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*Le texte de cette préface, rédigé pour la première édition
d’Animal Farm (1945), ne fut pas publié à l’époque et ne figure pas
dans l’édition anglaise des Essais. Il a été inclus dans l’édition
illustrée parue en 1995, à l’occasion du 50e anniversaire de l’ouvrage (N.d.T).
L’idée de ce livre, ou plutôt de son thème central, m’est venue pour
la première fois en 1937, mais c’est seulement vers la fin de l’année
1943 que j’ai entrepris de l’écrire. Lorsqu’il fut terminé, il était
évident que sa publication n’irait pas sans difficultés (malgré
l’actuelle pénurie de livres, qui fait « vendre » à peu près tout ce
qui en présente l’apparence) et, de fait, il fut refusé par quatre
éditeurs. Seul l’un d’entre eux avait à cela des motifs idéologiques.
Deux autres publiaient depuis des années des ouvrages hostiles à la
Russie, et le quatrième n’avait aucune orientation politique
particulière. L’un de ces éditeurs avait d’ailleurs commencé par
accepter le livre, mais il préféra, avant de s’engager formellement,
consulter le ministère de l’Information ; lequel s’avère l’avoir mis en
garde contre une telle publication ou, du moins, la lui avoir fortement
déconseillée. Voici un extrait de la lettre de cet éditeur.:
« J’ai mentionné la réaction dont m’a fait part un fonctionnaire
haut placé du ministère de l’Information quant à la publication d’Animal Farm.
Je dois avouer que cet avis m’a fait sérieusement réfléchir. […] Je
m’aperçois que la publication de ce livre serait à l’heure actuelle
susceptible d’être tenue pour particulièrement mal avisée. Si cette
fable avait pour cible les dictateurs en général et les dictatures dans
leur ensemble, sa publication ne poserait aucun problème, mais, à ce
que je vois, elle s’inspire si étroitement de l’histoire de la Russie
soviétique et de ses deux dictateurs qu’elle ne peut s’appliquer à
aucune autre dictature. Autre chose.: la fable perdrait de son
caractère offensant si la caste dominante n’était pas représentée par
les cochons. Je pense que ce choix des cochons pour incarner la caste
dirigeante offensera inévitablement beaucoup de gens et, en
particulier, ceux qui sont quelque peu susceptibles, comme le sont
manifestement les Russes. »
Ce genre d’intervention constitue un symptôme inquiétant. Il n’est
certes pas souhaitable qu’un service gouvernemental exerce une
quelconque censure (sauf pour des motifs relevant de la sécurité
nationale, comme tout le monde l’admet en temps de guerre) sur des
livres dont la publication n’est pas financée par l’État. Mais le
principal danger qui menace aujourd’hui la liberté de pensée et
d’expression n’est pas l’intervention directe du ministère de
l’Information ou de tout autre organisme officiel.
Si les éditeurs et les directeurs de journaux s’arrangent pour que
certains sujets ne soient pas abordés, ce n’est pas par crainte des
poursuites judiciaires, mais par crainte de l’opinion publique. La
lâcheté intellectuelle est dans notre pays le pire ennemi qu’ait à
affronter un écrivain ou un journaliste, et ce fait ne semble pas avoir
reçu toute l’attention qu’il mérite.
Tout
individu de bonne foi, ayant une expérience du journalisme, sera
d’accord pour reconnaître qu’au cours de cette guerre la censure
officielle ne s’est pas montrée particulièrement tatillonne. On ne nous
a pas imposé le genre de «.coordination.»
totalitaire à laquelle nous pouvions raisonnablement nous attendre. La
presse a certains griefs légitimes, mais dans l’ensemble le
gouvernement a fait preuve d’une tolérance étonnante envers les
opinions minoritaires. Ce qu’il y a de plus inquiétant dans la censure
des écrits en Angleterre, c’est qu’elle est pour une bonne part
volontaire. Les idées impopulaires peuvent être étouffées et les faits
gênants passés sous silence, sans qu’il soit besoin pour cela d’une
interdiction officielle.
Quiconque a vécu quelque temps dans un pays étranger a pu
constater comment certaines informations, qui normalement auraient dû
faire les gros titres, étaient ignorées par la presse anglaise, non à
la suite d’une intervention du gouvernement, mais parce qu’il y avait
eu un accord tacite pour considérer qu’il «.ne fallait pas.»
publier de tels faits. En ce qui concerne la presse quotidienne, cela
n’a rien d’étonnant. La presse anglaise est très centralisée et
appartient dans sa quasi-totalité à quelques hommes très fortunés qui
ont toutes les raisons de se montrer malhonnêtes sur certains sujets
importants. Mais le même genre de censure voilée est également à
l’œuvre quand il s’agit de livres et de périodiques, ou encore de
pièces de théâtre, de films ou d’émissions de radio. Il y a en
permanence une orthodoxie, un ensemble d’idées que les bien-pensants
sont supposés partager et ne jamais remettre en question. Dire telle ou
telle chose n’est pas strictement interdit, mais cela «.ne se fait pas.», exactement comme à l’époque victorienne cela «.ne se faisait pas.» de prononcer le mot «.pantalon.» en présence d’une dame. Quiconque défie l’orthodoxie en place se voit réduit au
silence avec une surprenante efficacité. Une opinion qui va à
l’encontre de la mode du moment aura le plus grand mal à se faire
entendre, que ce soit dans la presse populaire ou dans les périodiques
destinés aux intellectuels.
Ce qu’exige à l’heure actuelle l’orthodoxie en place, c’est une
admiration sans réserve pour la Russie. Tout le monde le sait, et
presque tout le monde s’y plie. Il est pratiquement impossible de faire
imprimer aucune critique sérieuse du régime soviétique, ni aucune
information que le gouvernement soviétique préférerait occulter. Et
cette conspiration à l’échelle de tout le pays pour flatter l’allié
russe se déroule dans le climat général de réelle tolérance
intellectuelle. Car si nous n’avons pas le droit de critiquer le
gouvernement soviétique, nous sommes du moins à peu près libres de
critiquer le nôtre. Il n’y aura presque personne pour publier un texte
contre Staline, mais on peut s’en prendre à Churchill en toute
sécurité, du moins dans un livre ou un périodique. Et tout au long de
ces cinq années de guerre, dont deux ou trois où nous avons combattu
pour la survie de notre pays, d’innombrables livres, brochures et
articles favorables à une paix de compromis ont été publiés sans que la
censure officielle n’intervienne et sans même que cela suscite
tellement d’hostilité.
Tant que le prestige de l’URSS n’est pas en cause, le principe de la
liberté d’expression reste à peu près respecté. Il y a d’autres sujets
tabous –.j’en mentionnerai certains plus loin.–, mais l’attitude
dominante envers l’URSS est de loin le symptôme le plus inquiétant.
Elle est en effet spontanée et étrangère à l’action d’un quelconque
groupe de pression.
La servilité avec laquelle la plupart des intellectuels anglais ont
gobé et répété la propagande russe depuis 1941 serait proprement
ahurissante s’ils n’en avaient pas donné auparavant d’autres exemples,
en diverses occasions. Sur tous les sujets épineux, les uns après les
autres, la version des Russes a été acceptée sans examen pour être
ensuite propagée avec un parfait mépris pour la vérité historique ou
l’honnêteté intellectuelle.
Pour ne donner qu’un seul exemple, la BBC a célébré le 25e
anniversaire de l’Armée rouge sans même mentionner le nom de Trotski.
Cela revenait à peu près à célébrer la bataille de Trafalgar sans
parler de Nelson, mais aucun intellectuel anglais ne jugea bon de
protester.
Au cours des luttes intestines qui se sont déroulées dans divers
pays occupés, la presse anglaise a presque chaque fois pris fait et
cause pour la faction soutenue par les Russes et calomnié la faction
rivale, n’hésitant pas à occulter certains faits quand il le fallait.
Cela fut particulièrement flagrant dans le cas du colonel Mihajlovic,
le chef des tchetniks yougoslaves. Les Russes, dont le protégé en
Yougoslavie était le maréchal Tito, accusèrent Mihajlovic de
collaboration avec les Allemands. Cette accusation fut aussitôt reprise
par la presse anglaise.: on refusa aux partisans de Mihajlovic la
possibilité d’y répondre, et les faits qui la démentaient furent tout
simplement passés sous silence.
En juillet 1943, les Allemands offrirent une récompense de cent
mille couronnes-or pour la capture de Tito, et la même somme pour celle
de Mihajlovic. La presse anglaise fit ses gros titres avec la nouvelle
que la tête de Tito était ainsi mise à prix, mais il n’y eut qu’un seul
journal pour mentionner, très discrètement, que celle de Mihajlovic
l’était également.; et les accusations de collaboration avec les
Allemands continuèrent comme avant.
Lors de la guerre d’Espagne, il se produisit des épisodes très
semblables.: les journaux de gauche anglais n’hésitèrent pas à
calomnier les organisations du camp républicain que les Russes étaient
décidés à écraser, et refusèrent de publier toute mise au point, même
dans leur courrier des lecteurs. Et aujourd’hui, non seulement les
critiques de l’URSS les plus fondées sont tenues pour blâmables, mais
leur existence même est dans certains cas occultée. Il en a été ainsi,
par exemple, d’une biographie de Staline que Trotski avait rédigée peu
de temps avant sa mort. On peut supposer qu’il ne s’agissait pas là
d’un ouvrage parfaitement objectif, mais du moins son succès en
librairie était-il assuré.
Le livre, publié par un éditeur américain, était déjà imprimé – je
crois que les exemplaires de presse avaient même été envoyés – quand
l’URSS entra dans la guerre. La sortie du livre fut aussitôt annulée.
Et quoique l’existence d’un tel ouvrage et son retrait de la vente
fussent à coup sûr des informations méritant qu’on leur consacrât
quelques lignes, l’affaire n’eut pas droit à la moindre mention dans la
presse anglaise.
Il importe de faire la distinction entre la censure que les
intellectuels anglais s’imposent volontairement à eux-mêmes et celle
qui leur est parfois imposée par des groupes de pression. On sait que
certains sujets ne peuvent être abordés en raison des intérêts
économiques en jeu – le cas le plus connu étant celui de l’évident
racket pharmaceutique. Par ailleurs, l’Église catholique exerce dans la
presse une influence considérable et parvient dans une certaine mesure
à faire taire la critique. Un scandale auquel est mêlé un prêtre
catholique n’est presque jamais livré à la publicité, mais si c’est un
prêtre anglican qui est en cause (par exemple le recteur de Stiffkey),
la nouvelle fait la une des journaux. Il est fort rare qu’on voie sur
scène ou dans un film quoi que ce soit qui s’en prenne au catholicisme.
N’importe quel acteur vous dira qu’une pièce ou un film qui attaque
l’Église catholique ou la tourne en dérision se verra boycotté par la
presse et sera très probablement un échec.
Mais ce genre de choses est sans gravité, ou du moins
compréhensible. Toute organisation puissante veillera du mieux qu’elle
peut à ses intérêts, et il n’y a rien à dire contre la propagande, tant
qu’elle se donne pour telle. On ne saurait pas plus attendre du Daily Worker qu’il publie des informations nuisibles au prestige de l’URSS qu’on ne saurait attendre du Catholic Herald qu’il s’en prenne au pape. Mais en tout cas aucun individu conscient ne peut se méprendre sur ce que sont le Daily Worker et le Catholic Herald.
Ce qui est beaucoup plus inquiétant c’est que, dès qu’il s’agit de
l’URSS et de sa politique, on ne saurait attendre des journalistes et
des écrivains libéraux – qui ne sont pourtant l’objet d’aucune pression
directe pour les amener à se taire – qu’ils expriment une critique
intelligente Ou même qu’ils fassent simplement preuve d’une honnêteté
élémentaire. Staline est intouchable, et il est hors de question de
discuter sérieusement certains aspects de sa politique. Cette règle a
été presque universellement respectée depuis 1941, mais elle était
entrée en vigueur dix ans auparavant, et avait été suivie beaucoup plus
largement qu’on ne le croit parfois. Tout au long de ces années, il
était difficile de se faire entendre quand on soumettait le régime
soviétique à une critique de gauche. Il y avait bien une quantité
considérable d’écrits hostiles à la Russie, mais presque tous, rédigés
du point de vue conservateur, étaient manifestement malhonnêtes,
périmés et inspirés par les motifs les plus sordides.
On
trouvait en face une masse tout aussi considérable, et
presque aussi malhonnête, de propagande prorusse, et quiconque essayait
d’aborder des questions cruciales de façon adulte se retrouvait victime
d’un boycott de fait. Certes vous pouviez toujours publier un livre
antirusse, mais c’était avec l’assurance de voir vos positions ignorées
ou travesties par la quasi-totalité des magazines intellectuels. On
vous avertissait, tant publiquement qu’en privé, que cela « ne se
faisait pas ». Ce que vous disiez était peut-être vrai, mais c’était «
inopportun » et cela « faisait le jeu » de tel ou tel intérêt
réactionnaire.
Pour défendre une telle attitude, on invoquait en général la
situation internationale et le besoin urgent d’une alliance
anglo-russe ; mais il était manifeste qu’il s’agissait là d’une
justification pseudo-rationnelle. Pour les intellectuels anglais, ou
pour nombre d’entre eux, l’URSS était devenue l’objet d’une allégeance
de type nationaliste, et la moindre mise en doute de la sagesse de
Staline les atteignait au plus profond d’eux-mêmes comme un blasphème.
Ce qui se passait en Russie était jugé selon d’autres critères que ce
qui se passait ailleurs. Des gens qui s’étaient battus toute leur vie
contre la peine de mort pouvaient applaudir la tuerie sans fin des
purges de 1936-1938, et ceux qui se faisaient un devoir de parler de la
famine en Inde s’en faisaient également un de ne pas parler de celle
d’Ukraine. Tout cela existait déjà avant la guerre, et le climat
intellectuel n’est certainement pas meilleur à l’heure actuelle.
Mais revenons-en maintenant au livre que j’ai écrit. La réaction
qu’il provoquera chez la plupart des intellectuels anglais sera fort
simple : « Il n’aurait pas dû être publié.». Les critiques littéraires
rompus à l’art de dénigrer ne l’attaqueront évidemment pas d’un point
de vue politique, mais littéraire : ils diront que c’est un livre
ennuyeux, stupide, pour lequel il est malheureux d’avoir gâché du
papier. Cela est bien possible, mais il ne s’agit manifestement pas là
du fond de l’affaire. On ne dit pas d’un livre qu’il « n’aurait pas dû
être publié » pour cette seule raison qu’il est mauvais. Après tout,
des tonnes d’immondices paraissent chaque jour sans que personne ne
s’en soucie.
Les intellectuels anglais, ou la plupart d’entre eux, seront
hostiles à ce livre sous prétexte qu’il diffame leur Chef et nuit,
selon eux, à la cause du progrès. Dans le cas contraire, ils ne
trouveraient rien à y redire, même si ses défauts littéraires étaient
dix fois plus flagrants qu’ils ne le sont. Comme le montre, par
exemple, le succès qu’a eu le Left Book Club pendant quatre ou cinq
années, ils sont tout à fait prêts à faire bon accueil à des livres à
la fois grossièrement injurieux et littérairement bâclés, pourvu que
ces livres leur disent ce qu’ils ont envie d’entendre.
Le problème que cela soulève est des plus simple.: toute opinion, aussi impopulaire et même aussi insensée soit-elle, est-elle en droit de se faire entendre.? Si vous posez ainsi la question, il n’est guère d’intellectuel anglais qui ne se sente tenu de répondre.: «.Oui.» Mais si vous la posez de façon plus concrète et demandez.: « .Qu’en est-il d’une attaque contre Staline.? Est-elle également en droit de se faire entendre.?.», la réponse sera le plus souvent.: « .Non.» Car dans ce cas l’orthodoxie en vigueur se trouve mise en cause, et le principe de la liberté d’expression n’a plus cours.
Évidemment, réclamer la liberté d’expression n’est pas réclamer une
liberté absolue. Il faudra toujours, ou du moins il y aura toujours,
tant qu’existeront des sociétés organisées, une certaine forme de
censure. Mais la liberté, comme disait Rosa Luxemburg, c’est «.la
liberté pour celui qui pense différemment. .» Voltaire exprimait le même
principe avec sa fameuse formule.: «.Je déteste ce que vous dites.; je
défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire.». Si la liberté de
pensée, qui est sans aucun doute l’un des traits distinctifs de la
civilisation occidentale, a la moindre signification, elle implique que
chacun ait droit de dire et d’imprimer ce qu’il pense être la vérité, à
la seule condition que cela ne nuise pas au reste de la communauté de
quelque façon évidente. Aussi bien la démocratie capitaliste que les
variantes occidentales du socialisme ont jusqu’à récemment considéré ce
principe comme hors de discussion. Notre gouvernement, comme je l’ai
déjà signalé, affecte encore dans une certaine mesure de le respecter.
Les gens ordinaires –.en partie, sans doute, parce qu’ils n’accordent
pas assez d’importance aux idées pour se montrer intolérants à leur
sujet.– soutiennent encore plus ou moins que «.chacun est libre d’avoir
ses idées .». C’est seulement, ou du moins c’est principalement, dans
l’intelligentsia littéraire et scientifique, c’est-à-dire parmi les
gens mêmes qui devraient être les gardiens de la liberté, que l’on
commence à mépriser ce principe, en théorie aussi bien qu’en pratique.
L’un des phénomènes propres à notre époque est le reniement des
libéraux. Au-delà et en dehors de l’affirmation marxiste bien connue
selon laquelle la « .liberté bourgeoise.» est une illusion, il existe un
penchant très répandu à prétendre que la démocratie ne peut être
défendue que par des moyens totalitaires. Si on aime la démocratie,
ainsi raisonne-t-on, on doit être prêt à écraser ses ennemis par
n’importe quel moyen. Mais qui sont ses ennemis.? On s’aperçoit
régulièrement que ce ne sont pas seulement ceux qui l’attaquent
ouvertement et consciemment, mais aussi ceux qui la mettent
«. objectivement.» en danger en diffusant des théories erronées.
En d’autres termes, la défense de la démocratie passe par la
destruction de toute liberté de pensée. Cet argument a par exemple
servi à justifier les purges russes. Aussi fanatique fût-il, aucun
russophile ne croyait vraiment que toutes les victimes étaient
réellement coupables de tout ce dont on les accusait.; mais en
défendant des idées hérétiques, elles avaient «.objectivement .» nui au
régime, et il était donc parfaitement légitime non seulement de les
mettre à mort, mais aussi de les discréditer par des accusations
mensongères. Le même argument a servi, pendant la guerre d’Espagne, à
justifier les mensonges consciemment débités par la presse de gauche
sur les trotskistes et d’autres groupes minoritaires du camp
républicain. Et il a encore servi de prétexte à glapir contre l’habeas corpus quand Mosley fut relâché en 1943.
Ces gens ne comprennent pas que ceux qui prônent des méthodes
totalitaires s’exposent à les voir un jour utilisées contre eux.: si
emprisonner des fascistes sans procès devient une pratique courante, il
n’y a aucune raison pour que par la suite ce traitement leur reste
réservé. Peu après que le Daily Worker eut été autorisé à
reparaître, je faisais une conférence dans un collège d’ouvriers du sud
de Londres. Le public était composé de gens appartenant à la classe
ouvrière et à la classe moyenne la plus pauvre –.des gens ayant une
certaine formation intellectuelle, comme ceux que l’on pouvait
rencontrer dans les réunions du Left Book Club. Ma conférence avait
porté sur la liberté de la presse et, quand elle fut finie, à ma grande
surprise, plusieurs auditeurs se levèrent pour me demander si je ne
pensais pas que c’était une grave erreur d’avoir permis la reparution
du Daily Worker. Quand je leur eus demandé en quoi, ils me
répondirent que c’était un journal à la loyauté duquel on ne pouvait se
fier, et qui ne devait donc pas être toléré en temps de guerre. Je me
suis ainsi retrouvé en train de défendre le Daily Worker, journal qui s’est plus d’une fois employé à me calomnier.
Mais comment ces gens avaient-ils acquis cette tournure d’esprit
totalitaire ? C’étaient très certainement les communistes eux-mêmes qui
la leur avaient inculquée.! La tolérance et l’honnêteté sont
profondément enracinées en Angleterre, mais elles ne sont pas pour
autant indestructibles, et leur survie demande entre autres qu’on y
consacre un effort conscient. En prêchant des doctrines totalitaires,
on affaiblit l’instinct grâce auquel les peuples libres savent ce qui
est dangereux et ce qui ne l’est pas.
Le
cas de Mosley le montre bien. En 1940, il était parfaitement justifié
d’interner Mosley, qu’il ait ou non commis un crime quelconque du point
de vue strictement juridique. Nous luttions pour notre survie et nous
ne pouvions nous permettre de laisser libre de ses mouvements un homme
tout disposé à jouer les Quisling. En 1943, le garder sous les verrous
sans procès était un déni de justice. L’aveuglement général à ce sujet
fut un symptôme inquiétant, même s’il est vrai que l’agitation contre
la libération de Mosley fut en partie factice et en partie
l’expression, sous ce prétexte, de mécontentements d’une autre nature.
Mais l’actuelle généralisation de modes de pensée fascistes ne
doit-elle pas être attribuée dans une certaine mesure à «.l’antifascisme.»
de ces dix dernières années et à l’absence de scrupules qui l’a
caractérisé.? Il importe de bien comprendre que la présente russomanie
n’est qu’un symptôme de l’affaiblissement général de la tradition
libérale occidentale. Si le ministère de l’Information était intervenu
pour interdire effectivement la parution de ce livre, la plupart des
intellectuels anglais n’auraient rien vu là d’inquiétant. L’allégeance
inconditionnelle envers l’URSS étant l’orthodoxie en vigueur, dès lors
que les intérêts supposés de l’URSS sont en cause, ces intellectuels
sont prêts à tolérer non seulement la censure mais la falsification
délibérée de l’histoire.
En voici un exemple. À la mort de John Reed, l’auteur de Ten Days that Shook the World
– témoignage de première main sur les tout débuts de la révolution
russe – le copyright de son livre devint la propriété du parti
communiste anglais, auquel, je suppose, il l’avait légué. Quelques
années plus tard, après avoir détruit tous les exemplaires de la
première édition sur lesquels ils avaient pu mettre la main, les
communistes anglais publièrent une version falsifiée d’où avait disparu
toute mention de Trotski, ainsi d’ailleurs que l’introduction rédigée
par Lénine.
S’il avait encore existé en Angleterre des intellectuels radicaux,
cette falsification aurait été exposée et dénoncée dans tous les
magazines littéraires du pays. Les choses étant ce qu’elles sont, il
n’y eut pas de protestations ou pratiquement pas. Aux yeux de nombreux
intellectuels anglais, cette façon d’agir n’avait rien que de très
normal. Et cette acceptation de la pure et simple malhonnêteté a une
signification bien plus profonde que la vénération de la Russie qui se
trouve être en ce moment à la mode. Il est fort possible que cette
mode-là ne dure guère. D’après tout ce que je sais, il se peut que,
lorsque ce livre sera publié, mon jugement sur le régime soviétique
soit devenu l’opinion généralement admise. Mais à quoi cela
servira-t-il.? Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas
nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à
l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non
avec le disque qui passe à un certain moment.
Je connais par cœur les divers arguments contre la liberté de pensée
et d’expression – ceux selon lesquels elle ne peut exister, et ceux
selon lesquels elle ne doit pas exister. Je me contenterai de dire que
je ne les trouve pas convaincants, et que c’est une conception tout
opposée qui a inspiré notre civilisation pendant une période de quatre
siècles. Depuis une bonne dizaine d’années, je suis convaincu que le
régime instauré en Russie est une chose essentiellement funeste, et je
revendique le droit de le dire alors même que nous sommes alliés à
l’URSS dans une guerre que je souhaite victorieuse. S’il me fallait me
justifier à l’aide d’une citation, je choisirais ce vers de Milton :
« By the known rules of ancient liberty (Selon les règles admises de l’antique liberté).
Le mot « antique » met en évidence le fait que la liberté de pensée
est une tradition profondément enracinée, sans doute indissociable de
ce qui fait la spécificité de la civilisation occidentale. Nombre de
nos intellectuels sont en train de renier cette tradition. Ils ont
adopté la théorie selon laquelle ce n’est pas d’après ses mérites
propres mais en fonction de l’opportunité politique qu’un livre doit
être publié ou non, loué ou blâmé. Et d’autres, qui en réalité ne
partagent pas cette manière de voir, l’acceptent par simple lâcheté.
C’est ainsi, par exemple, qu’on n’a guère entendu les pacifistes
anglais, pourtant nombreux et bruyants, s’en prendre au culte
actuellement voué au militarisme russe. Selon eux, toute violence est
condamnable et, à chaque étape de la guerre, ils nous ont pressés de
baisser les bras ou du moins de conclure une paix de compromis. Mais
combien s’en est-il trouvé pour émettre l’idée que la guerre est tout
aussi condamnable quand c’est l’Armée rouge qui la fait.? Apparemment
les Russes sont en droit de se défendre, mais nous commettons un péché
mortel quand nous en faisons autant.
Une telle contradiction ne peut s’expliquer que par la crainte de
couper les ponts avec la grande masse de l’intelligentsia anglaise,
dont le patriotisme a pour objet l’URSS plutôt que l’Angleterre. Je
sais que les intellectuels anglais ont toutes sortes de motifs à leur
lâcheté et à leur malhonnêteté, et je n’ignore aucun des arguments à
l’aide desquels ils se justifient. Mais qu’ils nous épargnent du moins
leurs ineptes couplets sur la défense de la liberté contre le fascisme.
Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté
de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Les gens
ordinaires partagent encore vaguement cette idée, et agissent en
conséquence. Dans notre pays – il n’en va pas de même partout : ce
n’était pas le cas dans la France républicaine, et ce n’est pas le cas
aujourd’hui aux États-Unis –, ce sont les libéraux qui ont peur de la
liberté et les intellectuels qui sont prêts à toutes les vilenies
contre la pensée. C’est pour attirer l’attention sur ce fait que j’ai
écrit cette préface.
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