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En guise de conclusion
« Si
un homme blanc veut me lyncher, c’est son problème. S’il a le pouvoir
de me lyncher, c’est mon problème. Le racisme n’est pas une question
d’attitude ; c’est une question de pouvoir. Le racisme tire son
pouvoir du capitalisme. Donc, si vous êtes antiraciste, que vous en
soyez conscient ou non, vous devez être anticapitaliste. Le pouvoir du
racisme, le pouvoir du sexisme, vient du capitalisme, pas d’une
attitude. » Stokely Carmichael
J’aperçois déjà le visage de tous ceux qui me demanderont de préciser tel ou tel point, de condamner telle ou telle conduite.
Il est évident, je ne cesserai de le répéter, que l’effort de
désaliénation du docteur en médecine d’origine guadeloupéenne se laisse
comprendre à partir de motivations essentiellement différentes de celui
du nègre qui travaille à la construction du port d’Abidjan. Pour le
premier, l’aliénation est de nature presque intellectuelle. C’est en
tant qu’il conçoit la culture européenne comme moyen de se déprendre de
sa race, qu’il se pose comme aliéné. Pour le second, c’est en tant que
victime d’un régime basé sur l’exploitation d’une certaine race par une
autre, sur le mépris d’une certaine humanité par une forme de
civilisation tenue pour supérieure.
Nous ne poussons pas la naïveté jusqu’à croire que les appels à la
raison ou au respect de l’homme puissent changer le réel. Pour le nègre
qui travaille dans les plantations de canne du Robert [commune de la
Martinique], il n’y a qu’une solution : la lutte. Et cette lutte, il
l’entreprendra et la mènera non pas après une analyse marxiste ou
idéaliste, mais parce que, tout simplement, il ne pourra concevoir son
existence que sous les espèces d’un combat mené contre l’exploitation,
la misère et la faim.
Il ne nous viendrait pas à l’idée de demander à ces nègres de corriger
la conception qu’ils se font de l’histoire. D’ailleurs, nous sommes
persuadé que, sans le savoir, ils entrent dans nos vues, habitués
qu’ils sont à parler et à penser en termes de présent. Les quelques
camarades ouvriers que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Paris ne se
sont jamais posé le problème de la découverte d’un passé nègre. Ils
savaient qu’ils étaient noirs, mais, me disaient-ils, cela ne change
rien à rien.
En quoi ils avaient fichtrement raison.
À ce sujet, je formulerai une remarque que j’ai pu retrouver chez
beaucoup d’auteurs : l’aliénation intellectuelle est une création de la
société bourgeoise. Et j’appelle société bourgeoise toute société qui
se sclérose dans des formes déterminées, interdisant toute évolution,
toute marche, tout progrès, toute découverte. J’appelle société
bourgeoise une société close où il ne fait pas bon vivre, où l’air est
pourri, les idées et les gens en putréfaction. Et je crois qu’un homme
qui prend position contre cette mort est en un sens un révolutionnaire.
La découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVème siècle
ne me décerne pas un brevet d’humanité. Qu’on le veuille ou non, le
passé ne peut en aucune façon me guider dans l’actualité.
La situation que j’ait étudiée, on s’en est aperçu, n’est pas
classique. L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné,
le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père. J’ai
constamment essayé de révéler au Noir qu’en un sens il s’anormalise ;
au Blanc, qu’il est à la fois mystificateur et mystifié.
Le Noir, à certains moments, est enfermé dans son corps. Or, «
pour un être qui a acquis la conscience de soi et de son corps, qui est
parvenu à la dialectique du sujet et de l’objet, le corps n’est plus
cause de la structure de la conscience, il est devenu objet de
conscience. » Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
Le Noir, même sincère, est esclave du passé. Cependant, je suis un
homme, et en ce sens la guerre du Péloponèse est aussi mienne que la
découverte de la boussole. En face du Blanc, le Noir a un passé à
valoriser, une revanche à prendre ; en face du Noir, le Blanc
contemporain ressent la nécessité de rappeler la période
anthropophagique. Il y a quelques années, l’Association lyonnaise des
Étudiants de la France d’outre-mer me demandait de répondre à un
article qui littéralement faisait de la musique de jazz une irruption
du cannibalisme dans le monde moderne. Sachant où j’allais, je refusai
les prémices de l’interlocuteur et je demandai au défenseur de la
pureté européenne de se défaire d’un spasme qui n’avait rien de
culturel. Certains hommes veulent enfler le monde de leur être. Un
philosophe allemand avait décrit ce processus sous le nom de pathologie
de la liberté. En l’occurrence, je n’avais pas à prendre position pour
la musique noire contre la musique blanche, mais à aider mon frère à
abandonner une attitude qui n’avait rien de bénéfique.
Le problème envisagé ici se situe dans la temporalité. Seront
désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer
dans la Tour substantialisée du Passé. Pour beaucoup d’autres nègres,
la désaliénation naîtra, par ailleurs, du refus de tenir l’actualité
pour définitive.
Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre.
Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue.
Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque
fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son
semblable, je me suis senti solidaire de son acte.
En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle.
En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation
nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne
veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir.
Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre
qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui
devenait, à plus d’un titre, impossible de respirer.
Quand on se rappelle les récits des sergents de carrière qui, en 1938,
décrivaient le pays des piastres et des pousse-pousse, des boys et des
femmes à bon marché, on ne comprend que trop la fureur avec laquelle se
battent les hommes du Viet-Minh.
Un camarade, aux côtés duquel je m’étais trouvé durant la dernière
guerre, est revenu d’Indochine. Il m’a mis au courant de beaucoup de
choses. Par exemple de la sérénité avec laquelle de jeunes Vietnamiens
de seize ou dix-sept ans tombaient devant un peloton d’exécution. Une
fois, me dit-il, nous fûmes obligés de tirer dans la position du tireur
à genoux : les soldats tremblaient devant ces jeunes « fanatiques ». En
conclusion, il ajoutait : « La guerre que nous avons faite ensemble
n’était qu’un jeu à côté de ce qui se passe là-bas. »
Vues d’Europe, ces choses sont incompréhensibles. Certains arguent
d’une prétendue attitude asiatique devant la mort. Mais ces philosophes
de bas étage ne convainquent personne. Cette sérénité asiatique, les «.voyous.» du Vercors et les «.terroristes.» de la Résistance l’ont manifestée pour leur compte il n’y a pas si longtemps.
Les Vietnamiens qui meurent devant le peloton d’exécution n’espèrent
pas que leur sacrifice permettra la réapparition d’un passé. C’est au
nom du présent et de l’avenir qu’ils acceptent de mourir.
Si à un moment la question s’est posée pour moi d’être effectivement
solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis
engagé envers moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon
existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur la
terre, de peuples asservis.
Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire
n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. Depuis longtemps, le ciel
étoilé qui laissait Kant pantelant nous a livré ses secrets. Et la loi
morale doute d’elle-même.
En tant qu’homme, je m’engage à affronter le risque de l’anéantissement
pour que deux ou trois vérités jettent sur le monde leur essentielle
clarté.
Sartre a montré que le passé, dans la ligne d’une attitude
inauthentique, « prend » en masse et, solidement charpenté, informe
alors l’individu. C’est le passé transmué en valeur. Mais je peux aussi
reprendre mon passé, le valoriser ou le condamner par mes choix
successifs.
Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin.
Et il est blanc. Il y a de cela longtemps, le Noir a admis la
supériorité indiscutable du Blanc, et tous ses efforts tendent à
réaliser une existence blanche.
N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIème siècle ?
Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ?
Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ?
Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race.
Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la
cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma
race.
Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens
qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître.
Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués.
Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc.
Je me découvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde
où l’on me réclame de me battre ; un monde où il est toujours question
d’anéantissement ou de victoire.
Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent de
silence ; dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit.
Non, je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc.
Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me
renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir.
Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela…
Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant
peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce « Y a
bon banania » qu’il persiste à imaginer.
Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain.
Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix.
Je ne veux pas être la victime de la Ruse d’un monde noir.
Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres.
Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche.
Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent.
Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.
Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence.
Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement.
Je suis solidaire de l’Etre dans la mesure où je le dépasse.
Et nous voyons, à travers un problème particulier, se profiler celui de
l’Action. Placé dans ce monde, en situation, « embarqué » comme le
voulait Pascal, vais-je accumuler des armes ?
Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des négriers du XVIIème siècle ?
Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la Culpabilité dans les âmes ?
La douleur morale devant la densité du Passé ? Je suis nègre et des
tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats
ruissellent sur mes épaules.
Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit
d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas
le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé.
Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères.
Pour beaucoup d’intellectuels de couleur, la culture européenne
présente un caractère d’extériorité. De plus, dans les rapports
humains, le Noir peut se sentir étranger au monde occidental. Ne
voulant pas faire figure de parent pauvre, de fils adoptif, de rejeton
bâtard, va-t-il tenter fébrilement de découvrir une civilisation nègre ?
Que surtout l’on nous comprenne. Nous sommes convaincu qu’il y aurait
un grand intérêt à entrer en contact avec une littérature ou une
architecture nègres du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous serions
très heureux de savoir qu’il exista une correspondance entre tel
philosophe nègre et Platon. Mais nous ne voyons absolument pas ce que
ce fait pourrait changer dans la situation des petits gamins de huit
ans qui travaillent dans les champs de canne en Martinique ou en
Guadeloupe.
Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché.
La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes.
Je suis mon propre fondement.
Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté.
Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé.
Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part.
Sont, encore aujourd’hui, d’organiser rationnellement cette
déshumanisation. Mais moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me
devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me
cantonner dans un monde de réparations rétroactives.
Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose :
Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais
l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un
autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où
qu’il se trouve.
Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.
Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de
leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique
communication. Avant de s’engager dans la voix positive, il y a pour la
liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son
existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contingence. Le
malheur de l’homme est d’avoir été enfant.
C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par
une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les
conditions d’existence idéales d’un monde humain.
Supériorité ? Infériorité ?
Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ?
Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ?
À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience.
Mon ultime prière :
O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! |