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Le
doute règne dans l’esprit des hommes, car notre civilisation tremble
sur ses bases. Les institutions actuelles n’inspirent plus confiance et
les gens intelligents comprennent que l’industrialisation capitaliste
va à l’encontre des buts mêmes qu’elle est censée poursuivre.
Le monde ne sait comment s’en sortir. Le parlementarisme et la
démocratie périclitent et certains croient trouver un salut en optant
pour le fascisme ou d’autres formes de gouvernements « forts ».
Du combat idéologique mondial sortiront des solutions aux problèmes
sociaux urgents qui se posent actuellement (crises économiques,
chômage, guerre, désarmement, relations internationales, etc.). Or,
c’est de ces solutions que dépendent le bien-être de l’individu et le
destin de la société humaine.
L’État, le gouvernement avec ses fonctions et ses pouvoirs, devient
ainsi le centre d’intérêt de l’homme qui réfléchit. Les développements
politiques qui ont eu lieu dans toutes les nations civilisées nous
amènent à nous poser ces questions : voulons-nous d’un gouvernement
fort ?
Devons nous préférer la démocratie et le parlementarisme ? Le fascisme,
sous une forme ou sous une autre, la dictature qu’elle soit
monarchique, bourgeoise ou prolétarienne offre-t-ils des solutions aux
maux ou aux difficultés qui assaillent notre société ?
En d’autres termes, parviendrons-nous à effacer les tares de la
démocratie à l’aide d’un système encore plus démocrate, ou bien
devrons-nous trancher le noeud gordien du gouvernement populaire par
l’épée de la dictature ?
Ma réponse est : ni l’un ni l’autre. Je suis contre la dictature et le
fascisme, je suis opposée aux régimes parlementaires et aux soi-disant
démocraties politiques.
C’est avec raison qu’on a parlé du nazisme comme d’une attaque contre
la civilisation. On pourrait dire la même chose de toutes les formes de
dictature, d’oppression et de coercition. Car qu’est-ce que la
civilisation ? Tout progrès a été essentiellement marqué par
l’extension des libertés de l’individu aux dépens de l’autorité
extérieure tant en ce qui concerne son existence physique que politique
ou économique. Dans le monde physique, l’homme a progressé jusqu’à
maîtriser les forces de la nature et les utiliser à son propre profit.
L’homme primitif accomplit ses premiers pas sur la route du progrès
lorsqu’il parvient à faire jaillir le feu, triomphant ainsi de l’homme,
à retenir le vent et à capter l’eau.
Quel rôle l’autorité ou le gouvernement ont-ils joué dans cet effort
d’amélioration, d’invention et de découverte ? Aucun, ou plutôt aucun
qui soit positif. C’est toujours l’individu qui accomplit le miracle,
généralement en dépit des interdictions, des persécutions et de
l’intervention de l’autorité, tant humaine que divine.
De même dans le domaine politique, le progrès consiste à s’éloigner de
plus en plus de l’autorité du chef de tribu, de clan, du prince et du
roi, du gouvernement et de l’État. Économiquement, le progrès signifie
plus de bien-être pour un nombre sans cesse croissant. Et
culturellement, il est le résultat de tout ce qui s’accomplit par
ailleurs, indépendance politique, intellectuelle et psychique de plus
en plus grande.
Dans ces perspectives, les problèmes de relation entre l’homme et
l’État revêtent une signification tout à fait nouvelle. Il n’est plus
question de savoir si la dictature est préférable à la démocratie, si
le fascisme italien est supérieur ou non à l’hitlérisme. Une question
beaucoup plus vitale se pose alors à nous : le gouvernement politique,
l’État est-il profitable à l’humanité et quelle est son influence sur
l’individu ?
L’individu est la véritable réalité de la vie, un univers en soi. Il
n’existe pas en fonction de l’État, ou de cette abstraction qu’on
appelle « société » ou « nation », et qui n’est autre qu’un
rassemblement d’individus. L’homme a toujours été, est nécessairement
la seule source, le seul moteur d’évolution et de progrès. La
civilisation est le résultat d’un combat continuel de l’individu ou des
groupements d’individus contre l’État et même — contre la «.société.»,
c’est-à-dire contre la majorité hypnotisée par l’État et soumise à son
culte. Les plus grandes batailles que l’homme ait jamais livrées l’ont
été contre des obstacles et des handicaps artificiels qu’il s’est
lui-même imposés et qui paralysent son développement. La pensée humaine
a toujours été faussée par les traditions, les coutumes, l’éducation
trompeuse et inique, dispensées pour servir les intérêts de ceux qui
détiennent le pouvoir et jouissent de privilèges.; autrement dit, par l’État et les classes possédantes. Ce conflit incessant a dominé l’histoire de l’humanité.
On peut dire que l’individualité, c’est la conscience de l’individu
d’être ce qu’il est, et de vivre cette différence. C’est un aspect
inhérent à tout être humain et un facteur de développement. L’État et
les institutions sociales se font et se défont, tandis que
l’individualité demeure et persiste. L’essence même de l’individualité,
c’est l’expression, le sens de la dignité et de l’indépendance, voilà
son terrain de prédilection. L’individualité, ce n’est pas cet ensemble
de réflexes impersonnels et machinaux que l’État considère comme un «
individu ». L’individu n’est pas seulement le résultat de l’hérédité et
de l’environnement, de la cause et de l’effet. C’est cela, mais aussi
beaucoup plus. L’homme vivant ne peut pas être défini.;
il est source de toute vie et de toutes valeurs, il n’est pas une
partie de ceci ou de cela ; c’est un tout, un tout individuel, un tout
qui évolue et se développe, mais qui reste cependant un tout constant.
L’individualité ainsi décrite n’a rien de commun avec les diverses
conceptions de l’individualisme et surtout pas avec celui que
j’appellerai « individualisme de droite, à l’américaine », qui n’est
qu’une tentative déguisée de contraindre et de vaincre l’individu dans
sa singularité. Ce soi-disant individualisme, que suggère les formules
comme « libre entreprise », « american way of life », arrivisme et
société libérale, c’est le laisser-faire économique et social ;
l’exploitation des masses par les classes dominantes avec l’aide de la
fourberie légale.; la
dégradation spirituelle et l’endoctrinement systématique de l’esprit
servile, processus connu sous le nom « d’éducation ». Cette forme d’«
individualisme » corrompu et vicié, véritable camisole de force de
l’individualité, réduit la vie à une course dégradante aux biens
matériels, au prestige social; sa sagesse s’exprime en une phrase.: « Chacun pour soi et maudit soit le dernier ».
Inévitablement, l’« individualisme » de droite débouche sur l’esclavage
moderne, les distinctions sociales aberrantes et conduit des millions
de gens à la soupe populaire. Cet « individualisme-là », c’est celui
des maîtres, tandis que le peuple est enrégimenté dans une caste
d’esclaves pour servir une poignée de « surhommes » égocentriques.
L’Amérique est, sans doute, le meilleur exemple de cette forme
d’individualisme, au nom duquel tyrannie politique et oppression
sociale sont élevées au rang de vertus : tandis que la moindre
aspiration, la moindre tentative de vie plus libre et plus digne seront
immédiatement mises au compte d’un anti-américanisme intolérable et
condamnées, toujours au nom de ce même individualisme.
Il fut un temps où l’État n’existait pas. L’homme a vécu dans des
conditions naturelles, sans État ni gouvernement organisé. Les gens
étaient groupés en petites communautés de quelques familles, cultivant
le sol et s’adonnant à l’art et à l’artisanat. L’individu, puis plus
tard la famille, étaient la cellule de base de la vie sociale.;
chacun était libre et l’égal de son voisin. La société humaine de cette
époque n’était pas un État mais une association volontaire où chacun
bénéficiait de la protection de tous. Les aînés et les membres les plus
expérimentés du groupe en étaient les guides et les conseillers. Ils
aidaient à régler les problèmes vitaux, ce qui ne signifie pas
gouverner et dominer l’individu. Ce n’est que plus tard qu’on vit
apparaître gouvernement politique et État, conséquences du désir des
plus forts de prendre l’avantage sur les plus faibles, de quelques-uns
contre le plus grand nombre.
L’État ecclésiastique, ou séculier, servi alors à donner une apparence
de légalité et de droit aux torts causés par quelques-uns au plus grand
nombre. Cette apparence de droit était le moyen le plus commode de
gouverner le peuple, car un gouvernement ne peut exister sans le
consentement du peuple, consentement véritable, tacite ou simulé. Le
constitutionnalisme et la démocratie sont les formes modernes de ce
consentement prétendu, inoculé par ce qu’on appelle « éducation »,
véritable endoctrinement public et privé.
Le peuple consent parce qu’on le persuade de la nécessité de l’autorité
; on lui inculque l’idée que l’homme est mauvais, virulent et trop
incompétent pour savoir ce qui est bon pour lui. C’est l’idée
fondamentale de tout gouvernement et de toute oppression. Dieu et
l’État n’existent et ne sont soutenus que par cette doctrine.
Pourtant l’État n’est rien d’autre qu’un nom, une abstraction. Comme
d’autres conceptions du même type, nation, race, humanité, il n’a pas
de réalité organique. Appeler l’État un organisme est une tendance
maladive à faire d’un mot un fétiche.
Le mot État désigne l’appareil législatif et administratif qui traite
certaines affaires humaines, mal la plupart du temps. Il ne contient
rien de sacré, de saint ou de mystérieux. L’État n’a pas de conscience,
il n’est pas chargé d’une mission morale, pas plus que ne le serait une
compagnie commerciale chargée d’exploiter une mine de charbon ou une
ligne de chemin de fer.
L’État n’a pas plus de réalité que n’en ont les dieux ou les diables.
Ce ne sont que des reflets, des créations de l’esprit humain, car
l’homme, l’individu est la seule réalité. L’État n’est que l’ombre de
l’homme, l’ombre de son obscurantisme, de son ignorance et de sa peur.
La vie commence et finit avec l’homme, l’individu. Sans lui, pas de
race, pas d’humanité, pas d’État. Pas même de société. C’est l’individu
qui vit, respire et souffre. Il se développe et progresse en luttant
continuellement contre le fétichisme qu’il nourrit à l’égard de ses
propres inventions et en particulier de l’État.
L’autorité religieuse a édifié la vie politique à l’image de celle de
l’Église. L’autorité de l’État, les « droits » des gouvernants venaient
d’en haut ; le pouvoir, comme la foi, était d’origine divine. Les
philosophes écrivirent d’épais volumes prouvant la sainteté de l’État,
allant parfois jusqu’à lui octroyer l’infaillibilité. Certains
répandirent l’opinion démente que l’État est « suprahumain », suprême,
que c’est la réalité suprême, « l’absolu ».
La recherche était un blasphème, la servitude la plus haute des vertus.
Grâce à de tels principes, on en vint à considérer certaines idées
comme des évidences sacrées, non que la vérité en eut été démontrée,
mais parce qu’on les répétait sans cesse.
Les progrès de la civilisation sont essentiellement caractérisés par une mise en question du « divin » et du «.mystère
», du prétendu sacré et de la « vérité » éternelle, c’est l’élimination
graduelle de l’abstrait auquel se substitue peu à peu le concret.
Autrement dit, les faits prennent le pas sur l’imaginaire, le savoir
sur l’ignorance, la lumière sur l’obscurité.
Le lent et difficile processus de libération de l’individu ne s’est pas
accompli avec l’aide de l’État. Au contraire, c’est en menant un combat
ininterrompu et sanglant que l’humanité a conquis le peu de liberté et
d’indépendance dont elle dispose, arraché des mains des rois, des tsars
et des gouvernements.
Le personnage héroïque de ce long Golgotha est celui de l’Homme. Seul
ou uni à d’autres, c’est toujours l’individu qui souffre et combat les
oppressions de toute sorte, les puissances qui l’asservissent et le
dégradent.
Plus encore, l’esprit de l’homme, de l’individu, est le premier à se rebeller contre l’injustice et l’avilissement.;
le premier à concevoir l’idée de résistance aux conditions dans
lesquelles il se débat. L’individu est le générateur de la pensée
libératrice, de même que de l’acte libérateur.
Et cela ne concerne pas seulement le combat politique, mais toute la
gamme des efforts humains, en tout temps et sous tous les cieux. C’est
toujours l’individu, l’homme avec sa puissance de caractère et sa
volonté de liberté qui ouvre la voie du progrès humain et franchit les
premiers pas vers un monde meilleur et plus libre ; en sciences, en
philosophie, dans le domaine des arts comme dans celui de l’industrie,
son génie s’élève vers des sommets, conçoit « l’impossible »,
matérialise son rêve et communique son enthousiasme à d’autres, qui
s’engagent à leur tour dans la mêlée. Dans le domaine social, le
prophète, le visionnaire, l’idéaliste qui rêve d’un monde selon son
cœur, illumine la route des grandes réalisations.
L’État, le gouvernement, quels qu’en soient la forme, le caractère,
qu’il soit autoritaire ou constitutionnel, monarchique ou républicain
fasciste, nazi ou bolchevik, est de par sa nature même conservateur,
statique, intolérant et opposé au changement. S’il évolue parfois
positivement c’est que, soumis à des pressions suffisamment fortes, il
est obligé d’opérer le changement qu’on lui impose, pacifiquement
parfois, brutalement le plus souvent, c’est-à-dire par les moyens
révolutionnaires. De plus, le conservatisme inhérent à l’autorité sous
toutes ses formes devient inévitablement réactionnaire. Deux raisons à
cela : la première c’est qu’il est naturel pour un gouvernement, non
seulement de garder le pouvoir qu’il détient, mais aussi de le
renforcer, de l’étendre et de le perpétuer à l’intérieur et à
l’extérieur de ses frontières. Plus forte est l’autorité, plus grands
l’État et ses pouvoirs, plus intolérable sera pour lui une autorité
similaire ou un pouvoir politique parallèle. La psychologie
gouvernementale impose une influence et un prestige en constante
augmentation, nationalement et internationalement, et il saisira toutes
les occasions pour les accroître. Les intérêts financiers et
commerciaux soutenant le gouvernement qui les représente et les sert
motivent cette tendance. La raison d’être fondamentale de tous les
gouvernements, sur laquelle les historiens des temps passés fermaient
volontairement les yeux, est si évidente aujourd’hui que les
professeurs eux-mêmes ne peuvent plus l’ignorer.
L’autre facteur, qui astreint les gouvernements à un conservatisme de
plus en plus réactionnaire, est la méfiance inhérente qu’il porte à
l’individu, la crainte de l’individualité. Notre système politique et
social ne tolère pas l’individu avec son besoin constant d’innovation.
C’est donc en état de « légitime défense » que le gouvernement opprime,
persécute, punit et parfois tue l’individu, aidé en cela par toutes les
institutions dont le but est de préserver l’ordre existant. Il a
recours à toutes les formes de violence et il est soutenu par le
sentiment «.d’indignation
morale » de la majorité contre l’hérétique, le dissident social, le
rebelle politique : cette majorité à qui on a inculqué depuis des
siècles le culte de l’État, qu’on a élevée dans la discipline,
l’obéissance et la soumission au respect de l’autorité, dont l’écho se
fait entendre à la maison, à l’école, à l’église et dans la presse.
Le meilleur rempart de l’autorité, c’est l’uniformité : la plus petite
divergence d’opinions devient alors le pire des crimes. La mécanisation
à grande échelle de la société actuelle entraîne un surcroît
d’uniformisation. On la trouve partout présente dans les habitudes, les
goûts, le choix des vêtements les pensées, les idées. Mais c’est dans
ce qu’on est convenu d’appeler « l’opinion publique » qu’on en trouve
le concentré le plus affligeant. Bien peu ont le courage de s’y
opposer. Celui qui refuse de s’y soumettre est aussitôt « bizarre,
différend, suspect », fauteur de troubles au sein de l’univers stagnant
et confortable de la vie moderne.
Plus encore sans doute que
l’autorité constituée, c’est l’uniformité sociale qui accable
l’individu. Le fait même qu’il soit « unique, différent » le sépare et
le rend étranger à son pays et même à son foyer — plus parfois que
l’expatrié dont les vues coïncident généralement avec celles des «
indigènes ». Pour un être humain sensible, il n’est pas suffisant de se
trouver dans son pays d’origine, pour se sentir chez lui, en dépit de
ce que cela suppose de traditions, d’impressions et de souvenirs
d’enfance, toutes choses qui nous sont chères. I1 est beaucoup plus
essentiel de trouver une certaine atmosphère d’appartenance, d’avoir
conscience de « faire corps » avec les gens et l’environnement, pour se
sentir chez soi, qu’il s’agisse de relations familiales, de relations
de voisinage ou bien de celles qu’on entretient dans la région plus
vaste qu’on appelle communément son pays. L’individu capable de
s’intéresser au monde entier ne se sent jamais aussi isolé, aussi
incapable de partager les sentiments de son entourage que lorsqu’il se
trouve dans son pays d’origine.
Avant la guerre, l’individu avait tout au moins la possibilité
d’échapper à l’accablement national et familial. Le monde semblait
ouvert à ses recherches, à ses élans, à ses besoins. Aujourd’hui, le
monde est une prison et la vie une peine de détention perpétuelle à
purger dans la solitude. Cela est encore plus vrai depuis l’avènement
de la dictature, celle de droite comme celle de gauche.
Friedrich Nietzsche qualifiait l’État de monstre froid. Comment
qualifierait-il la bête hideuse cachée sous le manteau de la dictature
moderne ? Non que l’État ait jamais alloué un bien grand champ d’action
à l’individu ; mais, les champions de la nouvelle idéologie étatique ne
lui accorde même plus le peu dont il disposait. «.L’individu
n’est rien », estiment-ils. Seule la collectivité compte. Ils ne
veulent rien moins que la soumission totale de l’individu pour
satisfaire l’appétit insatiable de leur nouveau dieu.
Curieusement, c’est au sein de l’intelligentsia britannique et
américaine qu’on trouve les plus farouches avocats de la nouvelle
cause. Pour le moment, les voilà entichés de la « dictature du
prolétariat ». En théorie seulement, bien sûr. Car, en pratique, ils
préfèrent encore bénéficier des quelques libertés qu’on leur accorde
dans leur pays respectif. Ils vont en Russie pour de courtes visites,
ou en tant que courtiers de la « révolution », mais ils se sentent tout
de même plus en sûreté chez eux.
D’ailleurs, ce n’est peut-être pas seulement le manque de courage qui
retient ces braves Britanniques et ces Américains dans leur propre
pays. Ils sentent, peut-être inconsciemment, que l’individu reste le
fait fondamental de toute association humaine et que, si opprimé et
persécuté qu’il soit, c’est lui qui vaincra à la longue.
Le « génie de l’homme » qui n’est autre qu’une façon différente de
qualifier la personnalité et son individualité, se fraie un chemin à
travers le labyrinthe des doctrines, à travers les murs épais de la
tradition et des coutumes, défiant les tabous, bravant l’autorité,
affrontant l’outrage et l’échafaud — pour être parfois comme prophète
et martyr par les générations suivantes. Sans ce « génie de l’homme »,
sans son individualité inhérente et inaltérable, nous en serions encore
à parcourir les forêts primitives.
Pierre Kropotkine a montré les résultats fantastiques qu’on peut
attendre lorsque cette force qu’est l’individualité humaine œuvre en
coopération avec d’autres. Le grand savant et penseur anarchiste a
pallié ainsi, biologiquement et sociologiquement, l’insuffisance de la
théorie darwinienne sur le combat pour l’existence. Dans son ouvrage
remarquable l’Entraide, Kropotkine montre que dans le règne animal
aussi bien que dans la société humaine, la coopération — par opposition
aux luttes intestines — œuvre dans le sens de la survivance et de
l’évolution des espèces. Il démontre que, au contraire de l’État
dévastateur et omnipotent, seules l’entraide et la coopération
volontaire constituent les principes de base d’une vie libre fondée sur
l’individu et l’association.
Pour le moment, l’individu n’est qu’un pion sur l’échiquier de la dictature et entre les mains des fanatiques de «.l’individualisme à l’américaine.».
Les premiers se cherchent une excuse dans le fait qu’ils sont à la
poursuite d’un nouvel objectif. Les seconds ne prétendent même pas être
des innovateurs. En fait, les zélateurs de cette «.philosophie.»
réactionnaire n’ont rien appris et rien oublié. Ils se contentent de
veiller à ce que survive l’idée d’un combat brutal pour l’existence,
même si la nécessité de ce combat a complètement disparu. Il est
évident qu’on perpétue celui-ci justement parce qu’il est inutile. La
soi-disant surproduction n’en est-elle pas la preuve ? La crise
économique mondiale n’est-elle pas l’éloquente démonstration que ce
combat pour l’existence ne doit sa survie qu’à l’aveuglement des
tenants du « chacun pour soi », au risque d’assister à
l’autodestruction du système.
L’une des caractéristiques insensées de cette situation, c’est
l’absence de relation entre le producteur et l’objet produit. L’ouvrier
moyen n’a aucun contact profond avec l’industrie qui l’emploie, il
reste étranger au processus de production dont il n’est qu’un rouage.
Et comme tel, il est remplaçable à tout moment par d’autres êtres
humains tout aussi dépersonnalisés.
Le travailleur qui exerce une profession intellectuelle ou libérale,
bien qu’il ait la vague impression d’être plus indépendant, n’est guère
mieux loti. Lui non plus n’a pas eu grand choix, ni plus de possibilité
de trouver sa propre voie dans sa branche d’activité, que son voisin le
travailleur manuel. Ce sont généralement des considérations
matérielles, un désir de prestige social qui déterminent l’orientation
de l’intellectuel. Vient s’ajouter à cela la tendance à embrasser la
carrière paternelle pour devenir instituteur, ingénieur, reprendre le
cabinet d’avocat ou de médecin, etc., car la tradition familiale et la
routine ne demandent ni gros efforts ni personnalité. En conséquence,
la majorité des gens sont mal insérés dans le monde du travail. Les
masses poursuivent péniblement leur route, sans chercher plus loin,
d’abord parce que leurs facultés sont engourdies par une vie de travail
et de routine ; et puis il leur faut bien gagner leur vie. On retrouve
la même trame dans les cercles politiques, peut-être avec, plus de
force. Il n’y est fait aucune place pour le libre choix, la pensée ou
l’activité indépendante. On n’y rencontre que des marionnettes tout
juste bonnes à voter et à payer les contributions.
Les intérêts de l’État et ceux de l’individu sont fondamentalement
antagonistes. L’État et les institutions politiques et économiques
qu’il a instaurés ne peuvent survivre qu’en façonnant l’individu afin
qu’ils servent leurs intérêts ; ils l’élèvent donc dans le respect de
la loi et de l’ordre, lui enseignent l’obéissance, la soumission et la
foi absolue dans la sagesse et la justice du gouvernement; ils exigent
avant tout le sacrifice total de l’individu lorsque l’État en a besoin,
en cas de guerre par exemple. L’État juge ses intérêts supérieurs à
ceux de la religion et de Dieu. Il punit jusque dans ses scrupules
religieux ou moraux l’individu qui refuse de combattre son semblable
parce qu’il n’y a pas d’individualité sans liberté et que la liberté
est la plus grande menace qui puisse peser sur l’autorité.
Le combat que mène l’individu dans des conditions aussi défavorables —
il en va souvent de sa vie — est d’autant plus difficile qu’il ne
s’agit pas, pour ses adversaires, de savoir s’il a tort ou raison. Ce
n’est ni la valeur ni l’utilité de sa pensée ou de son action qui
dresse contre lui les forces de l’État et de « l’opinion publique ».
Les persécutions contre l’innovateur, le dissident, le protestataire,
ont toujours été causées par la crainte que l’infaillibilité de
l’autorité constituée ne soit mise en question et son pouvoir sapé.
L’homme ne connaîtra la véritable liberté, individuelle et collective,
que lorsqu’il s’affranchira de l’autorité et de sa foi en elle.
L’évolution humaine n’est qu’un pénible cheminement dans cette
direction. Le développement, ce n’est en soi ni l’invention ni la
technique. Rouler à 150 km à l’heure n’est pas un signe de
civilisation. C’est à l’individu, véritable étalon social, que se
mesure notre degré de civilisation ; à ses facultés individuelles, à
ses possibilités d’être librement ce qu’il est ; de se développer et de
progresser sans intervention de l’autorité coercitive et omniprésente.
Socialement parlant, la civilisation et la culture se mesurent au degré
de liberté et aux possibilités économiques dont jouit l’individu ; à
l’unité et à la coopération sociale et internationale, sans restriction
légale ni autre obstacle artificiel ; à l’absence de castes
privilégiées ; à une volonté de liberté et de dignité humaine ; en
bref, le critère de civilisation, c’est le degré d’émancipation réelle
de l’individu.
L’absolutisme politique a été aboli parce que l’homme s’est aperçu, au
cours des siècles, que le pouvoir absolu est un mal destructeur. Mais
il en va de même de tous les pouvoirs, que ce soit celui des
privilèges, de l’argent, du prêtre, du politicien ou de la soi-disant
démocratie. Peu importe le caractère spécifique de la coercition s’il
revêt la couleur noire du fascisme, le jaune du nazisme ou le rouge
prétentieux du bolchevisme. Le pouvoir corrompt et dégrade aussi bien
le maître que l’esclave, que ce pouvoir soit aux mains de l’autocrate,
du parlement ou du soviet. Mais le pouvoir d’une classe est plus
pernicieux encore que celui du dictateur, et rien n’est plus terrible
que la tyrannie de la majorité.
Au cours du long processus historique, l’homme a appris que la division
et la lutte mènent à la destruction et que l’unité et la coopération
font progresser sa cause, multiplient ses forces et favorisent son
bien-être. L’esprit gouvernemental travaille depuis toujours à
l’encontre de l’application sociale de cette leçon fondamentale, sauf
lorsque l’État y trouve son intérêt. Les principes conservateurs et
antisociaux de l’État et de la classe privilégiée qui le soutient sont
responsables de tous les conflits qui dressent les hommes les uns
contre les autres. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui
commencent à voir clair, sous la surface de l’ordre établi. L’individu
se laisse moins aveugler par le clinquant des principes étatiques et
les « bienfaits » de « l’individualisme » préconisé par les sociétés
dites libérales. Il s’efforce d’atteindre les perspectives plus amples
des relations humaines que seule procure la liberté. Car la véritable
liberté n’est pas un simple chiffon de papier intitulé « constitution,
droit légal ou loi ». Ce n’est pas non plus une abstraction dérivée de
cette autre irréalité appelée « État ». Ce n’est pas l’acte négatif
d’être libéré de quelque chose ; car cette liberté-là n’est que la
liberté de mourir de faim. La vraie liberté est positive ; c’est la
liberté vers quelque chose, la liberté d’être, de faire et les moyens
donnés pour cela.
II ne peut alors s’agir d’un don, mais d’un droit naturel de l’homme, de tous les êtres humains.
Ce droit ne peut être accordé ou conféré par aucune loi, aucun
gouvernement. Le besoin, le désir ardent s’en fait sentir chez tous les
individus. La désobéissance à toutes les formes de coercition en est
l’expression instinctive. Rébellion et révolution sont des tentatives
plus ou moins conscientes pour se l’octroyer. Ces manifestations
individuelles et sociales sont les expressions fondamentales des
valeurs humaines. Pour nourrir ces valeurs, la communauté doit
comprendre que son appui le plus solide, le plus durable, c’est
l’individu. Dans le domaine religieux comme dans le domaine politique,
on parle d’abstractions tout en croyant qu’il s’agit de réalités. Mais
quand on en vient vraiment à traiter de choses concrètes, il semble que
la plupart des gens soient incapables d’y trouver un intérêt vital.
C’est peut-être que la réalité est par trop terre-à-terre, trop froide
pour éveiller l’âme humaine. Seuls les sujets différents, peu
ordinaires, soulèvent l’enthousiasme. Autrement dit, l’Idéal qui fait
jaillir l’étincelle de l’imagination et du cœur humain. Il faut quelque
idéal pour sortir l’homme de l’inertie et de la monotonie de son
existence et transformer le vil esclave en personnage héroïque.
C’est ici qu’intervient évidemment l’opposant marxiste dont le marxisme
— dépasse d’ailleurs celui de Marx lui-même. Pour celui-là, l’homme
n’est qu’une figurine aux mains de cette toute-puissance métaphysique
qu’on appelle déterminisme économique, plus vulgairement lutte des
classes. La volonté de l’homme, individuelle et collective, sa vie
psychique, son orientation intellectuelle, tout cela compte pour bien
peu de chose chez notre marxiste et n’affecte en rien ses conceptions
de l’histoire humaine.
Aucun étudiant intelligent ne nierait l’importance du facteur
économique dans le progrès social et le développement de l’humanité.
Mais seul un esprit obtus et obstinément doctrinaire se refusera à voir
le rôle important de l’idée, en tant que conception de l’imagination et
résultat des aspirations de l’homme.
Il serait vain et sans intérêt de tenter de comparer deux facteurs de
l’histoire humaine. Aucun facteur ne peut être considéré, à lui seul,
comme le facteur décisif de l’ensemble des comportements individuels et
sociaux. Nous sommes trop peu avancés en psychologie humaine, peut-être
même n’en saurons-nous jamais assez pour peser et mesurer les valeurs
relatives de tel ou tel facteur déterminant du comportement humain.
Formuler de tels dogmes, dans leurs connotations sociales, n’est que
fanatisme ; pourtant, on verra une certaine utilité dans le fait que
cette tentative d’interprétation politico-économique de l’histoire
prouve la persistance de la volonté humaine et réfute les arguments des
marxistes.
Heureusement, certains marxistes commencent à voir que leur Credo
n’est pas toute vérité ; après tout, Marx n’était qu’un être humain,
bien trop humain pour être infaillible. Les applications pratiques du
déterminisme économique en Russie ouvrent, actuellement, les yeux des
marxistes les plus intelligents. On peut voir, en effet, des
réajustements s’opérer au niveau des principes marxistes dans les rangs
socialistes et même dans les rangs communistes des pays européens. Ils
comprennent lentement que leur théorie n’a pas assez tenu compte de
l’élément humain, des Menschenainsi que le souligne un journal
socialiste. Aussi important soit-il, le facteur économique n’est
cependant pas suffisant pour déterminer à lui seul le destin d’une
société. La régénération de l’humanité ne s’accomplira pas sans
l’aspiration, la force énergétique d’un idéal.
Cet idéal, pour moi, c’est l’anarchie, qui n’a évidemment rien à voir
avec l’interprétation erronée que les adorateurs de l’État et de
l’autorité s’entendent à répandre. Cette philosophie jette les bases
d’un ordre nouveau fondé sur les énergies libérées de l’individu et
l’association volontaire d’individus libres.
De toutes les théories sociales, l’Anarchie est la seule à proclamer
que la société doit être au service de l’homme et non l’homme au
service de la société. Le seul but légitime de la société est de
subvenir aux besoins de l’individu et de l’aider à réalisa ses désirs.
Ce n’est qu’alors qu’elle se justifie et participe aux progrès de la
civilisation et de la culture. Je sais que les représentants des partis
politiques et les hommes qui luttent sauvagement pour le pouvoir me
taxeront d’anachronisme incorrigible. Eh bien, j’accepte joyeusement
cette accusation. C’est pour moi un réconfort de savoir que leur
hystérie manque d’endurance et que leurs louanges ne sont jamais que
temporaires.
L’homme aspire à se libérer de toutes les formes d’autorité et de
pouvoir et ce ne sont pas les discours fracassants qui l’empêcheront de
briser éternellement ses chaînes. Les efforts de l’homme doivent se
poursuivre et ils se poursuivront.
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