d’un
niveau bas de connaissances à un niveau plus élevé, et que donc, les
socialistes, de leur propre point de vue évolutionniste, ont échoué
misérablement, puisqu’ils ont fait marche arrière sur tous leurs
principes originels. Je veux simplement examiner cette chose
merveilleuse, l’évolution socialiste.
Grâce à Karl Marx et Engels, nous sommes certains que le socialisme a
passé du stade d’Utopie à celui de science. Doucement, messieurs, Le
socialisme utopique ne se serait pas laisser prendre au piège
politique, Il est de ceux qui n’auraient jamais fait la paix avec notre
système criminel, de ceux qui ont inspiré, et inspire encore,
l’enthousiasme, l’ardeur le courage et l’idéalisme. C’est le genre de
socialisme qui n’aurait jamais adopter les compromis horriblement
serviles d’un Berger, d’un Hillquit, d’un Ghent, et autres semblables
messieurs «.savants.».
Chaque tentative audacieuse pour transformer radicalement les
conditions existantes, chaque vision radicale d’alternative nouvelle
pour l’espèce humaine, a toujours été qualifiée d’Utopique. Si le
socialisme « scientifique » doit remplacer l’activité par la
stagnation, le courage par la lâcheté, le défi par la soumission, alors
Marx et Engels auraient bien pu ne jamais voir le jour, vu les services
rendus au socialisme.
Je dément que le socialisme soi disant scientifique a démontré sa
supériorité face au socialisme utopique. Si nous examinons les erreurs
de certaines prédictions faites par les grands prophètes, nous nous
rendrons compte de l’arrogance et de la prétention des affirmations
scientifiques. Marx était certain que la classe moyenne serait exclue
de la scène et qu’il ne resterait plus que deux classes antagonistes,
le prolétariat et lescapitalistes. Mais la classe moyenne a eu
l’impudence de faire mentir le camarade Marx.
La classe moyenne se développe partout et est, en réalité, la plus
puissante alliée du capitalisme. En fait, elle n’a jamais été aussi
puissante qu’aujourd’hui, comme cela peut être démontré par des
milliers d’exemples, mais principalement par les messieurs mêmes parmi
les rangs socialistes — les juristes, les ministres et les petits
entrepreneurs — qui infestent le mouvement. Ils transforment le
socialisme en une affaire de la classe moyenne, respectable et
respectueuse des lois parce qu’eux-mêmes représentent cette tendance.
Il est inévitable qu’ils adoptent des méthodes de propagande pour
formater le goût de tout le monde pour soutenir le système
d’exploitation et de vol.
Marx a prophétisé que les ouvriers s’appauvriraient en proportion de
l’accroissement des richesses. Cela non plus ne s’est pas passé comme
Marx le pensait. La masse des ouvriers s’est effectivement appauvrie
mais cela n’a pas empêché l’apparition d’une aristocratie du monde du
travail parmi les rangs même des ouvriers. Une classe de snobs qui — à
cause de salaires supérieurs et des situations plus respectées, mais
avant tout, par ce qu’ils ont épargné un peu ou acquis quelques biens —
ont perdu toute sympathie envers leurs semblables et sont maintenant
les porte-paroles les plus virulents contre les méthodes
révolutionnaires. La vérité est que, aujourd’hui, l’ensemble du Parti
Socialiste a été recruté parmi ces aristocrates du monde ouvrier ;
qu’ils n’auront rien de commun avec ceux qui se prononcent encore pour
des méthodes révolutionnaires anti-politiciennes. La possibilité de
devenir maire, député, ou d’obtenir une autre situation privilégiée,
est trop séduisante pour autoriser ces parvenus à faire quoi que ce
soit pour compromettre une telle occasion d’accéder à la gloire.
Mais qu’en est-il de la conscience si vantée de la classe ouvrière qui
devait agir tel un levain ? Où et comment se manifeste-t-elle ? Si elle
avait été une qualité innée, les ouvriers en auraient assurément
apporté la preuve depuis longtemps et leur premier geste aurait été de
nettoyer les rangs socialistes des juristes, ministres et autres
requins spéculateurs, les espèces les plus parasites de la société.
La conscience de classe ne peut jamais se manifester dans le domaine
politique car les intérêts des politiciens et ceux du corps électoral
ne sont pas identiques. Les uns visent une fonction alors que les
autres doivent en supporter le coût [2]. Comment peut-il y avoir un
sentiment de camaraderie entre eux ?
C’est a solidarité d’intérêts qui développe la conscience de classe,
comme cela se manifeste dans le mouvement syndicaliste et autres
mouvements révolutionnaires, dans l’effort déterminé pour renverser le
système actuel, à travers la grande guerre menée contre chaque
institution, au nom d’un nouvel édifice.
Les politiciens socialistes n’ont rien à faire d’une telle conscience
de classe. Au contraire, ils la combattent becs et ongles. Au Mexique,
la conscience de classe est en train de se manifester comme jamais
depuis la révolution française. Les réels et véritables prolétaires,
les péons volés et asservis, se battent pour la terre et la liberté.
Ils est vrai qu’ils ignorent tout de la théorie du socialisme
scientifique , encore plus de l’interprétation matérialiste de
l’histoire, telles que présenté par Marx dans Das Kapital, mais ils
savent avec une précision mathématique qu’on les a vendu comme
esclaves. Ils savent aussi que leurs intérêts sont incompatibles avec
ceux des voleurs de terres et ils se sont révoltés contre cette classe,
contre ces intérêts.
Comment les monopolistes du socialisme scientifique accueillent-ils ce
formidable soulèvement ? Aux cris de « bandits, flibustiers,
anarchistes, ignares »— incapables de comprendre ou d’interpréter les
nécessités économiques. Et, de façon prévisible, l’effet paralysant du
piège politique ne permet pas la sympathie avec la colère sublime des
opprimés. Elle doit s’exprimer dans les limites étroites de la
légalité, alors que les indiens Yaquis et les péons mexicains les ont
enfreint toutes les lois, toute idée de propriété ayant même
l’impudence d’exproprier les terres de leurs expropriateurs, chassant
leurs tyrans et tortionnaires. Comment des aspirants pacifiques à des
postes politiques pourraient-ils approuver un tel comportement ?
S’efforçant d’accéder au jardin d’Éden de l’État, qui est le plus
solide protecteur de la propriété, les socialistes ne peuvent pas
s’associer avec un mouvement quelconque qui s’attaque si effrontément à
celle-ci. D’un autre côté, il est totalement cohérent du point de vue
des objectifs politique du parti de satisfaire ceux qui pourrait venir
s’ajouter à la force électorale du socialisme de classe. La preuve en
est la manière dont est traitée la question religieuse, comment on
caresse la prohibition dans le sens du poil, comment on s’accorde avec
les positions anti-Asiatiques et noire, en clair, comment chaque
préjugé est traité avec des gants pour ne pas choquer les âmes
sensibles.
[1] Punch et Judy est un spectacle de marionnettes célèbre en Grande Bretagne.
[2] Demandez aux grecs si vous ne le croyez pas.
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