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– I –
Il n’est pas rare que le succès aille à l’imposture en portant au
pouvoir un personnage d’importance nulle. Macron en est l’exemple, et
probablement le plus flagrant depuis longtemps. Il n’est pas rare non
plus, ce qui réconforte, qu’une apparente réussite, louée par une
presse sans âme ni intelligence, finisse par tourner aussi mal que
possible. Au grotesque pour l’imposteur ou au bain de sang pour les
gueux qui ont révélé l’imposture. L’inconnue qui demeure, c’est la
manière dont se conclura le tout. Car l’histoire peut passer l’éponge
quand elle devrait vider le seau. Et plus souvent que nécessaire. D’où
cet incertain qui guette.
– II –
Il faut être aveugle ou sourd, ou les deux à la fois, pour ne pas
comprendre que la démocratie représentative ne représente plus rien :
ni la forme de démocratie qu’elle est censée organiser, ni le peuple
qui lui en a donné mandat. Tous ses masques sont tombés les uns après
les autres : celui de son efficacité, de sa vertu, de sa défense de
l’intérêt général. Le dernier en date, celui de sa légitimité, celle
que lui conféreraient ses représentés, mise à mal d’élection en
élection, vient d’être jeté aux puits des chimères par la gigantesque
vague abstentionniste – autour de 68% – du dernier scrutin en date
avant échéance présidentielle. Désormais, cette démocratie
représentative de rien apparaît clairement pour ce que, de fait, elle
est : la forme politique d’un régime oligarchique géré par un appareil
d’État qui, lui-même, est à sa botte et ne gouverne que pour défendre
ses intérêts. Au prix même de l’organisation de la guerre civile.
– III –
Le macronisme aura au moins eu cet avantage de rendre si visible la
bassesse de ses intentions que, quels que soient les coups tordus qu’il
prépare, aucun faux-nez ne la dissimule plus. Il y a du pathétique dans
sa clique. Elle rame sans accoster nulle part, comme hantée par une
idéologie en déshérence contre laquelle, de partout et de nulle part,
se lèvent des colères que, dans sa folle croyance d’avoir
définitivement gagné la partie, le néo-libéralisme – cette forme de
capitalisme total – a porté, porte ou portera à incandescence.
– IV –
À partir du moment où la démocratie représentative ne représente, pour
le coup, rien d’autre que cette part de méfiance sécessionniste et
légitime qui semble s’emparer des ex-électeurs, tous les partis,
sectes, clans ou factions qui, d’une façon ou d’une autre, s’en
réclament, sont exposés au désaveu, c’est-à-dire au risque, sitôt élus,
d’être déclarés illégitimes par l’expression populaire. Car si Macron a
prouvé qu’on pouvait être président à 24% – et même le croire –,
c’était sans oublier de préparer sa fuite à Varennes au plus chaud de
l’insurrection des Gilets jaunes. Depuis, il ne parade que convoyé sous
bonne garde policière, dans des villages Potemkine méticuleusement
choisis et préalablement vidés de ses habitants. À la moindre erreur de
vigilance de ses services, il risque au moins une petite baffe. À la
mesure de son glorieux score.
– V –
Aussi honnie que celles de politicien et de flic, la profession
d’éditorialiste mainstream a sombré depuis longtemps dans le discrédit
le plus total. Sa constance dans le mensonge et la mauvaise foi, sa
disqualification de toute forme de résistance au désordre du monde, sa
bassesse propagandiste, ses affects autoritaristes sont à la mesure de
la panique qu’elle éprouve à l’idée de l’effondrement d’un système qui
la fait grassement vivre à la mesure de ses ambitions de passe-plat de
l’obscénité régnante. Aveugle et stupide, elle s’est déjà condamnée aux
poubelles de l’histoire, celle dont personne ne la sortira.
– VI –
Ce qui progresse, c’est l’idée qu’aucune gauche de transformation n’est
désormais en capacité de nous redonner l’air qui nous manque, et donc
qu’il ne sert plus à rien de céder à l’illusion. Ce qui monte, c’est la
nécessité de se déprendre des anciens mécanismes de reproduction de
l’illusoire, la volonté diffuse de sortir de l’espace de la pensée
close, le désir de décider ici et maintenant des formes plurielles,
inventives et conjuguées que prendront nos assauts concertés contre une
société mourante qui favorise l’extrême richesse de quelques-uns et
condamne les autres à l’épuisement, la déréliction ou la paupérisation
sans que jamais les porte-voix du capitalisme total ne corrèlent les
effets et les causes. Ce qui sourd et remonte d’écho en écho, c’est la
conviction que rien ne nous sauvera que nous-mêmes de l’effondrement
social qui menace, de la désespérance qu’il engendrera et des
cauchemars historiques qu’une telle défaite radicale pourrait réactiver.
– VII –
Les adeptes du sociétal, en marche comme sa « République », nous diront
que c’est faire là peu de cas de la complexité, des données objectives,
des subjectivités en conflit, des aspirations d’une jeunesse urbaine
supposément gagnée au nomadisme et à l’ubérisation du monde. Grand bien
leur fasse ! C’est ce monde, précisément, qui craque de partout et qui
va finir par nous péter à la gueule, ce monde infâme de l’illimitation
du capital, de la crise permanente, de l’épuisement de l’imaginaire,
des écrans du malheur, de la climatisation des neurones, de la guerre
de tous contre tous, du retour de la peste religieuse, de l’ineffable
ennui qui nous sclérose aux terrasses de la survie diminuée qu’on nous
vend comme indépassable. Rien de tout cela ne peut ouvrir une
perspective sauf à avoir abdiqué toute aspiration à reprendre le
pouvoir sur nos vies.
– VIII –
Depuis que l’économie a colonisé les esprits, aucune pensée critique
n’a d’effet qui contente de répéter les anciennes formules de la
dialectique du maître et de l’esclave. Le réel, c’est le monde de
l’économie totale, celui qu’elle nous impose comme devant déterminer
nos us, nos coutumes, nos désirs, nos affects, nos manières d’être des
êtres d’avoir et d’en être ravis. Dans ce dispositif totalitaire, celui
qui n’a rien n’est rien. On ne le tolère que comme invisible. Et, isolé
dans son univers, il finit par se convaincre de sa qualité de
surnuméraire. Plus il s’immerge dans le concret de son malheur social,
plus il s’isole. Et plus il s’isole, plus il s’aliène, comme perdant
définitif, à l’idéologie des gagnants. Il n’y a pas là de servitude
volontaire, mais le résultat d’un long processus qui fait de l’homme
brisé le responsable de son malheur. On l’appelle et il vient pour la
corvée : quelques pizzas à livrer dans la nuit glaciale d’un hiver qui
lui a gelé le cœur. Il faut qu’il trouve la chaleur d’un rond-point
occupé par des Gilets jaunes pour que tout s’inverse dans sa tête et
que, de but en blanc, il comprenne que le monde de l’économie totale
est un monde de tueurs qu’il faut détruire avant qu’il ne nous asphyxie
un à un.
– IX –
C’est au-delà de soi et de nos identités politiques propres qu’il faut
dorénavant chercher et trouver des raisons de multiplier des pratiques
horizontales, locales et globales, susceptibles de desserrer l’étau de
l’invivable devenir-monde que le capital à son stade actuel de folle
accumulation nous promet. En ce sens tout ce qui, par la voie de la
sécession ou du retrait, contribue à l’enrayer, ne serait-ce qu’à la
marge, est bon à prendre. De même, aucune critique conséquente de la
marchandisation du monde ne peut, aujourd’hui, se passer d’une attitude
claire sur la nécessité de se déprendre des fausses solutions de
rechange que génèrent le capitalisme lui-même – dans sa version verte
anti-fossile, par exemple –, et sa sphère politique – dans la
pseudo-revitalisation «.citoyenne.»
de la démocratie représentative. Voter, ce n’est plus seulement
abdiquer, c’est aussi relégitimer la forme la plus fossile de
délégation de pouvoir et le refus du mandat impératif.
– X –
Mais tout cela, qui est à portée de vouloir et ne dépend que de nous,
ne suffira pas à inverser le rapport des forces. Car le macronisme a
amplement prouvé comment la démocratie représentative était capable
d’accoucher, sur la base d’un vote de consensus «.antifasciste.»
de second tour, d’un régime policier au bilan répressif inégalé. Aucune
stratégie de sortie du capitalisme ne saurait donc éviter de se poser,
à terme, la question des modalités que devra prendre l’affrontement
avec la milice armée du capital qu’est devenue la police « républicaine
». Les Gilets jaunes ont, certes, réinventé le courage dans
l’engagement, mais celui-ci n’a pas suffi à faire plier les nervis en
uniforme. Reste à se doter collectivement d’audace, de capacités
d’invention et d’intelligence stratégique pour pousser plus loin le
bouchon de l’insoumission civile organisée – la vraie, s’entend. C’est
à ce prix que nous gagnerons le pain et les roses. |