Georges Darien

On m’élève !

- Extrait du roman Le Voleur, chap. II -

   Ce que je méprise, c’est l’existence que je mène, moi ; que je suis condamné à mener pendant des années encore. Instruction, éducation. On m’élève. Oh ! l’ironie de ce mot-là !

   Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?... On m’incite à suivre les bons exemples ; parce qu’il n’y a que les mauvais qui vous décident à agir. On m’apprend à ne pas tromper les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m’inocule la raison — ils appellent ça comme ça — juste à la place du cœur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés ; on m’enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérite d’avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelque chose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Le crâne déprimé par le casque d’airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables. J’aurai du savoir-vivre. Je regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais défense de la vivre. J’aurai peur. Car il n’y a qu’une chose qu’on m’apprenne ici, je le sais ! On m’apprend à avoir peur.

   Pour que j’aie bien peur des autres et bien peur de moi, pour que je sois un lieu-commun articulé par la résignation et un automate de la souffrance imbécile, il faut que mon être moral primitif, le moi que je suis né, disparaisse. Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri, enseveli. Si j’en ai besoin plus tard, de mon caractère — pour me défendre, si je suis riche et pour attaquer, si je suis pauvre — il faudra que je l’exhume. Il revivra tout à coup, le vieil homme qui sera mort en moi — et tant pis pour moi si c’est un épouvantail qui gisait sous la dalle ; et tant pis pour les autres si c’est un revenant dont le suaire ligotait les poings crispés, et qui a pleuré dans la tombe !

   Et souvent, il n’y a plus rien derrière la pierre du sépulcre, La bière est vide, la bière qu’on ouvre avec angoisse. Et quelquefois, c’est plus lugubre encore.

   Les rivières claires qui traversent les villes naissantes... On jette un pont dessus, d’abord ; puis deux, puis trois ; puis on les couvre entièrement. On n’en voit plus les flots limpides ; on n’en entend plus le murmure ; on en oublie même l’existence. Dans la nuit que lui font les voûtes, entre les murs de pierre qui l’étreignent, le ruisseau coule toujours, pourtant. Son eau pure, c’est de la fange ; ses flots qui chantaient au soleil grondent dans l’ombre ; il n’emporte plus les fleurs des plantes, il charrie les ordures des hommes. Ce n’est plus une rivière ; c’est un égout.

   Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoir deviné la tendance malfaisante d’un système qui poursuit, avec le knout du respect, l’unité dans la platitude. L’enfant a l’orgueil de sa personnalité et le fier entêtement de ce qu’on appelle ses mauvais instincts. L’ironie n’est pas rare chez lui ; et il se venge par sa moquerie, toujours juste, du personnage ou de la doctrine qui cherche à peser sur lui. Mais la raillerie n’est pas assez forte pour la lutte. De là ce mélange de douceur et d’amertume, de patience et de méchanceté, de confiance large et de doute pénible que je remarque chez plusieurs de mes camarades — toujours enfants très heureux ou très malheureux dans leurs familles — et qui se résout dans une tristesse noire et une inquiétude nostalgique. Non, le sarcasme ne suffit point. Ce n’est pas en secouant ses branches que le jeune arbre peut se débarrasser de la liane qui l’étouffe ; il faut une hache pour couper la plante meurtrière, et cette hache, c’est la Nécessité qui la tient. C’est elle qui m’a délivré. Il y a une chose que je sais et qu’aucun de mes camarades ne sait encore : je sais qu’il faut vivre.