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Ce
pamphlet développe les idées exposées dans un article de Vanguard,
mensuel anarchiste édité à New York. Il fut publié dans le numéro de
juillet 1938, mais comme cette revue disposait d’un espace limité,
seule une partie du manuscrit original fut mise à la disposition des
lecteurs. Je présente ici une version à la fois corrigée et développée.
Léon Trotsky affirmera certainement que toute critique de son rôle
durant la tragédie de Cronstadt ne fait que renforcer et encourager son
ennemi mortel : Staline. Mais c’est parce que Trotsky ne peut concevoir
que quelqu’un puisse détester le sauvage qui règne au Kremlin et le
cruel régime qu’il dirige, tout en refusant d’exonérer Léon Trotsky
pour le crime qu’il a commis contre les marins de Cronstadt.
À mon avis, aucune différence fondamentale ne sépare les deux
protagonistes de ce généreux système dictatorial, à part le fait que
Léon Trotsky ne se trouve plus au pouvoir pour en prodiguer les
bienfaits, ce qui n’est pas le cas de Staline. Non, je ne défends pas
le dirigeant actuel de la Russie.
Je dois cependant souligner que Staline n’est pas descendu du ciel pour
venir persécuter tout d’un coup l’infortuné peuple russe. Il se
contente de continuer la tradition bolchevique, même s’il agit d’une
manière plus impitoyable.
Le processus qui a consisté à déposséder les masses russes de leur
révolution a commencé presque immédiatement après la prise de pouvoir
par Lénine et son parti. L’instauration d’une discrimination grossière
dans le rationnement et le logement, la suppression de toutes les
libertés politiques, les persécutions et les arrestations continuelles
sont devenues le quotidien des masses russes.
Il est vrai que les purges de l’époque ne visaient pas les membres du
parti, même si certains communistes furent aussi jetés dans les prisons
et les camps de concentration. Il faut souligner que les militants de
la première Opposition ouvrière et leurs dirigeants furent rapidement
éliminés. Chliapnikov fut envoyé « se reposer » dans le Caucase et
Alexandra Kollontai placée en résidence surveillée.
Mais tous les autres opposants politiques (mencheviks,
socialistes-révolutionnaires, anarchistes ainsi qu’une grande partie
des intellectuels libéraux) et de nombreux ouvriers et paysans furent
emprisonnés sans ménagement dans les geôles de la Tcheka, ou exilés
dans des régions éloignées de la Russie et de la Sibérie où ils étaient
condamnés à une mort lente.
En d’autres termes, ce n’est pas Staline qui a inventé la théorie et
les méthodes qui ont écrasé la révolution russe et forgé de nouvelles
chaînes au peuple russe.
Certes, je l’admets bien volontiers, la dictature est devenue
monstrueuse sous le règne de Staline. Mais cela ne diminue pas pour
autant la culpabilité de Léon Trotsky qui fut l’un des acteurs du drame
révolutionnaire dont Cronstadt a constitué l’une des scènes les plus
sanglantes.
J’ai devant moi les deux numéros de février et avril 1938 de New
International, l’organe officiel de Trotsky. Ils contiennent des
articles de John G. Wright, cent pour cent trotskyste, et du Grand
Patron lui-même.
Ces textes prétendent réfuter les accusations portées contre Trotsky à
propos de Cronstadt. M. Wright fait surtout écho à la voix de son
maître et ses documents ne sont pas de première main. De plus, il ne se
trouvait pas personnellement en Russie en 1921. Je préfère donc
m’intéresser surtout aux propos de Léon Trotsky.
Au moins, lui a le sinistre mérite d’avoir participé à la « liquidation » de Cronstadt.
Cependant, l’article de Wright contient quelques inexactitudes
imprudentes qui doivent être démasquées tout de suite. Je les
dénoncerai d’abord rapidement et je m’occuperai ensuite des arguments
de son maître à penser.
John G. Wright prétend que La Révolte de Cronstadt
d’Alexandre Berkman « ne fait que reformuler des interprétations et de
prétendus faits fournis par les socialistes révolutionnaires de droite,
et recueillis dans La Vérité sur la Russie de Volya, édité à Prague en
1921. »
Ce monsieur accuse ensuite Alexandre Berkman « d’être un homme peu
scrupuleux, un plagiaire qui se livre à d’insignifiantes retouches et a
pour habitude de dissimuler la source véritable de ce qu’il présente
comme sa propre analyse ». La vie et l’œuvre d’Alexandre Berkman font
de lui l’un des plus grands penseurs et combattants révolutionnaires,
un homme entièrement dévoué à son idéal. Ceux qui l’ont connu peuvent
témoigner de son honnêteté dans toutes ses actions, ainsi que de son
intégrité en tant qu’écrivain. (…) (1)
Le communiste moyen, qu’il soit fidèle à Trotsky ou à Staline, connaît
à peu près autant la littérature anarchiste et ses auteurs que, disons,
un catholique connaît Voltaire ou Thomas Paine. L’idée même que l’on
doit s’enquérir de la position de ses adversaires politiques avant de
les descendre en flammes est considérée comme une hérésie par la
hiérarchie communiste. Je ne pense donc pas que John G. Wright mente de
façon délibérée à propos d’Alexandre Berkman. Je crois plus simplement
qu’il est profondément ignorant.
Durant toute sa vie Alexandre Berkman a tenu des journaux personnels.
Même pendant les quatorze années de supplices qu’il a endurés au
Western Penitentiary aux États-Unis, Alexandre Berkman a toujours
réussi à tenir un journal qu’il m’envoyait clandestinement à cette
époque. Sur le bateau, le S.S. Buford, qui nous emmena en Russie au
cours d’un long et périlleux voyage de 28 jours, mon camarade continua
à tenir son journal et il maintint cette vieille habitude durant les 23
mois que nous passâmes en Russie.
Les Mémoires de prison d’un anarchiste que même des critiques
conservateurs ont comparé à La Maison des morts de Fiodor Dostoïevski,
ont été conçus à partir de son journal. La Révolte de Cronstadt et Le
Mythe bolchevik sont aussi le produit de ses notes prises
quotidiennement en Russie. Il est donc stupide d’accuser la brochure de
Berkman sur Cronstadt de « reformuler des faits inventés », présentés
auparavant dans un livre des socialistes-révolutionnaires édité à
Prague.
Tout aussi fantaisiste est l’accusation portée par Wright contre
Alexandre Berkman d’avoir nié la présence du général Kozlovsky à
Cronstadt.
Dans La Révolte de Cronstadt (p. 15), mon vieil ami écrit en effet : «
L’ex-général Kozlovsky se trouvait effectivement à Cronstadt. C’est
Trotsky qui l’avait placé là-bas en tant que spécialiste de
l’artillerie. Il n’a joué absolument aucun rôle dans les événements de
Cronstadt. » Et Zinoviev en personne le confirma, alors qu’il
était au zénith de sa gloire. Au cours de la session extraordinaire du
soviet de Petrograd, le 4 mars 1921, session convoquée pour décider du
sort de Cronstadt, Zinoviev déclara : « Bien sûr, Kozlovsky est vieux et ne peut rien faire, mais les officiers blancs sont derrière lui et ils trompent les marins. »
Et Alexandre Berkman souligna que les marins n’avaient accepté les
services d'aucuns général chouchou de Trotsky, et qu’ils avaient refusé
les provisions et les autres aides proposées par Victor Tchernov,
dirigeant des socialistes-révolutionnaires de droite à Paris.
Les trotskystes considèrent certainement que c’est faire preuve de
sentimentalisme bourgeois que de permettre aux marins calomniés de
s’exprimer et de se défendre. Cette conception des rapports avec un
adversaire politique, ce jésuitisme détestable, a fait davantage pour
détruire le mouvement ouvrier dans son ensemble qu’aucune des tactiques
« sacrées » du bolchevisme.
Pour que le lecteur puisse décider qui a raison, des accusateurs de
Cronstadt, ou des marins qui se sont exprimés clairement à l’époque, je
reproduis ici le message radio envoyé aux ouvriers du monde entier le 6
mars 1921 :
« Notre cause
est juste : nous sommes partisans du pouvoir des soviets, non des
partis. Nous sommes pour l’élection libre de représentants des masses
travailleuses. Les soviets fantoches manipulés par le Parti communiste
ont toujours été sourds à nos besoins et à nos revendications ; nous
n’avons reçu qu’une réponse : la mitraille (…). Camarades ! Non
seulement ils vous trompent, mais ils travestissent délibérément la
vérité et nous diffame de la façon la plus méprisable (…). À Cronstadt,
tout le pouvoir est exclusivement entre les mains des marins, soldats
et ouvriers révolutionnaires — non entre celles des
contre-révolutionnaires dirigés par un certain Kozlovsky, comme la
radio de Moscou essaie mensongèrement de vous le faire croire (…). Ne
tardez pas, camarades ! Rejoignez-nous, contactez-nous ; demandez à ce
que vos délégués puissent venir nous rendre visite à Cronstadt. Seuls
vos délégués pourront vous dire la vérité et dénoncer les abominables
calomnies sur le pain offert par les Finlandais et l’aide proposée par
l’Entente. Vive le prolétariat et la paysannerie révolutionnaire ! Vive
le pouvoir des soviets librement élus ! »
Les marins prétendument « dirigés » par Kozlovsky demandent aux
ouvriers du monde entier d’envoyer des délégués afin qu’ils vérifient
si les ignobles calomnies diffusées par la presse soviétique contre eux
ont le moindre fondement !
Léon Trotsky est surpris et s’indigne lorsque quiconque ose protester
contre la répression de Cronstadt. Après tout, ces événements se sont
déroulés il y a très longtemps, dix-sept années ont passé, et il
s’agirait seulement d’un « épisode dans l’histoire des relations entre
la ville prolétarienne et le village petit-bourgeois.». Pourquoi faire
tellement de barouf aujourd'hui ? À moins que l’on veuille «
discréditer l'unique courant révolutionnaire qui n'ait jamais renié son
drapeau, qui ne se soit jamais compromis avec l'ennemi, et qui soit le
seul à représenter l'avenir ». L’égotisme de Léon Trotsky, que ses amis
et partisans connaissent bien, a toujours été remarquable. Depuis que
les persécutions de son ennemi mortel l’ont doté d’une sorte de
baguette magique, sa suffisance a atteint des proportions alarmantes.
Léon Trotsky est outré que l’on se penche de nouveau sur l’« épisode »
de Cronstadt et que l’on se pose des questions sur son rôle personnel
dans ces événements. Il ne comprend pas que ceux qui l’ont défendu
contre son détracteur ont également le droit de lui demander quelles
méthodes il a employées lorsque lui, Trotsky, était au pouvoir. Ils ont
le droit de lui demander comment il a traité ceux qui ne considéraient
pas ses opinions comme une vérité d’Évangile. Bien sûr, il serait
ridicule de s’attendre à ce qu’il batte sa coulpe et proclame : « Moi
aussi je n’étais qu’un homme et j’ai commis des erreurs. Moi aussi j’ai
péché et j’ai tué mes frères ou ordonné qu’on les tue. » Seuls de
sublimes prophètes ont su atteindre de telles cimes de courage. Léon
Trotsky n’en fait pas partie. Au contraire, il continue à vouloir se
présenter comme tout-puissant, à croire que tous ses actes et ses
jugements ont été mûrement pesés, et à couvrir d’anathèmes ceux qui
sont assez fous pour suggérer que le grand dieu Léon Trotsky a lui
aussi des pieds d’argile.
Il se moque des preuves écrites laissées par les marins de Cronstadt et
du témoignage de ceux qui se trouvaient suffisamment près de la ville
rebelle pour voir et entendre ce qui s’est passé durant l’horrible
siège. Il les appelle des « fausses étiquettes ». Cela ne l’empêche pas
pour autant d’assurer à ses lecteurs que son explication de la révolte
de Cronstadt peut être « corroborée et illustrée par de nombreux faits
et documents ». Les gens intelligents risquent de se demander pourquoi
Léon Trotsky n’a même pas la décence de présenter ces « fausses
étiquettes » afin qu’ils soient en mesure de se forger eux-mêmes une
opinion.
Même les tribunaux bourgeois garantissent à l’accusé le droit de
présenter des preuves pour se défendre. Mais ce n’est pas le cas de
Léon Trotsky, porte-parole d’une seule et unique vérité, lui qui n’a «
jamais renié son drapeau et ne s’est jamais compromis avec ses ennemis
».
On peut comprendre un tel manque élémentaire de décence de la part d’un
individu comme John G. Wright. Après tout, comme je l’ai déjà dit, il
ne fait que citer les Saintes Écritures bolcheviques. Mais pour un
personnage d’envergure mondiale comme Léon Trotsky, le fait de passer
sous silence les preuves avancées par les marins de Cronstadt indique,
à mon avis, que cet homme est vraiment malhonnête. Le vieux dicton : «
Un léopard change de tâches, mais jamais de nature » s’applique
parfaitement à Léon Trotsky. Le calvaire qu’il a subi durant ses années
d’exil, la disparition tragique de ses proches, des êtres qu’il aimait,
et, de façon encore plus dramatique, la trahison de ses anciens
compagnons d’armes ne lui a malheureusement rien appris. Pas une goutte
de tendresse, de douceur, n’a irrigué l’esprit rancunier de Trotsky.
Quel dommage pour lui que l’on entende parfois mieux le silence des
morts que la parole des vivants ! De fait, les voix étouffées à
Cronstadt se sont fait entendre de plus en plus bruyamment au cours des
dix-sept dernières années. Est-ce pour cette raison que leur son
déplaît tant à Léon Trotsky ?
Selon le fondateur de l’Armée rouge, « Marx disait déjà qu’on ne
pouvait pas juger les partis ni les individus sur ce qu'ils disent
d'eux-mêmes. » Quel dommage que Trotsky ne se rende pas compte à quel
point cette phrase s’applique parfaitement à son propre cas ! Parmi les
bolcheviks capables d’écrire avec un certain talent, aucun auteur n’a
réussi à se mettre en avant autant que Trostky. Aucun ne s’est vanté
autant que lui d’avoir participé à la révolution russe et aux
événements qui ont suivi. Si l’on applique à Trotsky le critère de son
maître à penser, nous devrions en déduire que ses écrits n’ont aucune
valeur — raisonnement évidemment absurde.
Soucieux de discréditer les motifs de la révolte de Cronstadt, Léon Trotsky fait la remarque suivante : «
Il m'arriva d'envoyer de différents fronts des dizaines de télégrammes
réclamant la mobilisation de nouveaux détachements “sûrs”, formés
d'ouvriers de Petrograd et de marins de la Baltique. Mais, dès la fin
de 1918 et en tout cas pas plus tard que 1919, les fronts commencèrent
à se plaindre que les nouveaux détachements marins de Cronstadt
n'étaient pas bons, qu'ils étaient exigeants, indisciplinés, peu sûrs
au combat, en somme, plus nuisible qu'utile. » Plus loin dans la même page, Trotsky affirme : «
Quand la situation devint particulièrement difficile dans Petrograd
affamée, on examina plus d'une fois, au Bureau politique, la question
de savoir s'il ne fallait pas faire un « emprunt intérieur » à
Cronstadt, où restaient encore d'importantes réserves de denrées
variées. Mais les délégués des ouvriers de Petrograd répondaient : «
Ils ne nous donneront rien de plein gré. Ils trafiquent sur les draps,
le charbon, le pain. À Cronstadt aujourd'hui, toute la racaille a
relevé la tête. » Triste exemple d’un procédé typiquement
bolchevik : non seulement on liquide physiquement ses adversaires
politiques, mais on souille aussi leur mémoire. Suivant les traces de
Marx, Engels et Lénine, Trotsky puis Staline ont utilisé les mêmes
méthodes.
Je n’ai pas l’intention de discuter ici du comportement des marins de
Cronstadt en 1918 ou en 1919. Je ne suis arrivée en Russie qu’en
janvier 1920. Du début de 1920 jusqu’à la « liquidation » de Cronstadt,
quinze mois plus tard, les marins de la flotte de la Baltique furent
présentés comme des hommes de valeur ayant toujours fait preuve d’un
courage inébranlable. À de multiples reprises, des anarchistes, des
mencheviks, des socialistes-révolutionnaires et aussi de nombreux
communistes m’ont dit que les marins formaient l’épine dorsale de la
révolution. Durant la manifestation du 1er mai 1920, et au cours des
autres festivités organisées en l’honneur de la visite de la première
mission du Parti travailliste britannique, les marins de Cronstadt
constituèrent un important contingent, parfaitement visible. Ils furent
salués comme de grands héros qui avaient sauvé la révolution contre
Kerenski, et Petrograd contre Ioudénitch. Pendant l’anniversaire de la
révolution d’Octobre, les marins se trouvaient de nouveau aux premiers
rangs, et des foules compactes applaudirent lorsqu’ils rejouèrent la
prise du Palais d’Hiver.
Est-il possible que les dirigeants du Parti, à l’exception de Léon
Trotsky, n’aient pas été au courant de la corruption et de la
démoralisation de Cronstadt que nous décrit le fondateur de l’Armée
rouge ? Je ne crois pas. D’ailleurs, je doute que Trotsky lui-même ait
eu cette opinion avant mars 1921. Son récit actuel résulte-t-il de
doutes qu’il éprouva alors, ou s’agit-il d’une tentative de justifier
après coup la « liquidation » insensée de Cronstadt ?
Même si l’on admet que les marins n’étaient pas les mêmes qu’en 1917
(2), il est évident que les Cronstadtiens de 1921 n’avaient rien à voir
avec le sinistre tableau qu’en dresse Trotsky et son disciple Wright.
De fait, les marins n’ont connu leur terrible destin qu’à cause de leur
profonde solidarité, de leurs liens étroits avec les ouvriers de
Petrograd qui endurèrent la faim et le froid jusqu’à se révolter au
cours d’une série de grèves en février 1921. Pourquoi Trotsky et ses
partisans ne mentionnent-ils pas ce fait? Léon Trotsky sait
parfaitement, si Wright l’ignore, que la première scène du drame de
Cronstadt s’est déroulée à Petrograd le 24 février et n’a pas été jouée
par les marins, mais par les grévistes. Car c’est ce jour-là que les
grévistes ont laissé s’exprimer leur colère accumulée contre
l’indifférence brutale des hommes qui n’arrêtaient pas de discourir sur
la dictature du prolétariat, dictature qui s’était transformée depuis
longtemps en la dictature impitoyable du Parti communiste.
Dans son journal, Alexandre Berkman rapporte : «
Les ouvriers de l’usine de Troubotchny se sont mis en grève. Au cours
de la distribution des vêtements d’hiver, les communistes ont été
beaucoup mieux servis que ceux qui ne sont pas membres du Parti, se
plaignent-ils. Le gouvernement refuse de prendre en considération leurs
revendications tant que les ouvriers ne reprennent pas le travail. Des
foules de grévistes se sont rassemblées dans les rues près des usines,
et des soldats ont été envoyés pour les disperser. C’étaient des
koursanti, des jeunes communistes de l’Académie militaire. Il n’y a pas
eu de violences. Maintenant les grévistes sont rejoints par des
travailleurs des entrepôts de l’Amirauté et des docks de Calernaya.
L’hostilité augmente contre l’attitude arrogante du gouvernement. Ils
ont essayé de manifester dans la rue, mais les troupes montées sont
intervenues pour les en empêcher. »
C’est seulement après s’être enquis de la situation véritable des
ouvriers de Petrograd que les marins de Cronstadt ont fait en 1921 ce
qu’ils avaient fait en 1917. Ils se sont immédiatement solidarisés avec
les ouvriers. À cause de leur rôle en 1917, les marins avaient toujours
été considérés comme le glorieux fleuron de la révolution. En 1921, ils
agirent de la même façon, mais furent dénoncés aux yeux du monde entier
comme des traîtres, des contre-révolutionnaires. Évidemment, en 1917,
les marins de Cronstadt avaient aidé à mettre en selle les bolcheviks.
En 1921, ils demandaient des comptes pour les faux espoirs que le Parti
avait fait naître chez les masses, et les belles promesses que les
bolcheviks avaient reniées dès qu’ils avaient jugé être solidement
installés au pouvoir. Crime abominable en vérité. Mais le plus
important dans ce crime est que les marins de Cronstadt ne se sont pas
« mutinés » dans un contexte serein. Leur rébellion était profondément
enracinée dans les souffrances des travailleurs russes : le prolétariat
des villes, aussi bien que la paysannerie.
Certes, notre ex-commissaire du peuple nous assure : «
Les paysans se firent aux réquisitions comme à un mal temporaire. Mais
la guerre civile dura trois ans. La ville ne donnait presque rien au
village et lui prenait presque tout, surtout pour les besoins de la
guerre. Les paysans avaient approuvé les “bolcheviks”, mais devenaient
de plus en plus hostiles aux “communistes”. » Malheureusement,
ces arguments relèvent de la pure fiction, comme le prouvent de
nombreux faits, notamment la liquidation des soviets paysans dirigés
par Maria Spiridovna, et le déluge de fer et de feu lancé contre les
paysans pour les obliger à livrer tous leurs produits, y compris leurs
graines pour les semailles de printemps.
En fait, les paysans détestaient le régime presque depuis le début de
la révolution, en tout cas certainement depuis le moment où le slogan
de Lénine « Expropriez les expropriateurs » devint « Expropriez les
paysans pour la gloire de la dictature communiste. » C’est pourquoi ils
protestaient constamment contre la dictature bolchevique. Comme en
témoigne notamment le soulèvement des paysans de Carélie, écrasé dans
le sang par le général tsariste Slastchev-Krimsky. Si les paysans
appréciaient autant le régime soviétique que Trotsky voudrait nous le
faire croire, pourquoi dut-on envoyer cet homme sanguinaire en Carélie ?
Slastchev-Krimsky avait combattu la révolution depuis le début et
dirigé quelques-unes des armées de Wrangel en Crimée. Il avait commis
des actes barbares contre des prisonniers de guerre et organisé
d’ignobles pogromes. Et maintenant ce général se repentait et revenait
à « sa patrie ». Ce contre-révolutionnaire patenté, ce massacreur de
Juifs reçut les honneurs militaires de la part des bolcheviks, en
compagnie de plusieurs généraux tsaristes et officiers des armées
blanches. Certes, on peut considérer comme un juste châtiment le fait
que des antisémites soient obligés de saluer un Juif, Trotsky, leur
supérieur hiérarchique, et de lui obéir. Mais pour la révolution et le
peuple russe, le retour triomphal de ces impérialistes était une
insulte.
Afin de le récompenser de son nouvel amour tout neuf pour la patrie
socialiste, on confia à Slastchev-Krimsky la mission d’écraser les
paysans de Carélie qui demandaient l’autodétermination et de meilleures
conditions de vie. Léon Trotsky nous raconte que les marins de
Cronstadt en 1919 n’auraient pas donné leurs provisions si on leur
avait demandé gentiment — comme si les bolcheviks avaient jamais
utilisé la gentillesse ! En fait, ce mot ne fait pas partie de leur
vocabulaire. Cependant, ce sont ces marins prétendument démoralisés,
ces « spéculateurs », cette « racaille », etc., qui prirent le parti du
prolétariat des villes en 1921, et dont la première revendication était
l’égalité des rations. Quels gangsters que ces Cronstadiens, vraiment !
Wright et Trotsky essaient de discréditer les marins de Cronstadt parce
que ces derniers ont rapidement formé un Comité révolutionnaire
provisoire. Rappelons tout d’abord qu’ils n’ont pas prémédité leur
révolte, mais qu’ils se réunirent le 1er mars 1921 pour discuter de la
façon d’aider leurs camarades de Petrograd. En fait, John G. Wright
nous fournit lui-même la réponse quand il écrit : «
Il n’est pas du tout exclu que les autorités locales de Cronstadt
n’aient pas su gérer habilement la situation (…). On sait que Kalinine
et le commissaire du peuple Kouzmine n’étaient guère estimés par Lénine
et ses collègues (…). Dans la mesure où les autorités locales n’étaient
pas conscientes de l’importance du danger et n’ont pas pris les mesures
efficaces et adéquates pour traiter la crise, leurs maladresses ont
certainement joué un rôle dans le déroulement des événements (…) ».
Le passage sur l’opinion négative de Lénine à propos de Kalinine et
Kouzmine n’est malheureusement qu’un vieux truc des bolcheviks : on
fait porter le chapeau à un sous-fifre maladroit pour dégager la
responsabilité des dirigeants.
Certes, les autorités locales de Cronstadt ont commis une « maladresse
». Kouzmine attaqua violemment les marins et les menaça de terribles
représailles. Les marins savaient évidemment ce qui les attendait. Ils
savaient que, si Kouzmine et Vassiliev obtenaient carte blanche, leur
première mesure serait de priver Cronstadt de ses armes et de ses
réserves de nourriture. C’est la raison pour laquelle les marins
formèrent leur Comité révolutionnaire provisoire. Et ils furent
encouragés dans leur décision, lorsqu’ils apprirent qu’une délégation
de trente marins partie à Petrograd pour discuter avec les ouvriers
s’était vue refuser le droit de rentrer à Cronstadt, que ses membres
avaient été arrêtés et placés entre les mains de la Tcheka.
Wright et Trotsky accordent une énorme importance à une rumeur annoncée
lors de la réunion du 1er mars : un camion bourré de soldats lourdement
armés allait rallier Cronstadt. Il est évident que Wright n’a jamais
vécu sous une dictature hermétique. Moi si. Lorsque les réseaux par
lesquels passent les contacts humains sont interrompus, lorsque toute
pensée est recroquevillée sur elle-même et que la liberté d’expression
est étouffée, alors les rumeurs se répandent à la vitesse de l’éclair
et prennent des dimensions terrifiantes. De plus, des camions remplis
de soldats et de tchékistes armés jusqu’aux dents patrouillaient
souvent les rues durant la journée. Ils lançaient leurs filets pendant
la nuit et ramenaient leurs prises jusqu’à la Tcheka. Ce spectacle
était fréquent à Petrograd et à Moscou, à l’époque où je me trouvais en
Russie. Dans le climat de tension instauré par le discours menaçant de
Kouzmine, il était parfaitement normal que des rumeurs circulent et que
l’on y accorde crédit.
Pendant la campagne contre les marins de Cronstadt, on a également
affirmé que le fait que des nouvelles sur Cronstadt soient parues dans
la presse parisienne deux semaines avant le début de la révolte était
la preuve que les marins avaient été manipulés par les puissances
impérialistes et que cette révolte avait été en fait ourdie depuis
Paris. Il est évident que cette calomnie avait pour seule utilité de
discréditer les Cronstadtiens aux yeux des ouvriers.
En réalité, ces nouvelles anticipées n’avaient rien d’extraordinaire.
Ce n’était pas la première fois que de telles rumeurs naissaient à
Paris, Riga ou Helsingfors et généralement elles ne coïncidaient pas
avec les déclarations des agents de la contre-révolution à l’étranger.
D’un autre côté, beaucoup d’événements se sont produits en Union
soviétique qui auraient pu réjouir le cœur de l’Entente et dont on
n’entendit jamais parler — des événements bien plus nuisibles à la
révolution russe et causés par la dictature du Parti communiste
lui-même. Par exemple, le fait que la Tcheka détruisit de nombreuses
réalisations d’Octobre et que, en 1921, elle était déjà devenue une
excroissance mortelle sur le corps de la révolution. Je pourrais
mentionner bien d’autres événements semblables qui m’obligeraient à des
développements trop longs dans le cadre de cet article.
Non, les nouvelles anticipées parues dans la presse parisienne n’ont
aucun rapport avec la révolte de Cronstadt. De fait, en 1921, à
Petrograd, personne ne croyait à l’existence d’un lien quelconque, y
compris une grande partie des communistes. Comme je l’ai déjà dit, John
G. Wright n’est qu’un simple disciple de Léon Trotsky et il ignore donc
ce que la plupart des gens, à l’intérieur et à l’extérieur du parti
bolchevik, pensaient de ce prétendu « lien » en 1921.
Les futurs historiens apprécieront certainement la « mutinerie » de
Cronstadt à sa véritable valeur. S’ils le font, et lorsque cela se
produira, je suis persuadé qu’ils arriveront à la conclusion que le
soulèvement n’aurait pas pu se produire à un meilleur moment s’il avait
été délibérément planifié.
Le facteur déterminant qui décida le sort de Cronstadt fut la Nep (la
Nouvelle Politique Économique). Lénine était parfaitement conscient que
ce nouveau schéma « révolutionnaire » soulèverait une opposition
considérable dans le Parti. Il avait besoin d’une menace immédiate pour
faire passer la Nep, à la fois rapidement et en douceur. Cronstadt se
produisit donc à un moment fort utile pour lui. Toute la machine de
propagande se mit en marche pour démontrer que les marins étaient de
mèche avec les puissances impérialistes, et avec les éléments
contre-révolutionnaires qui voulaient détruire l’État communiste. Cela
marcha à merveille. La Nep fut imposée sans la moindre anicroche.
On finira par découvrir le coût effrayant de cette manœuvre. Les trois
cents délégués, la fleur de la jeunesse communiste, qui quittèrent
précipitamment le congrès du Parti pour aller écraser Cronstadt, ne
représentait qu’une poignée des milliers de vies qui furent cyniquement
sacrifiées. Ils partirent en croyant avec ferveur les mensonges et
calomnies des bolcheviks. Ceux qui survécurent eurent un rude réveil.
Je me souviens d’avoir rencontré dans un hôpital un jeune communiste
blessé. J’ai raconté cette anecdote dans Comment j’ai perdu mes
illusions sur la Russie. Ce témoignage n’a rien perdu de sa valeur
malgré les années :
« Beaucoup de
ceux qui avaient été blessés au cours de l’attaque contre Cronstadt
avaient été amenés dans le même hôpital, et c’étaient surtout des
koursanti, de jeunes communistes. J’ai eu l’occasion de discuter avec
l’un d’entre eux. Sa douleur physique, me dit-il, ne représentait rien
à côté de ses souffrances psychologiques. Il s’était rendu compte trop
tard qu’il avait été dupé par le slogan de la “contre-révolution”. Pas
un général tsariste, pas un garde-blanc n’avaient pris la tête des
marins de Cronstadt — il ne s’était battu que contre ses propres
camarades, des marins, des soldats et des ouvriers qui avaient
héroïquement combattu pour la révolution. »
Aucune personne sensée ne verra la moindre similitude entre la Nep et
la revendication des marins de Cronstadt d’échanger librement les
produits. La Nep ne fit que réintroduire les terribles maux que la
révolution russe avait tenté d’éliminer. L’échange libre des produits
entre les ouvriers et les paysans, entre la ville et la campagne,
incarnait la raison d’être même de la révolution. Évidemment, « les
anarchistes étaient hostiles à la Nep ». Mais le marché libre, comme
Zinoviev me l’avait dit en 1920, « n’a aucune place dans notre plan
centralisé ». Pauvre Zinoviev : il ne pouvait imaginer quel monstre
allait naître de la centralisation du pouvoir !
C’est l’obsession de la centralisation de la dictature qui a développé
très tôt la division entre la ville et le village, les ouvriers et les
paysans. Ce n’est pas, comme Trotsky l’affirme, parce que « la première
est prolétarienne (…) et le second petit-bourgeois », mais parce que la
dictature bolchevik a paralysé à la fois les initiatives du prolétariat
urbain et celles de la paysannerie.
Selon Léon Trotsky, « Le soulèvement
de Cronstadt n'a pas attiré, mais repoussé les ouvriers de Petrograd.
La démarcation s'opéra selon la ligne des classes. Les ouvriers
sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de
l'autre côté de la barricade, et ils soutinrent le pouvoir soviétique. »
Il oublie d’expliquer la raison principale de l’indifférence apparente
des ouvriers de Petrograd. En effet, la campagne de mensonges, de
calomnies et de diffamation contre les marins a commencé le 2 mars
1921. La presse soviétique a tranquillement distillé son venin contre
les marins. Les accusations les plus méprisables ont été lancées contre
eux et cela a continué jusqu’à l’écrasement de Cronstadt, le 17 mars
1921. De plus, Petrograd subissait la loi martiale. Plusieurs usines
furent fermées et les ouvriers ainsi dépossédés de leur gagne-pain
commençaient à se réunir entre eux. Citons le journal d’Alexandre
Berkman :
«
Beaucoup d’arrestations ont lieu. Des groupes de grévistes encadrés par
des tchékistes sont fréquemment emmenés en prison. Une grande tension
nerveuse règne dans la ville. Toutes sortes de précautions sont prises
pour protéger les institutions gouvernementales. On a placé des
mitrailleuses devant l’hôtel Astoria, où résident Zinoviev et d’autres
dirigeants bolcheviks. Des proclamations officielles ordonnent aux
grévistes de retourner au travail (…) et rappellent à la population
qu’il est interdit de se rassembler dans les rues. Le Comité de défense
a commencé un “nettoyage de la ville”. Beaucoup d’ouvriers soupçonnés
de sympathiser avec Cronstadt ont été arrêtés. Tous les marins de
Petrograd et une partie de la garnison jugés “peu fiables” ont été
envoyés dans des lieux éloignés, tandis que les familles des marins de
Cronstadt vivant à Petrograd sont détenues en otages. Le Comité de
défense a informé Cronstadt que les “prisonniers sont considérés comme
des garanties” pour la sécurité du commissaire de la flotte de la mer
baltique, N.N. Kouzmine, le président du soviet de Cronstadt, T. Vassiliev
et d’autres communistes. “Si nos camarades subissent le moindre mauvais
traitement, les otages le paieront de leur vie”. »
Sous un tel régime de fer, il était physiquement impossible aux
ouvriers de Petrograd de s’allier avec les insurgés de Cronstadt,
d’autant plus que pas une ligne des manifestes publiés par les marins
n’est parvenue aux ouvriers de Petrograd. En d’autres termes, Léon
Trotsky falsifie délibérément les faits. Les ouvriers auraient
certainement pris le parti des marins, parce qu’ils savaient que
ceux-ci n’étaient ni des mutins, ni des contre-révolutionnaires, mais
qu’ils s’étaient montrés solidaires des ouvriers en 1905, ainsi qu’en
mars et octobre 1917. C’est pourquoi je peux affirmer que Trotsky, tout
à fait consciemment, insulte grossièrement la mémoire des marins de
Cronstadt. Dans New International (p. 106), Trotsky assure ses lecteurs que «.personne, soit dit en passant, ne pensait en ces jours-là à la doctrine anarchiste.».
Cela ne cadre malheureusement pas avec la persécution incessante des
anarchistes qui commença en 1918, lorsque Léon Trotsky liquida le
quartier général anarchiste à Moscou à coups de mitrailleuse. Dès cette
époque le processus d’élimination des anarchistes se mit en marche.
Même aujourd’hui, si longtemps après, les camps de concentration du
gouvernement soviétique sont remplis d’anarchistes, du moins ceux qui
sont encore vivants. En fait, avant l’insurrection de Cronstadt, en
octobre 1920, lorsque Trotsky changea d’avis à propos de Makhno, parce
qu’il avait besoin de son aide et de son armée pour liquider Wrangel,
et lorsqu’il consentit à ce que se tienne un congrès anarchiste à
Kharkov, plusieurs centaines d’anarchistes furent raflés et envoyés à
la prison de Boutirka où ils restèrent jusqu’en avril 1921, sans qu’on
leur communique le moindre motif d’inculpation. Puis, en compagnie
d’autres militants de gauche, ils disparurent dans de mortelles
ténèbres, et furent envoyés secrètement dans des prisons et des camps
de concentration en Russie et en Sibérie. Mais ceci est une autre page
de l’histoire soviétique. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est
qu’on « pensait » beaucoup aux anarchistes à l’époque, sinon pourquoi
diable les aurait-on arrêtés et envoyés aux quatre coins de la Russie
et de la Sibérie, comme au temps du tsarisme ?
Léon Trotsky se moque de la revendication des « soviets libres ». Les
marins avaient en effet la naïveté de croire que des soviets libres
pouvaient coexister avec une dictature. En fait, les soviets libres ont
cessé d’exister beaucoup plus tôt, de même que les syndicats et les
coopératives. Ils ont tous été accrochés au char de l’appareil l’État
bolchevik. Un jour, Lénine m’a déclaré d’un air très satisfait : « Votre grand homme, Enrico Malatesta, est favorable à nos soviets. » Et je me suis empressée de le corriger : « Vous voulez dire des soviets libres, camarade Lénine. Moi aussi je leur suis favorable. »
Aussitôt Lénine a changé de sujet de conversation. Mais je découvris
rapidement pourquoi les soviets libres avaient cessé d’exister en
Russie.
John G. Wright prétendra sans doute qu’il n’existait aucun problème à
Petrograd jusqu’au 22 février. Cela cadre bien avec la façon dont il
remanie « l’histoire » du Parti. Mais le mécontentement et l’agitation
des ouvriers étaient très visibles lorsque nous sommes arrivés en
Russie. Dans chaque usine que j’ai visitée, j’ai pu constater le
mécontentement et la colère des travailleurs, parce que la dictature du
prolétariat était devenue la dictature écrasante d’un parti communiste,
fondé sur un système de rationnement différencié et des discriminations
de toute sorte. Si le mécontentement des ouvriers n’a pas explosé avant
1921, c’est seulement parce qu’ils s’accrochaient à l’espoir tenace
que, lorsque les fronts auraient été liquidés, les promesses d’Octobre
seraient enfin tenues. Et c’est Cronstadt qui fit éclater leur dernière
bulle d’illusion.
Les marins avaient osé prendre le parti des ouvriers mécontents. Ils
avaient osé exiger que les promesses de la révolution — « Tout le
pouvoir aux soviets » — soient enfin tenues. La dictature politique
avait tué la dictature du prolétariat. Telle est leur seule offense
impardonnable contre l’Esprit saint du bolchevisme.
Dans une note de son article (p. 49), Wright affirme que Victor Serge
aurait récemment déclaré, à propos de Cronstadt, que « les bolcheviks,
une fois confrontés à la mutinerie, n’ont pas eu d’autre solution que
de l’écraser ». Victor Serge ne réside plus dans les terres
hospitalières de la « patrie » des travailleurs. Si cette déclaration
rapportée par Wright est exacte, il ne me semble pas déloyal d’affirmer
que Victor Serge ne dit tout simplement pas la vérité. Alors qu’en 1921
il appartenait à la Section française de l’Internationale communiste,
Serge était aussi bouleversé et horrifié qu’Alexandre Berkman, moi-même
et bien d’autres révolutionnaires devant la boucherie que Léon Trotsky
préparait, devant sa promesse de «tirer les marins comme des perdreaux
(3) ». Chaque fois que Serge avait un moment de libre, il faisait
irruption dans notre chambre, marchait de long en large, s’arrachait
les cheveux, frappait ses poings l’un contre l’autre, tellement il
était indigné. « Il faut faire quelque chose, il faut faire quelque
chose pour arrêter cet horrible massacre », répétait-il. Lorsque nous
lui demandâmes pourquoi lui, qui était membre du parti, n’élevait pas
la voix pour protester, il nous répondit que cela ne serait d'aucunes
utilité pour les marins. En plus, cela le signalerait à l’attention de
la Tcheka et aboutirait sans doute à ce qu’on le fasse disparaître
discrètement. Sa seule excuse est qu’il avait à l’époque une jeune
femme et un bébé. Mais s’il a vraiment déclaré aujourd’hui, dix-sept
ans plus tard, que « les bolcheviks, une fois confrontés à la mutinerie
n’ont pas eu d’autre solution que de l’écraser », une telle attitude
est pour le moins inexcusable. Victor Serge sait aussi bien que moi
qu’il n’y a pas eu de mutinerie à Cronstadt, que les marins n’ont à
aucun moment utilisé leurs armes avant le début des bombardements. Il
sait également qu’aucun des commissaires communistes arrêtés, ni même
aucun communiste n’ont été victimes de mauvais traitements. J’exhorte
donc Victor Serge à dire la vérité. Qu’il ait pu continuer à vivre en
Russie sous le régime de ses camarades Lénine et Trotsky, pendant que
tant d’autres malheureux étaient assassinés pour avoir pris conscience
de toutes les horreurs qui se déroulaient, est son problème. Mais je ne
peux le laisser dire que les bolcheviks ont eu raison de crucifier les
marins.
Léon Trotsky a une attitude sarcastique lorsqu’on l’accuse d’avoir tué
1 500 marins. Non, ses mains ne sont pas souillées de sang. Il a confié
à Toukhatchevsky la tâche de tirer les marins « comme des perdreaux »,
selon son expression. Toukhatchevski a appliqué ses ordres avec une
grande conscience professionnelle. Des centaines d’hommes ont été
massacrés et ceux qui ont survécu aux tirs d’artillerie incessants des
bolcheviks ont été placés entre les mains de Dybenko, célèbre pour son
humanité et son sens de la justice.
Toukhatchevski et Dybenko sont les héros et les sauveurs de la
dictature ! L’Histoire semble avoir une façon particulière de rendre
justice.
Léon Trotsky essaie de nous balancer une de ses cartes maîtresses lorsqu’il se demande «
où et quand leurs grands principes se sont trouvés confirmés en
pratique, ne fût-ce que partiellement, ne fût-ce tendanciellement ? »
Cette carte, comme toutes celles qu’il a déjà jouées durant sa vie, ne
lui permettra pas de gagner la partie. En vérité, les principes
anarchistes ont été confirmés, pratiquement et tendanciellement, en
Espagne. Certes, cela n’a pu se faire que partiellement. Comment
aurait-il pu en être autrement alors que toutes les forces conspiraient
contre la révolution espagnole ? Le travail constructif entrepris par
la CNT et la FAI constitue une réalisation inimaginable aux yeux du
régime bolchevique, et la collectivisation des terres et des usines en
Espagne représente la plus grande réussite de toutes les périodes
révolutionnaires. De plus, même si Franco gagne et que les anarchistes
espagnols sont exterminés, le travail qu’ils ont commencé continuera à
vivre. Les principes et tendances anarchistes sont implantés si
profondément dans la terre d’Espagne que rien ni personne ne les
éradiquera.
Annexe : Léon Trotsky, John G. Wright et les anarchistes espagnols.
Durant les quatre années qu’a duré la guerre civile en Russie, les
anarchistes se sont presque tous battus aux côtés des bolcheviks, même
s’ils se rendaient chaque jour davantage compte de l’effondrement
imminent de la révolution. Ils se sentaient obligés de garder le
silence et d’éviter tout acte ou déclaration qui pourrait aider et
conforter les ennemis de la révolution. Certes, la révolution russe
s’est battue sur de nombreux fronts et contre de nombreux ennemis, mais
à aucun moment la situation n’a été aussi effrayante que celle que
doivent affronter le peuple et les anarchistes espagnols durant la
révolution actuelle. La menace de Franco, aidé par les forces des États
allemand et italien et leur matériel militaire, les bienfaits de
Staline s’abattant sur l’Espagne, les manœuvres des puissances
impérialistes, la trahison des prétendues démocraties et l’apathie du
prolétariat international, tous ces éléments dépassent largement les
dangers qui menaçaient la révolution russe. Et que fait Trotsky face à
une aussi terrible tragédie ? Il se joint à la meute hurlante et lance
son poignard empoisonné contre les anarchistes espagnols, à l’heure la
plus décisive. Mais les anarchistes espagnols ont sans doute commis une
grave erreur. Ils ont eu tort de ne pas inviter Trotsky à prendre en
charge la révolution espagnole et à leur montrer comment ce qu’il avait
si bien réussi en Russie pouvait être appliqué sur le sol espagnol. Tel
semble être son principal chagrin.
Traduit par Yves Coleman
(1) Je me suis permis ici
de couper quelques lignes où Emma Goldman répète mot pour mot ses
arguments en faveur d'Alexandre Berkman (N.D.T.).
(2) D’après l’historien anglais Israël Getzler, dans son livre
Cronstadt (1917-1921), 75 % des marins de Cronstadt s’étaient engagés
avant 1918 (N.D.T.).
(3) Cette déclaration n’est pas de Trotsky, mais figurait dans un tract largué sur Cronstadt par les bolcheviks (N.d.T.).
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