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Introduction
« Ce que je crois » a été de nombreuses fois la cible d’écrivaillons.
Tant d’histoires incohérentes à vous glacer le sang ont circulé à mon
sujet qu’il n’est pas étonnant que l’être humain ordinaire a des
palpitations cardiaques à la seule mention du nom de Emma Goldman. Il
est bien dommage que nous ne vivions plus à l’époque où l’on brûlait
les sorcières sur le bûcher ou qu’on les torturait pour extirper
l’esprit du mal. Car, en réalité, Emma Goldman est une sorcière !
Certes, elle ne mange pas les petits enfants mais elle fait des choses
bien pires. Elle fabrique des bombes et défie les têtes couronnées.
B-r-r-r !
Tel est l’impression que l’opinion publique a de moi et de mes opinions. C’est donc tout à l’honneur de The World que de donner enfin à ses lecteurs l’occasion d’apprendre ce que je crois réellement.
L’étudiant en histoire de la pensée progressiste est bien conscient que
chaque idée, à ses débuts, a été dénaturée et que les partisans de
telles idées ont été dénigrés et persécutés. Il n’est pas besoin de
retourner deux mille ans en arrière à l’époque où ceux qui croyaient en
l’évangile de Jésus étaient jetés dans l’arène ou dans des cachots pour
se rendre compte que les grandes croyances ou les premiers croyants
sont très peu compris. L’histoire du progrès est écrite avec le sang
des hommes et des femmes qui ont osé épouser une cause impopulaire,
comme, par exemple, le droit de l’homme noire à disposer de son corps
ou celui de la femme à disposer de son âme. Si, donc, depuis les temps
immémoriaux, le Nouveau s’est heurté à la résistance et à la
condamnation, pourquoi mes croyances seraient-elles exemptes d’une
couronne d’épines ?
« Ce que je crois » est un processus plus qu’une finalité. Les
finalités sont pour les dieux et les gouverne- ments, pas pour
l’intellect humain. Même si il est peut-être vrai que la formulation de
la liberté de Herbert Spencer est la plus influente sur le sujet, comme
base politique d’une société, la vie n’en est pas moins quelque chose
de plus que des formules. Dans la lutte pour la liberté, comme l’a si
bien souligné Ibsen, c’est la lutte pour, non pas la réalisation de, la
liberté, qui génère tout ce qu’il y a de plus fort, robuste et beau
dans la nature humaine.
Mais l’anarchisme n’est pas seulement un processus, qui marche avec une
sombre détermination, coloriant tout ce qui est positif et constructive
dans le développement biologique. C’est une protestation bien visible
du type le plus militant. Il est donc totalement intransigeant,
revendicatif, et imprégné d’une force qui lui permet de repousser les
assauts les plus acharnés et les critiques de ceux qui représentent les
derniers hérauts d’une époque déclinante.
Les anarchistes ne sont en aucune manière des spectateurs passifs dans
le théâtre de l’évolution sociale ; au contraire, ils ont quelques
idées très constructives en ce qui concerne les buts et les méthodes.
Pour que je puisse être la plus claire possible sans utiliser trop de
place, permettez-moi d’utiliser le mode à thèmes pour traiter de « Ce
que je crois ».
I. En ce qui concerne la propriété
« Propriété » signifie la maîtrise sur des choses et le refus que les
autres les utilisent. Aussi longtemps que la production n’était pas
équivalente à la demande moyenne, la propriété institutionnelle pouvait
avoir quelque raison d’être. Mais il suffit de consulter les
statistiques économiques pour s’apercevoir que la productivité du
travail durant ces quelques dernières décennies a si prodigieusement
progressé, jusqu’à dépasser une centaine de fois la demande moyenne, et
que la propriété est devenue non seulement un obstacle au bien-être des
humains, mais aussi une barrière fatale pour tout progrès. C’est la
propriété privés sur les choses qui condamne des millions de personnes
à n’être que insignifiantes, des corps vivants sans originalité ni
pouvoir d’initiative, des machines humaines de sang et de chair, qui
entassent des montagnes de richesses pour les autres et qui le paient
d’une existence grise, ennuyeuse et misérable pour eux-mêmes. Je crois
qu’il ne peut y avoir de vraie richesse, de richesse sociale, aussi
longtemps qu’elle reposera sur des vies humaines — jeunes vies,
vieilles vies ou vies en devenir.
Il est admis par tous les théoriciens radicaux que la cause fondamentale de cette terrible situation est :
1. que l’homme doit vendre son travail ;
2. que ses envies et jugements sont subordonnés à la volonté d’un maître.
L’anarchisme est la seule philosophie qui peut faire, et fera,
disparaître cette situation humiliante et dégradante. Elle est
différente de toutes les autres théories dans la mesure où elle
souligne que l’évolution humaine, son bien-être physique, ses qualités
latentes et ses dispositions innées seuls, doivent déterminer la nature
et les conditions de son travail. De la même manière, l’évaluation de
ses besoins physiques et de ses envies détermineront sa consommation.
Concrétiser cela n’est possible, je pense, que dans une société basée
sur la coopération volontaire de groupes, de communautés et de sociétés
productives librement fédérées entre elles, évoluant plus tard en
communisme libre, motivé par une solidarité d’intérêts. Il ne peut y
avoir de liberté, au sens large du terme, aucun développement
harmonieux, aussi longtemps que des considérations mercenaires et
commerciales jouent un rôle important dans la détermination du
comportement humain.
II. En ce qui concerne le gouvernement
Je pense que le gouvernement, autorité institutionnelle ou État, est
utile uniquement pour perpétuer et protéger la propriété et le
monopole. Il ne s’est révélé efficace que dans cette fonction. Le
gouvernement, comme promoteur de la liberté individuelle, du bien-être
humain et de l’harmonie sociale, qui seuls constituent un ordre réel, a
été condamné par tous les grands hommes dans le monde entier.
Je pense donc, avec mes camarades anarchistes, que les réglementations
statutaires, les textes de loi législatifs et les dispositions
constitutionnelles sont invasives. Ils n’ont jamais décidé l’homme à
faire tout ce qu’il pouvait, ou ne voulait pas faire, en vertu de son
intelligence et de son tempérament, ni d’empêcher quoi que ce soit que
l’homme était décidé à faire selon ces mêmes aptitudes. Le tableau de
Millet, L’Homme à la Houe,
les chefs d’œuvres de Meunier sur les mineurs qui ont aidé à sortir le
travail de sa condition dégradante, les descriptions de la pègre de
Gorki, les analyse psychologiques de la vie humaine de Ibsen,
n’auraient jamais pu être induits par un gouvernement, pas plus que
l’état d’esprit qui pousse un homme à sauver un enfant de la noyade ou
une femme invalide dans un bâtiment en feu n’a jamais été suscité par
des réglementations statutaires ou la matraque d’un policier. Je crois
— je sais, en réalité — que tout ce qui est bien et beau dans l’être
humain s’exprime et s’affirme malgré le gouvernement et non grâce à lui.
Les anarchistes ont donc raison d’affirmer que l’anarchisme — l’absence
de gouvernement — fournira le cadre le plus étendu pour un
développement sans entrave de l’être humain, pierre angulaire d’un
progrès et d’une harmonie sociale.
Quant à l’argument stéréotypé selon lequel le gouvernement agit comme
rempart contre le crime et le vice, même les législateurs n’y croient
plus. Ce pays dépense des millions de dollars pour garder ses «.criminels.»
derrière les barreaux, et pourtant les crimes augmentent. Cet état de
fait n’est certainement pas dû à une insuffisance de lois ! Quatre-vint
dix pour cent des crimes sont commis contre la propriété, et ont leurs
racines dans les inégalités économiques. Aussi longtemps que celles-ci
existeront, nous pourrons transformer chaque réverbère en gibet sans
obtenir le moindre résultat sur le crime dans notre société. Les crimes
résultant de la génétique ne peuvent certainement pas pas être guéris
par la loi. Nous découvrons encore aujourd’hui de manière indiscutable
que de tels crimes peuvent être efficacement soignés par les meilleurs
méthodes médicales modernes à notre disposition, et, avant tout, par un
plus grand sens de la camaraderie, de l’altruisme et de la tolérance.
III. En ce qui concerne le militarisme
Je ne traiterais pas de ce sujet séparément, puisqu’il appartient à
l’attirail du gouvernement, si il n’y avait pas le fait que ceux qui
sont le plus vigoureusement opposés à mes opinions le font au nom de la
force et prônent le militarisme.
Le fait est que les anarchistes sont les vrais défenseurs de la paix,
les seuls qui appellent à l’arrêt de la tendance croissante au
militarisme, qui transforme ce pays, jadis libre, en une puissance
impérialiste et despotique.
L’esprit militaire est le plus impitoyable, cruel et brutal qui existe.
Il nourrit une institution pour laquelle il n’existe même pas un
semblant de justification. Le soldat, pour citer Tolstoï, est un tueur
professionnel. Il ne tue pas par plaisir, comme un sauvage, ou par
passion, comme dans un homicide. Il est un outil obéissant de ses
supérieurs militaires, mécanique, dépourvu de sentiments. Il est prêt à
couper des gorges ou à couler un navire sur les ordres de son officier,
sans savoir, ou peut-être en ne se préoccupant pas, du comment et du
pourquoi. Mon opinion est confortée par l’éminent militaire, le général
Funston. Je cite sa dernière communication au New York Evening Post
le 3 juin concernant le cas du soldat William Buwalda, qui a causé tant
d’émoi dans le nord-ouest. « Le premier devoir d’un officier ou d’un
simple soldat, » déclare notre noble guerrier, « est l’obéissance et la
loyauté inconditionnelles au gouvernement à qui il a prêté allégeance.
Qu’il approuve ou non ce gouvernement n’y change rien. »
Comment pouvons-nous concilier le principe « d’obéissance
inconditionnelle » avec celui de « la vie, la liberté et la poursuite
du bonheur » ? Le pouvoir mortel du militarisme n’a jamais été aussi
démontré dans les faits dans ce pays que lors de la récente
condamnation par une cour martiale de William Buwalda, Compagnie A, du
Génie à San Francisco, à cinq ans de prison. Voici un homme avec un
passé de quinze années de service sans interruption. « Son caractère et
sa conduite ont été irréprochables » nous a dit le général Funston,
qui, tenant compte de cela, a réduit la peine de Buwalda à trois ans.
Cependant, cet homme est renvoyé brutalement de l’armée, déshonoré,
privés de sa pension militaire et envoyé en prison. Que était son crime
? Juste écouter, citoyens libres américains ! William Buwalda a assisté
à une réunion publique et, après la conférence, il a serré la main de
l’oratrice. Le général Funston, dans sa lettre au Post,
que j’ai déjà mentionné, affirme que l’acte de Buwalda était « une
grave infraction militaire, infiniment pire que la désertion. « Dans
une autre déclaration publique, faite à Portland, dans l’Oregon. Il a
dit que « le crime de Buwalda était grave, semblable à une trahison. »
Il est tout à fait vrai que cette réunion publique avait été organisée
par des anarchistes. Si elle l’avait été par des socialistes, nous
informe le général Funston, il n’y aurait eu aucune objection à la
présence de Buwalda. En fait, le général déclare, « Je n’aurais,
moi-même, pas eu la moindre hésitation à assister à une réunion
publique socialiste ». Mais assister à une réunion anarchiste avec Emma
Goldman pouvait-il être autre chose que « l’acte d’un traître » ?
Pour cet horrible crime, un homme, un citoyen américain libre, qui a
donné ses quinze année les plus belles de sa vie à ce pays ; et dont le
caractère et la conduite durant ce temps ont été « irréprochables »
croupit aujourd’hui en prison, déshonoré, disgracié et privé de ses
moyens de subsistance.
Peut-il exister quelque chose de plus destructif envers le vrai génie
de la liberté que cet esprit qui a rendu possible la condamnation de
Buwalda — l’esprit d’obéissance inconditionnelle ? Est-ce pour cela que
le peuple américain a sacrifié ces quelques dernières années, quatre
cent millions de dollars et leur sang ?
Je crois que le militarisme — une armée et une marine permanentes dans
n’importe quel pays — porte le signe du déclin de la liberté et de la
destruction de tout ce qui constitue le meilleur et le plus beau dans
notre nation. La clameur toujours plus forte pour plus de navires de
guerre et une armée plus nombreuse sous le prétexte que cela nous
garantit la paix est aussi absurde que l’argument selon lequel l’homme
pacifique est celui le mieux armé.
On retrouve le même manque de cohérence chez ces pacifistes imposteurs
qui s’opposent à l’anarchisme sous le prétexte qu’il prône la violence,
et qui se réjouissent de l’éventualité que la nation américaine
puissent bientôt lâcher des bombes à partir d’avions sur des ennemis
sans défense.
Je crois que ce militarisme prendra fin lorsque les amoureux de la
liberté à travers le monde diront à leurs maîtres : « Allez commettre
vos carnages vous-mêmes. Nous nous sommes sacrifiés, nous et ceux que
nous aimons, assez longtemps dans vos guerres. En contrepartie, vous
nous avez traité comme des parasites et des criminels en temps de paix
et nous avez brutalisé en temps de guerre. Vous nous avez séparé de nos
frères et transformé le monde en boucherie humaine. Non, nous ne
tuerons pas ni ne combattrons au nom du pays que vous nous avez volé. »
Oh, je crois de tout mon cœur que la fraternité et la solidarité
humaine feront disparaître de l’horizon la terrible marque sanglante de
la guerre et de la destruction.
IV. En ce qui concerne la liberté d’expression et de la presse
Le cas Buwalda n’est qu’un volet de la question plus vaste de la liberté d’expression, de la presse et d’assemblée.
Beaucoup de personnes bien pensantes imaginent que les principes de la
liberté d’expression ou de la presse peuvent s’exercer sainement et en
toute sécurité dans le cadre des limites garanties par la constitution.
C’est la seule explication, me semble-t’il, de l’effrayante l’apathie
et indifférence à l’offensive sur la liberté d’expression et de la
presse dont nous avons été les témoins dans ce pays ces derniers mois.
Je crois que la liberté d’expression et de la presse signifie que nous
pouvons dire et écrie ce qui nous plaît. Ce droit, lorsqu’il est régulé
par des dispositions constitutionnelles, des textes de lois
législatifs, des décisions toutes-puissantes du ministre des postes ou
la matraque des policiers, devient une farce. Je suis bien consciente
que l’on va me mettre en garde contre les conséquences si nous enlevons
le garde-fou de l’expression et de la presse. Mais je pense cependant
que le remède à ces conséquences résultant d’une liberté illimitée
d’expression est de permettre plus d’expression. Les entraves morales
n’ont jamais endigué le flux du progrès, alors que des explosions
sociales ont été souvent provoquées par une vague de répression.
Nos gouvernants n’ont-ils jamais appris que des pays comme
l’Angleterre, la Hollande, la Norvège, la Suède et le Danemark, avec la
plus large liberté d’expression, ont été les plus épargnés par les «
conséquences » ? Alors que la Russie, l’Espagne, l’Italie, la France
et, hélas, même l’Amérique, ont présenté ces conséquences comme le
facteur politique le plus impératif. Notre pays est supposé être
gouverné par la loi de la majorité, mais chaque policier qui n’est pas
investi de son pouvoir par celle-ci, peut arrêter une réunion publique,
éjecter l’orateur de l’estrade et matraquer l’assistance en dehors de
la salle de la même manière qu’en Russie. Le ministre des Postes, qui
n’est pas un représentant élu, détient le pouvoir d’interdire des
publications et de confisquer le courrier. Il n’existe pas plus de
recours contre ses décisions que contre celles du tsar de Russie. Je
crois vraiment que nous avons besoin d’une nouvelle Déclaration
d’Indépendance. Existe-t’il un Jefferson ou Adams moderne.?
V. En ce qui concerne l’Église
Lors d’un récent congrès des vestiges d’une idée autrefois
révolutionnaire, il a été voté que la religion et le vote n’avaient
rien à voir l’un avec l’autre. Pourquoi cela serait-il le cas ? Tant
que l’homme est prêt à déléguer au démon le soin de son âme, il doit,
avec la même cohérence, déléguer aux politiciens le soin de ses droits.
Que la religion est une affaire privée a été depuis longtemps établi
par les socialistes marxistes d’Allemagne. Nos marxistes américains,
qui manquent d’énergie et d’originalité, doivent avoir besoin de s’y
rendre pour acquérir la sagesse. Elle a servi comme un fouet épatant
pour flageller les quelques millions de personnes de l’armée bien
disciplinée du socialisme. Cela pourrait être la même chose ici. Bon
sang, n’offensons pas la respectabilité, ne heurtons pas les sentiments
religieux du peuple.
La religion est une superstition qui a son origine dans l’incapacité
mentale de l’homme pour expliquer les phénomènes naturels. L’Église, en
tant que institution organisée, a toujours été un obstacle au progrès.
Elle a dépouillé la religion de sa naïveté et de sa nature originelle.
Elle l’a transformé en un cauchemar qui opprime l’âme des hommes et
maintient son esprit en esclavage. « La Puissance des Ténèbres »,
comme le dernier vrai chrétien, Léon Tolstoï, rappelle que l’Église a
été l’ennemie héréditaire de l’évolution de l’humanité et de la libre
pensée, et, en tant que telle, elle n’a pas place dans la vie des
individus réellement libres.
VI. En ce qui concerne le mariage et l’amour
Je crois qu’il s’agit probablement des sujets les plus tabous dans ce
pays. Il est pratiquement impossible de parler d’eux sans scandaliser
la précieuse bienséance de nombreuses personnes bien-pensantes. Il
n’est pas surprenant qu’une telle ignorance prévaut quant à ces
questions. Rien, sinon un débat ouvert, franc et intelligent ne
purifiera l’air des âneries sentimentales et hystériques qui entourent
ces sujets vitaux, pour l’individu comme pour le bien-être social.
Le mariage et l’amour ne sont pas synonymes ; au contraire, ils sont
souvent antagonistes. Je suis consciente du fait que quelques mariages
sont motivés par l’amour, mais les limites matérielles étroites du
mariage ont tôt fait d’écraser la fragile fleur de l’affection.
Le mariage est une institution qui apporte à l’État et à l’Église des
revenus énormes et l’occasion de mettre leur nez dans un épisode de la
vie que les personnes sensées ont longtemps considéré comme ne
regardant qu’elles, leur affaire intime la plus sacrée. L’amour est le
plus puissant facteur des relations humaines, qui, depuis des temps
immémoriaux, a toujours défié toutes les lois édictées par les hommes
et brisé les barreaux des conventions de l’Église et de la morale. Le
mariage est souvent un arrangement purement économique offrant à la
femme une police d’assurances à vie et à l’homme une reproductrice de
son espèce ou un joli jouet. Car le mariage, ou l’éducation en vue du
mariage, prépare la femme à une vie de parasite, une servante
dépendante, sans ressource, alors qu’il offre à l’homme une hypothèque
mobilière sur une vie humaine.
Comment un tel état de fait pourrait-il avoir quelque chose en commun
avec l’amour ? — avec la part de soi qui résisterait à toutes les
richesses et pouvoirs pour vivre dans son propre monde sans entraves.?
Mais nous ne vivons pas à l’âge du romantisme, de Roméo et Juliette, de
Faust et Marguerite, des extases au clair de lune, des fleurs et des
chants. Nous vivons une époque pratique. Notre première considération
est le bénéfice. Tant pis pour nous si nous sommes arrivés à l’époque
où les plus hautes aspirations de l’esprit doivent être monnayées.
Aucune espèce ne peut évoluer sans le facteur de l’amour.
Mais si deux personnes s’adorent dans le sanctuaire de l’amour, que
va-t’il advenir du veau d’or, le mariage ? « C’est la seule sécurité
pour la femme, pour l’enfant, la famille, l’État ». Mais ce n’est pas
la sécurité pour l’amour ; et sans amour, aucun vrai foyer ne peu
exister ni n’existe. Sans amour, aucun enfant ne serait né ; sans
amour, aucune vraie femme ne peut se lier à un homme. La crainte que
l’amour n’est pas une garantie matérielle suffisante pour un enfant est
dépassée. Je crois que lorsque la femme s’émancipera, sa première
déclaration d’indépendance consistera à admirer et à aimer un homme
pour ses qualités de cœur et d’esprit et non pour la quantité de ce
qu’il a en poches. La seconde déclaration stipulera son droit à vivre
cet amour sans ingérence du monde extérieur. La troisième déclaration,
et la plus importante, sera son droit absolu à vivre librement sa
maternité.
C’est sur une mère et un père tous les deux libres que repose la
sécurité de l’enfant. Ils possèdent la force, la solidité et l’harmonie
pour créer une atmosphère indispensable à la croissance de la jeune
plante humaine en une fleur magnifique.
VII. En ce qui concerne les actes de violence
Et maintenant j’arrive à cet aspect de mes opinions sujet à la plus
grande des incompréhensions de la part de l’opinion publique
américaine. « Oui, parlons-en, n’avez-vous pas prôné la violence, le
meurtre des têtes couronnées et des présidents ? » Qui a dit cela ?
M’avez-vous entendu le dire, quelqu’un m’a-t-il entendu le dire ?
Quelqu’un l’a-t’il vu publié dans nos ouvrages ? Non, mais les
journaux le disent ; donc cela doit être vrai. Oh, pour la vérité due à
la chère opinion publique !
Je crois que l’anarchisme est la seule philosophie pacifique, la seule
théorie des relations sociales qui respecte la vie humaine plus que
tout autre chose. Je sais que quelques anarchistes ont commis des actes
de violence, mis ce sont les terribles inégalités économiques et les
grandes injustices politiques qui ont provoqué de tels actes, pas
l’anarchisme. Chaque institution, aujourd’hui, repose sur la violence ;
l’air même que nous respirons en est saturé. Aussi longtemps qu’une
telle situation existera, nous pourrions tout aussi bien essayer
d’arrêter les chutes du Niagara que d’espérer en finir avec la
violence. J’ai déjà dit que les pays qui ont adopté quelques mesure en
faveur de la liberté n’ont été victimes que de peu d’actes de violence,
voire d’aucun. Quelle est la morale ? Simplement cela : Aucun acte
commis par un anarchiste ne l’a été pour un intérêt personnel,
autoglorification ou profit, mais comme une protestation délibérée
contre des mesures répressives, arbitraires et tyranniques venus
d’au-dessus.
Le président Carnot, en France, a été tué par Caserio en réponse au
refus de Carnot de commuer la peine de mort de Vaillant, grâce pour
laquelle a plaidé tout le monde littéraire scientifique et humanitaire
français.
Bresci s’est rendu en Italie, sur ses propres fonds, gagnées dans les
usines de tissage de soie de Paterson, pour appeler le roi Humbert à la
barre des tribunaux pour avoir donner l’ordre de tirer sur des femmes
et des enfants sans défense durant une émeute du pain. Angelino a
exécuté le premier ministre Canovas pour avoir ressuscité l’Inquisition
espagnole à la prison de Montjuich. Alexandre Berkman a attenté à la
vie de Henry C. Frick pendant la grève de Homestead seulement par
sympathie envers les onze grévistes tués par les agents de Pinkerton et
les veuves et les enfants expulsés par Frick de leurs misérables
petites maisons possédées par M. Carnegie.
Tous ces hommes ont fait savoir leurs raisons qui les a conduit à ces
actes au monde entier dans des déclarations orales ou écrites,
démontrant que les pressions politiques et économiques insupportables,
la souffrance et le désespoir de leurs semblables, des femmes et des
enfants, étaient à l’origine de leurs actes, et non la philosophie de
l’anarchisme. Ils l’ont fait ouvertement, avec franchise et prêts à en
assumer les conséquences, à donner leur propre vie.
En diagnostiquant la vraie nature de nos maux sociaux, je ne peux pas
condamner ceux qui, sans aucune faute de leur part, souffrent d’une
maladie répandue.
Je ne crois pas que ces actes peuvent, ou même espèrent, engendrer une
reconstruction sociale. Cela ne peut se faire, premièrement, que grâce
à une vaste et large éducation concernant la place de l’homme dans la
société et ses relations avec ses semblables ; et, deuxièmement, à
travers l’exemple. Je pense, par exemple, à une vérité reconnue et
vécue, plutôt que seulement théorisée. Enfin, il existe la
revendication économique des masses, consciente, intelligente,
organisée, l’arme la plus puissante, à travers l’action directe et la
grève générale.
L’affirmation habituelle selon laquelle les anarchistes sont opposés à
l’organisation et qu’ils sont donc partisans du chaos, est absolument
sans fondement. Certes, nous ne croyons pas dans l’aspect obligatoire,
arbitraire, de l’organisation qui rassembleraient, par coercition, des
personnes aux goûts et intérêts contradictoires dans un même groupe.
Les anarchistes, non seulement ne s’opposent pas, mais croient en une
organisation qui résulte du regroupement d’intérêts communs, fondée sur
l’adhésion volontaire, comme étant la seule base possible à toute vie
sociale.
C’est l’harmonie d’une croissance naturelle qui produit les variétés de
formes et de couleur — l’ensemble de ce que nous admirons dans une
fleur. De manière analogique, la perfection de l’harmonie sociale — que
représente l’anarchisme — résultera de l’activité organisée des êtres
humains libres, dotés d’un esprit de solidarité. En réalité, seul
l’anarchisme rend possible l’organisation anti-autoritaire puisqu’il
abolit l’antagonisme actuel entre individus et classes.
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