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Tolstoï
a récemment lancé un manifeste. La presse de tous les pays a reproduit
le document, qui parle de l’horreur de la guerre et du bonheur qui
attend les hommes dès qu’ils voudront bien conformer leur conduite aux
préceptes de l’Évangile.
Comme le manifeste arrive des steppes les plus glacées de la Sibérie ;
comme on est hanté, en le lisant, par l’image du saint homme qui, pour
mettre sa vie d’accord avec ses convictions, se dépouilla de tout et se
soumit, lui et sa famille, à une complète pauvreté ; comme on ne peut
oublier que l’écrivain, en raison des opinions dangereuses qu’il
exprima, fut exilé par le Tsar dans un désert au climat meurtrier ;
comme on sait qu’il mourra bientôt, martyr de la vérité, dans
l’isolement et la misère – on ne peut toucher sans émotion le papier où
furent imprimées ses pensées.
Papier qui fut payé par combien d’heures de travail forcé dans la hutte
désolée par le froid ! Encre qu’acheta goutte à goutte la fabrication
d’innombrables paires de bottes, et qui coula, charriant les idées, à
la lueur d’une chandelle que l’appétit du grand proscrit sut sacrifier
au sentiment du devoir… Les larmes vous viennent aux yeux… Le dégoût
vous monte à la gorge. – Voilà un vieux scélérat qui comme penseur
n’existe pas, qui ne fut jamais qu’un artiste de dixième ordre et qui
doit sa réputation, exclusivement, à sa richesse ; voilà un vieux
coquin dont l’ambition déçue et l’impuissance enfin réalisée ont fait
le pontife de toutes les castrations ; voilà un vieux crétin, maquillé
en prophète et accroupé dans la puante caverne du Passé, qui se permet
de donner des avis au Présent et des conseils au Futur ! On le laisse
faire : on le laisse dire. Les peuples, chapeaux bas, écoutent sa
parole de mensonge. Les troupeaux l’encouragent, l’applaudissent, le
vénèrent…
Hommes libres ! un coup de pied à cette ordure !
Ce Tolstoï, c’est l’incarnation de la Sottise, de la Lâcheté et de
l’Hypocrisie. Il a renoncé à sa fortune, il l’a passée à sa femme. Il a
fait vœu de pauvreté ; et il vit dans des palais. Il travaille
manuellement, et les visiteurs sont reçus dans une chambre où de vieux
cuirs tirent la langue à des bottes éculées. Il croit à l’égalité ; et
il s’habille en paysan. Il a pitié des malheureux ; mais il vit de leur
travail et ses énormes revenus sont payés, aussi, par l’horrible
servitude des pauvres. Il est le père des misérables ; et c’est un
Riche.
C’est le plus ignoble des Riches. C’est Tartufe millionnaire, prêchant
la résignation et la patience à ses victimes, écrivant pour elles des
dissertations religioso-humanitaires et des romans mélodramatiques à
moralités abrutissantes, et faisant des signes de croix sur son or
avant de l’enfermer dans ses coffres…
Tolstoï, bouffi du christianisme, ce ne sont pas des tranches de bottes
que ton tranchet taille dans le cuir ; ce sont des lanières de knouts.
Tolstoï, ta barbe de missionnaire pacifique encadre une bouche d’agent
du tsar ; si tes momeries ne servaient point le tyran, faux bonhomme,
il y a longtemps qu’il t’aurait envoyé en Sibérie ou à la potence.
Tolstoï, sacristain kalmouk, ta main gauche sonne l’angélus de
l’abdication tandis que ta main droite, armée par les despotes, écarte
ceux qui voudraient empoigner la corde pour sonner le toscin. Tolstoï,
blague vivante, il est temps que les honnêtes gens te jettent la vérité
à la figure, et t’envoient leur pointure au derrière.
L’encyclique lancée par ce pape de l’infamie est le résumé de ses
doctrines empoisonnées. Ne tuez pas ! s’écrie-t-il. Pas de sang ! Pas
de violence ! Le bien finira par triompher. Ne résistez pas ! Ne tuez
pas ! – C’est-à-dire : souffrez, acceptez tout, résignez-vous à la
volonté du ciel, priez pour ceux qui vous persécutent…
« Méthodes du XIIIe siècle », dit le Times, qui reproduit le document
et qui, n’étant pas publié pour les foules, n’est pas tenu d’approuver
et peut se permettre un sourire. Mais ce ne sont pas les méthodes du
XIIIe siècle. C’est justement le contraire. Au Moyen Âge, tout ce qui
était humain, utile à l’homme, et voulait durer, devait accepter la
livrée de l’Église ; les sciences, les arts, la logique, la
philosophie, s’affubler de la cagoule. Aujourd’hui, l’Église, battue,
se couvre d’un déguisement humanitaire ; elle prétend laisser là les
dogmes, ne retenir que la morale, l’esprit bienfaisant ; elle colle sur
sa face de gouge le masque du Dévouement à l’Humanité. Montrer le
chemin du ciel ne prend plus. La superstition se camoufle en guide du
bonheur terrestre.
Tolstoï, grand-prêtre de la Couardise, mène la danse. Derrière ce
malfaiteur, grouillent et se trémoussent des êtres échappés de tous les
séminaires, vomis par tous les égouts. Partout, mais principalement
dans les milieux révolutionnaires, on les entend réciter les litanies
du renoncement et de la patience. Ils se faufilent parmi les révoltés,
semant le découragement, excitant les défiances, émasculant les
énergies. Parmi les groupes d’hommes qui cherchent à briser les fers de
la servitude, on voit passer des silhouettes louches, des faces
glabres, des yeux lavés, des bouches en diagonale, des doigts crochus
et bénisseurs, des barbes inquiétantes d’apôtres de maisons centrales,
des gestes vagues… Qu’est-ce que ça vient faire parmi les révoltés,
tout ça ? Pourquoi les laisse-t-on venir, là, exhiber librement
l’horreur de l’appareil à fausse couche qui leur sert de gueule ?
On parle de tolérance. Pas de tolérance pour l’ennemi ! Et l’ennemi,
Révoltés, c’est celui qui prône la patience et la résignation, celui
qui rejette l’emploi de la violence. L’ennemi, c’est celui qui dit
qu’il ne faut pas tuer, et qu’il faut attendre.
Attendre ! Le travailleur crève comme un chien dans le ruisseau ;
attendez. Le fainéant prospère et le charlatan s’engraisse ; attendez.
L’atroce pauvreté force la femme à se vendre ; attendez. L’enfant,
entre le fouet de la famille et la férule de l’école, est dressé au
métier de bête de somme ; attendez. Les inventeurs, les grands hommes,
meurent méconnus et désespérés ; attendez. La folie s’abat sur un
écrivain comme Henry Fèvre ; la noce vile abrutit les riches, la misère
étrangle les pauvres ; attendez.
Attendre quoi ? – Après l’épouvantable mystification du XIXe siècle,
qu’y a-t-il à attendre ? Rappelez-vous les espoirs que firent naître à
son début les grandes découvertes qui allaient accomplir le travail de
l’homme, le libérer, supprimer le paupérisme, donner le bien-être à
tous… Et voyez ce qu’est Aujourd’hui. Cent ans de misère, d’attente
vaine, de désespoir. Cent ans pendant lesquels les efforts héroïques
des révoltés sont restés stériles parce que les masses ont écouté les
endormeurs, ont cru aux infamies du christianisme, ont cru qu’il ne
fallait pas tuer – et ont lâchement laissé égorger les révolutionnaires
qui combattaient pour le bonheur commun.
Attendre quoi ? – Ne sommes-nous rangés en bataille, à présent, les
pauvres d’un côté et les riches de l’autre ? Tous les pauvres savent
que, s’ils souffrent, c’est à cause de l’existence des riches. Tous les
riches savent que, s’ils jouissent, c’est à cause de l’existence des
pauvres. Est-il un seul Riche qui ne sache pourquoi il mange ? Est-il
un seul Pauvre qui ignore pourquoi il est mangé ? – Voilà l’heure où
toutes les hypocrisies s’effondrent. Les Franchises se manifestent,
s’imposent. On ne peut plus dire : « Je ne sais pas. » Il va falloir
oser dire : « J’ai peur. »
Et c’est pourquoi la crapule tolstoïo-chrétienne arrive. Elle offre des
excuses aux lâches qui n’osent pas dire : « J’ai peur. » L’évangile n’a
pas été bien compris jusqu’ici, dit cette canaille ; étudions-le ;
prenons notre temps ; rien ne presse ; les préceptes du divin maître
nous indiqueront la voie.
Si je voulais discuter avec ces coquins, je leur dirais que leur divin
maître, avant de prononcer le sermon sur la montagne, prit soin de
nourrir la multitude ; et qu’ils devraient l’imiter. – Mais ils
préfèrent imiter Judas ; et, comme lui, je la leur souhaite courte et
bonne — leur corde.
Il faut chasser cette canaille dans les églises, en attendant qu’on les
brûle. Voilà dix-huit siècles que l’humanité râle sur le chevalet de
votre doux Jésus. C’est assez. À la voirie, ce christianisme qui nous
vient d’un pigeon et qui n’a jamais produit que de la volaille !
Religion de paix… Est-ce la paix que nous voulons, nous ? Non ! C’est
la guerre, la guerre sans quartier contre un ordre de choses qui
nécessite la guerre. Pour que la paix existe, il faut que la guerre,
d’abord, ne soit plus possible. La fraternité, dit Blanqui, c’est
l’impossibilité de tuer son frère.
« Soyons pacifiques ! » déclarent en faux-bourdon les Sociétés de Paix
de d’Arbitrage. Autre espèce de canaille. Il va falloir attraper cette
bande de marguilliers par les oreilles, en France et en Angleterre, et
lui mettre le nez dans sa crotte. « Établissons la paix et l’arbitrage
sur la terre, sans porter atteinte aux conditions sociales d’à présent.
» C’est à vous faire crever de rire. M. d’Estournelles [1] l’Inconstant
bat la grosse caisse ; et l’on voit rouler, à la grande joie des
financiers, le vieil omnibus du pacifisme, Frédéric Passy-Bourse. –
Attendez un peu, charlatans ; nous allons arrêter vos comptes. Et vous
irez – en paix – au tonnerre de Dieu !
« La paix viendra d’en bas », dit Domela Nieuwenhuis ; et Bakounine
aussi l’a dit. Oui, d’en bas ; non seulement du peuple, mais de la
terre. De la terre, le bien naturel de tout homme, qui cessera d’être
monopolisée. Notre misère et notre servitude viennent de là : de
l’esclavage de la terre. Notre liberté viendra de la liberté de la
terre. Tout ce qui vient de la terre est libre. Tout ce qui vient du
ciel est servile, hiérarchisé ; une religion, c’est les pasteurs et les
troupeaux ; c’est le militarisme. Le Militarisme est une religion.
Et, si nous rejetons les dogmes et les morales des théologiens, même
revus et corrigés par le gibier de potence auquel le mouchard russe
donne le mot d’ordre, il nous faut aussi envoyer dinguer les dogmes et
les morales des pontifes d’une anarchie d’outre-tombe. Sans ces
grotesques théoriciens, comme disait Yvetot, beaucoup de gens seraient
déjà venus à nous qui s’abstiennent. Nous n’avons que faire de toutes
ces sottises. – De la morale ? En voici : notre devoir vis-à-vis de nos
semblables, c’est d’avoir l’œil sur eux ; notre devoir vis-à-vis de
nous-mêmes, c’est de vivre aussi bien que possible ; notre devoir
vis-à-vis des générations à venir, c’est de ne pas nous présenter à
elles comme des idiots.
Hâtons-nous d’en finir avec cette question du ventre, qui devrait être
résolue depuis longtemps. La faim est un anachronisme. Tout être humain
peut aujourd’hui vivre heureux. Que cela soit ! Satisfaisons nos
estomacs, de suite. Et nous nous occuperons de nos cerveaux.
Une politique nouvelle, franche, simple et logique, balaye toujours les
politiques de l’hypocrisie et de la stagnation ; une politique
révolutionnaire qui préconise l’emploi de la force intelligente ; qui
oppose violence à violence ; qui déclare la guerre brutale à la guerre
sournoise et silencieuse que les Riches font aux Pauvres ; et qui
envoie au diable – en attendant qu’elle les envoie à la lanterne – tous
les Judas du Pacifisme.
Une nouvelle Internationale lie les peuples les uns aux autres. Pour
l’action commune, peut-être ; et, en tout, cas, pour empêcher que les
dirigeants d’autres nations prennent en flanc, avec leurs troupeaux
d’esclaves, le pays qui commencera l’action. L’entente est
internationale ; mais on agira nationalement. Les pauvres iront
reconquérir la patrie qu’on leur a volée. Aujourd’hui, parce qu’un
homme est un travailleur, n’est pas riche – parce qu’il n’est pas un
voleur –, il n’a pas de patrie. Les lois font du producteur un
sans-patrie. C’est monstrueux. Le Riche seul, le vaurien et le
criminel, le Riche seul a une patrie.
Et lorsque le Pauvre s’insurge contre cet épouvantable monopole de l’Or
volé, on envoie l’Armée contre lui, pour le fusiller. – Eh bien ! Il
faut non seulement que l’Armée cesse de tirer sur les travailleurs,
mais il faut qu’elle tire sur les brigands qui veulent les égorger.
Voilà le devoir de l’Armée nationale. Es-tu le travailleur, ou es-tu le
parasite, qui compte dans son pays, qui fait sa force et sa grandeur ?
– Assassins, vous n’osez répondre.
Le devoir de l’Armée nationale est de protéger la nation. Les
travailleurs forment la nation. Les riches en sont la vermine.
Quiconque frappe un travailleur commet le crime de lèse-patrie.
Quiconque frappe un parasite a bien mérité de la patrie. Les parasites
doivent mourir. Avec eux seulement disparaîtra le fléau du Militarisme
; avec eux seulement disparaîtront les causes de haines entre nations.
On ne connaîtra plus « ces multitudes de choses mouvantes et sans cœur
que les esclaves appellent des hommes », comme écrit Shelley ; mais la
terre libre, enfin, connaîtra l’homme libre. – Encore un effort,
camarades – et vive l’Internationale antimilitariste des Travailleurs !
Notes
[1]
Paul, Henri, Benjamin Balluat, baron de Constant de Rebecque
d’Estournelles de Constant (1852-1924). Il fit l’apologie de la
conquête de la Tunisie dès 1891 et reçut, en 1909, le prix Nobel de la
Paix.
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