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Georges Orwell Le socialisme et lĠindustrialisation - Anne 1937 - |
Pri
dĠexpliquer pourquoi les gens intelligents se trouvent si souvent de
lĠautre ct de la barricade, le socialiste invoquera en gnral des
raisons de bas intrt, conscientes ou inconscientes, la conviction non
fonde que le socialisme ne peut pas Ç.marcher.È,
ou la simple peur des horreurs et dsagrments inhrents la priode
rvolutionnaire prcdant lĠinstauration du socialisme. Tout ceci a
certes son importance, mais il ne manque pas dĠindividus insensibles
des considrations de cet ordre et qui nĠen sont pas moins rsolument
hostiles au socialisme. SĠils rejettent le socialisme, cĠest pour des
raisons spirituelles ou Ç.idologiques.È. Leur refus nĠest pas dict par lĠide que Ç.a ne peut pas marcher.È,
mais au contraire par la crainte que a marche trop bien. Ce quĠils
redoutent, ce nĠest pas les vnements qui peuvent venir troubler le
cours de leur vie, mais ce qui se passera dans un futur loign, quand
le socialisme sera devenu une ralit. Il mĠa trs rarement t donn de rencontrer un socialiste convaincu capable de comprendre que les gens rflchis puissent tre en dsaccord avec lĠobjectif vers lequel semble tendre le socialisme. Le marxiste, en particulier, ne veut voir l quĠune manifestation de sentimentalit bourgeoise. En rgle gnrale, les marxistes ne sont pas trs habiles pour ce qui est de lire dans les penses de leurs adversaires ; sĠil en tait autrement, la situation en Europe ne serait peut-tre pas aussi critique quĠelle lĠest aujourdĠhui. En possession dĠune technique qui, semble-t-il, fournit rponse tout, ils ne se soucient gure de chercher savoir ce qui se passe dans la tte des autres. Je citerai ici un exemple pour mieux me faire comprendre. Se rfrant la thorie largement diffuse Ñ et qui en un sens est certainement vraie Ñ selon laquelle le fascisme est un produit du communisme, M..N..A..Holdaway, un des auteurs marxistes les plus solides que nous ayons, crit ce qui suit : Ç
La lgende cule du communisme conduisant au fascismeÉ LĠlment de
vrit quĠelle comporte, le voil : lĠapparition dĠune activit
communiste avertit les classes dirigeantes que les partis travaillistes
dmocratiques ne sont plus mme de tenir en coupe rgle la classe
ouvrire, et que la dictature capitaliste doit ds lors prendre une
autre forme pour se perptuer. È
On voit ici o le bt blesse. Ayant dcel la cause conomique cache du fascisme, lĠauteur pose comme allant de soi que lĠaspect spirituel de la question est dnu dĠimportance. Le fascisme est dpeint comme une manÏuvre de la Ç.classe dirigeante.È, ce quĠil est effectivement en substance. Mais ceci explique uniquement lĠattirance que le fascisme peut exercer sur les capitalistes. Que dire des millions de gens qui ne sont pas des capitalistes, qui, sur le plan matriel, nĠont rien attendre du fascisme, qui bien souvent sĠen rendent parfaitement compte, et qui pourtant sont fascistes.? De toute vidence, leur choix est purement idologique. SĠils se sont jets dans les bras du fascisme, cĠest uniquement parce que le communisme sĠest attaqu, ou a paru sĠattaquer, des valeurs (patriotisme, religion) qui ont des racines plus profondes que la raison conomique. Et en ce sens, il est parfaitement exact que le communisme fait le lit du fascisme. Il est navrant que les communistes sĠobstinent sortir des lapins conomiques de chapeaux idologiques. En un sens, cela a bien pour effet de rvler la vrit, mais avec cette consquence annexe que la propagande communiste manque pour lĠessentiel son but. CĠest cette raction de rejet intellectuel lĠgard du socialisme, telle quĠelle se manifeste surtout chez les esprits rceptifs, que je veux tudier dans ce chapitre. Cette analyse sera assez longue dans la mesure o la raction en question est trs largement rpandue, trs puissante, et presque totalement nglige par les penseurs socialistes. La premire chose signaler, cĠest que le concept de socialisme est aujourdĠhui quasiment indissociable du concept de machinisme. Le socialisme est, fondamentalement, un credo urbain. Il a connu un dveloppement sensiblement parallle celui de lĠindustrialisme, il a toujours plong ses racines dans le proltariat des villes, lĠintelligentsia des villes, et il est douteux quĠil puisse surgir dans une socit qui ne serait pas une socit industrielle. Si lĠon prend lĠindustrialisme comme fait de dpart, lĠide du socialisme se prsente tout naturellement lĠesprit, tant donn que la proprit prive nĠest tolrable que si chaque individu (ou famille, ou toute autre unit de base) peut vivre selon une certaine forme dĠautarcie. Mais lĠindustrialisme a pour effet dĠempcher lĠindividu de se suffire lui-mme, ne serait-ce quĠun bref moment. LĠindustrialisme, ds quĠil dpasse un certain seuil (plac dĠailleurs assez bas), doit conduire une forme de collectivisme. Pas forcment au socialisme, bien entendu : on peut concevoir quĠil dbouche sur lĠtat esclavagiste que le fascisme semble annoncer. Et lĠinverse est galement vrai. Le machinisme appelle le socialisme, mais le socialisme en tant que systme mondial implique le machinisme, puisquĠil sous-entend certaines exigences incompatibles avec le mode de vie primitif. Il exige, par exemple, une intercommunication constante et un change perptuel de marchandises entre les diffrents points du globe. Il exige un certain degr de centralisation. Il exige un niveau de vie sensiblement gal pour tous les tres humains et, sans doute, une certaine uniformit dans lĠducation. Nous pouvons en conclure quĠune Terre o le socialisme serait devenu une ralit devrait tre au moins aussi mcanise que les tats-Unis dĠaujourdĠhui, et vraisemblablement beaucoup plus. En tout cas, aucun socialiste nĠoserait sĠinscrire en faux contre cette affirmation. Le monde socialiste est toujours prsent comme un monde totalement mcanis, strictement organis, aussi troitement tributaire de la machine que les civilisations antiques pouvaient lĠtre des esclaves. Jusque l, tout va trs bien, ou trs mal, comme lĠon voudra. Parmi les gens qui rflchissent, beaucoup, pour ne pas dire la majorit, ne nourrissent aucun penchant particulier pour la civilisation des machines, mais tout tre sain dĠesprit est bien forc de reconnatre quĠil serait aujourdĠhui aberrant de vouloir mettre les machines la ferraille. Le malheur, cĠest que le socialisme, tel quĠil est gnralement prsent, charrie avec lui lĠide dĠun progrs mcanique conu non pas comme une tape ncessaire mais comme une fin en soi Ñ je dirais presque comme une nouvelle religion. Cela saute aux yeux quand on considre tout le battage orchestr autour des ralisations mcaniques de la Russie sovitique (les tracteurs, le barrage sur le Dniepr, etc.). Karel Capek pingle fort bien le phnomne dans la terrible fin de son roman R.U.R. (RossumĠs Universal Robots), o lĠon voit les robots, ayant extermin le dernier reprsentant de la race humaine, proclamer leur intention de Ç.construire beaucoup de maisons.È (pour le seul plaisir dĠen construire, sans plus). Les individus les mieux disposs lĠgard du socialisme sont en mme temps ceux qui se pment dĠenthousiasme devant le progrs mcanique en tant que tel. Et cela est si vrai que la plupart des socialistes sont incapables dĠadmettre quĠon puisse avoir une opinion contraire. En rgle gnrale, lĠargument le plus fort quĠils trouvent vous opposer consiste dire que la mcanisation du monde actuel nĠest rien compare ce que lĠon verra quand le socialisme aura triomph. L o il y a aujourdĠhui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tches aujourdĠhui effectues manuellement seront alors excutes par la machine. Tout ce que lĠon fabrique aujourdĠhui avec du cuir, du bois ou de la pierre sera fait de caoutchouc, de verre ou dĠacier. Il nĠy aura plus de dsordre, plus de gaspillage, plus de dserts, plus dĠanimaux sauvages, plus de mauvaise herbe, on aura oubli la maladie, la pauvret, la souffrance, etc. Le monde socialiste sĠannonce avant tout comme un monde ordonn, un monde fonctionnel. Mais cĠest prcisment cette vision dĠun futur la Wells, dĠun futur nickel qui rebute les esprits rceptifs. Il est remarquer que cette conception essentiellement pantouflarde du progrs nĠest pas un article inamovible de la doctrine socialiste. Mais on en est venu la considrer comme telle, avec ce rsultat que le conservatisme viscral existant lĠtat latent chez toute sorte de gens ne demande quĠ se mobiliser contre le socialisme. Tout individu lĠesprit rceptif connat des moments o il se prend douter de la machine et mme, dans une certaine mesure, des sciences physiques. Mais il importe de bien distinguer les motifs, trs diffrents suivant les poques, dĠhostilit au machinisme et la science, et de ne pas se laisser abuser par les manifestations de dpit de la gent littraire contemporaine, dresse contre une science qui a confisqu son profit la foudre de la littrature. La premire attaque en rgle contre la science et le machinisme que je connaisse se trouve dans la troisime partie des Voyages de Gulliver. Mais les considrations de Swift, aussi brillantes et sduisantes soient-elles sur le plan littraire, nĠen sont pas moins hors du sujet, et mme plutt btes, parce quĠelles prsentent le point de vue (la remarque paratra peut-tre paradoxale, visant lĠauteur des Voyages de Gulliver) dĠun homme manquant dĠimagination. Pour Swift, la science nĠtait quĠun ramassis de recettes sordides, et les machines le fruit dĠlucubrations de cerveaux drangs, des objets qui ne pourraient jamais fonctionner. Swift nĠavait dĠautre critre que lĠutilit pratique et il lui manquait cet esprit visionnaire qui lui aurait permis de comprendre quĠune exprience dpourvue sur le moment dĠintrt manifeste peut porter ses fruits dans lĠavenir. Il cite, quelque part dans son livre, comme exemple de russite incomparable le fait dĠarriver Ç faire pousser deux brins dĠherbe l o auparavant il nĠen poussait quĠun È, sans apparemment sĠapercevoir que cĠest prcisment ce que la machine est capable de raliser. Un peu plus tard, ces machines si mprises se mirent marcher, la science physique consolida son emprise sur le monde, et ce fut le fameux affrontement de la religion et de la science qui remua si fort lĠesprit de nos grands-pres. La guerre est aujourdĠhui finie, chacun des deux adversaires en prsence sĠtant repli sur ses positions, persuad dĠavoir remport la victoire, mais nombre dĠesprits religieux continuent entretenir au fond dĠeux-mmes un tenace prjug contre la science. Tout au long du dix-neuvime sicle les voix nĠont pas manqu pour sĠlever contre la science et le machinisme (pensez aux Temps difficiles de Dickens, par exemple), mais cette protestation sĠappuyait en gnral sur lĠargument, assez peu consistant, que lĠindustrialisme prsentait dans les premires phases de son dveloppement un visage cruel et repoussant. Les arguments dvelopps par Samuel Butler dans un chapitre fameux dĠErewhon sont dĠune autre trempe. Mais Butler vivait une poque beaucoup moins froce que la ntre, une poque o un individu de qualit avait encore le loisir de se comporter, sĠil le dsirait, en dilettante, et de voir toute lĠaffaire sous lĠangle dĠun pur exercice intellectuel. Butler a aperu de manire assez claire lĠabjecte dpendance dans laquelle pouvait nous maintenir la machine, mais au lieu dĠen envisager les ultimes consquences, il a prfr se livrer une charge qui ne dpasse gure le niveau de la farce. Seule notre poque, lĠpoque de la mcanisation triomphante, nous permet dĠprouver rellement la pente naturelle de la machine, qui consiste rendre impossible toute vie humaine authentique. On aurait sans doute du mal trouver un tre dou de pense et de sensibilit qui ne se soit dit un jour ou lĠautre, la vue dĠune chaise en tubes, que la machine est lĠennemie de la vie. Mais en rgle gnrale, il sĠagit l dĠun sentiment plus instinctif que raisonn. Les gens se rendent confusment compte que le Ç progrs È est un leurre, mais ils aboutissent cette conclusion par une sorte de stnographie mentale. Mon rle est ici de restituer les transitions logiques gnralement escamotes. La premire question se poser est : Ç Quelle est la fonction de la machine ? È Manifestement, sa fonction primordiale est dĠpargner de la peine, et les gens qui admettent pleinement la civilisation machiniste voient rarement la ncessit dĠaller chercher plus loin. Voici par exemple quelquĠun qui proclame, ou plutt crie sur les toits, son parfait accord avec le monde mcanis dĠaujourdĠhui. Les citations suivantes sont tires de World without Faith de M. John Beevers. coutons ce dernier : Ç
Il est parfaitement insens dĠaffirmer que lĠindividu moyen
dĠaujourdĠhui, pay de deux livres dix shillings quatre livres par
semaine, reprsente un recul par rapport au valet de ferme du
dix-huitime sicle, ou mme tout ouvrier agricole ou paysan
appartenant nĠimporte quelle communaut exclusivement agricole
existante ou disparue. CĠest un mensonge. Il est aussi inepte de
clbrer grands cris les effets civilisateurs du travail aux champs
ou dans une cour de ferme que de sĠinsurger contre celui qui
sĠaccomplit dans de grands ateliers de construction de locomotives ou
dans une usine de construction automobile. Le travail est un fardeau.
Si nous travaillons, cĠest parce que nous y sommes obligs, et tout
travail nĠa dĠautre finalit que de nous procurer du temps de loisir et
les moyens dĠoccuper aussi agrablement que possible ce temps de
loisir. È
Et un peu plus loin : Ç
LĠhomme aura bientt assez de temps disponible et de pouvoir sur la
matire pour chercher son paradis sur la Terre sans plus se proccuper
de celui qui lĠattend au ciel. La Terre sera un endroit si agrable
vivre que le prtre et le pasteur nĠauront plus gure lĠoccasion de
propager leurs sornettes. Un seul coup bien assen suffit dgonfler
ces baudruches. È
M. Beevers consacre tout un chapitre (le chapitre IV de son livre) illustrer cette thse, et son argumentation nĠest pas sans intrt dans la mesure o elle traduit la forme la plus vulgaire, la plus ignorantiste et la plus primaire du culte de la machine. On entend ici sĠexprimer sans entraves toute une fraction du monde moderne. Chaque mangeur dĠaspirine des banlieues recules se fera un devoir dĠapplaudir des deux mains. Notez le trmolo indign de M. Beevers (Ç CĠest un menson-on-on-ge ! È) lĠide que son grand-pre ait pu lui tre suprieur en tant quĠindividu ; et lĠide, encore plus horrible, que le fait de retourner un mode de vie plus simple pourrait le contraindre se retrousser les manches pour accomplir un vritable travail. Car le travail, voyez-vous, nĠa dĠautre but que de nous Ç procurer du temps de loisir È. Du loisir pour quoi faire ? Pour nous rendre encore plus semblables M. Beevers, je suppose. La tirade sur le Ç paradis sur la Terre È nous permet toutefois dĠimaginer assez prcisment la civilisation que M. Beevers appelle de ses vÏux : une sorte de Lyons Corner House instaure in sÏcula saculorum et qui deviendrait sans cesse plus vaste et sans cesse plus bruyante. Et vous trouverez dans nĠimporte quel livre crit par un sectateur du monde de la machine Ñ H. G. Wells par exemple Ñ quantit de passages du mme tonneau. Combien de fois ne nous a-t-on pas rebattu les oreilles avec le couplet bourratif sur les Ç machines, notre nouvelle race dĠesclaves, qui permettront lĠhumanit de se librer È, etc. Pour ces penseurs, semble-t-il, le seul danger de la machine rside dans lĠusage qui pourrait en tre fait des fins de destruction, comme par exemple les avions en cas de guerre. Mais la guerre et les catastrophes imprvisibles mises part, le futur est conu comme la marche toujours plus rapide du progrs mcanique. Des machines pour nous pargner de la peine, des machines pour nous pargner des efforts de pense, des machines pour nous pargner de la souffrance, pour gagner en hygine, en efficacit, en organisation Ñ toujours plus dĠhygine, toujours plus dĠefficacit, toujours plus dĠorganisation, toujours plus de machines, jusquĠ ce que nous dbouchions sur cette utopie wellsienne qui nous est devenue familire et quĠa si justement pingle Huxley dans Le Meilleur des mondes, le paradis des petits hommes grassouillets. Naturellement, quand ils rvent dĠun tel futur, les petits hommes grassouillets ne se voient ni petits ni grassouillets : ils sont plutt pareils des dieux. Mais pourquoi seraient-ils ainsi ? Tout progrs mcanique est dirig vers une efficacit toujours plus grande ; cĠest--dire, en fin de compte, vers un monde o rien ne saurait aller de travers. Mais dans un tel monde, nombre des qualits qui, pour M. Wells, rendent lĠhomme pareil un dieu ne seraient pas plus extraordinaires que la facult quĠa un animal de remuer ses oreilles. Les tres que lĠon voit dans Men Like Gods et The Dream sont prsents comme braves, gnreux et physiquement forts. Mais dans un monde dĠo tout danger physique aurait t banni Ñ et il est vident que le progrs mcanique tend liminer le danger Ñ peut-on sĠattendre voir se perptuer le courage physique ? Est-il concevable quĠil se perptue ? Et pourquoi la force physique se maintiendrait-elle dans un monde rendant inutile tout effort physique ? Et quant la loyaut, la gnrosit, etc., dans un monde o rien nĠirait de travers, de telles qualits seraient non seulement sans objet mais aussi, vraisemblablement, inimaginables. En ralit, la plupart des vertus que nous admirons chez les tres humains ne peuvent se manifester que face une souffrance, une difficult, un malheur. Mais le progrs mcanique tend liminer la souffrance, la difficult, le malheur. Des livres comme The Dream ou Men Like Gods affirment implicitement que la force, le courage ou la gnrosit subsisteront parce quĠil sĠagit l de vertus louables, attributs indispensables de tout tre humain part entire. Il faut donc croire que les habitants dĠUtopie creraient des dangers artificiels pour tremper leur courage, et feraient des haltres pour se forger des muscles quĠils nĠauraient jamais utiliser. On voit ici lĠnorme contradiction gnralement prsente au cÏur de lĠide de progrs. Le progrs mcanique tend vous fournir un cadre de vie sr et moelleux ; et pourtant, vous luttez pour demeurer brave et dur. Du mme mouvement, vous vous ruez furieusement de lĠavant et vous retenez dsesprment pour rester en arrire. Comme un agent de change londonien qui voudrait se rendre son bureau en cotte de maille et sĠentterait parler en latin mdival. De sorte quĠen dernire analyse, le champion du progrs se fait aussi le champion de lĠanachronisme. JusquĠici jĠai tenu pour acquis que le progrs mcanique tendait rendre la vie sre et douce. Ceci peut tre mis en doute, dans la mesure o toute nouvelle invention mcanique peut produire des effets opposs ceux quĠon en attendait. Prenez par exemple le passage de la traction animale aux vhicules moteur. On pourrait dire premire vue, considrant le nombre effarant des victimes de la route, que lĠautomobile ne contribue pas prcisment assurer une vie plus sre. Par ailleurs, il faut probablement autant de caractre et de force physique pour disputer des courses de motos sur cendre que pour mater un bronco ou courir le Grand National. Cependant, la pente naturelle de la machine est de devenir toujours plus sre, toujours plus facile mettre en Ïuvre. Le danger reprsent par les accidents disparatrait si nous dcidions de prendre bras le corps le problme de la circulation routire, comme il nous faudra tt ou tard le faire. En attendant, lĠautomobile en est arrive un point de perfectionnement tel que tout individu qui nĠest pas aveugle ou paralytique peut se mettre au volant au bout de quelques leons. AujourdĠhui, il faut beaucoup moins de sang-froid, dĠhabilet, pour conduire passablement une automobile quĠil nĠen faut pour monter correctement un cheval. DĠici vingt ans, il se peut quĠil nĠy faille plus ni sang-froid ni habilet. CĠest pourquoi, si lĠon considre la socit dans son ensemble, il faut bien avouer que le passage du cheval lĠautomobile sĠest : traduit par un amollissement de lĠtre humain. Prenons une autre invention Ñ lĠavion par exemple, qui, premire vue, ne semble pas fait pour rendre la vie plus sre. Les premiers aviateurs taient des hommes dĠun extraordinaire courage, et il faut aujourdĠhui encore une bonne dose de sang-froid pour piloter un plus lourd que lĠair. Mais la machine sĠest dj engage sur sa pente naturelle. Comme aujourdĠhui lĠautomobile, lĠavion pourra bientt tre confi au premier venu. Un million dĠingnieurs travaillent, presque leur insu, pour parvenir ce but. Et finalement Ñ cĠest l le but, mme si on ne lĠatteint jamais tout fait Ñ vous obtiendrez un avion qui ne demandera pas son pilote plus dĠadresse ou de courage quĠil nĠen faut un bb pour se laisser promener dans son landau. Et cĠest dans cette direction que sĠeffectue et doit continuer sĠeffectuer tout progrs mcanique. Une machine volue en sĠautomatisant, cĠest--dire en devenant plus facile utiliser, plus fiable. La finalit ultime du progrs mcanique est donc dĠaboutir un monde entirement automatis Ñ cĠest--dire, peut-tre, un monde peupl dĠautomates. M. Wells nous rpliquerait sans doute que le monde ne deviendra jamais totalement fiable, indrglable, pour cette raison que, quel que soit le niveau dĠefficacit auquel on parvient, on bute toujours sur de nouvelles difficults. Ainsi (cĠest l une des ides favorites de M. Wells : il lĠa reprise dans Dieu sait combien de proraisons) le jour o un ordre parfait rgnera sur cette plante, il faudra alors sĠatteler la tche gigantesque qui consistera atteindre et coloniser un autre monde. Mais ce nĠest que reculer pour mieux sauter : lĠobjectif, lui, demeure inchang. QuĠon colonise une autre plante, et le jeu du progrs mcanique recommence. Le monde indrglable aura t remplac par un systme solaire indrglable, par un univers indrglable. Se vouer lĠidal de lĠefficacit mcanique, cĠest se vouer un idal de mollesse. Mais pareil idal nĠa rien qui puisse susciter lĠenthousiasme : de sorte que le progrs apparat tout entier comme une course frntique vers un but quĠon espre ne jamais atteindre. Parfois Ñ cela nĠest pas trs frquent mais cela arrive Ñ on tombe sur un individu qui, tout en comprenant bien que ce que lĠon appelle communment progrs va de pair avec ce que lĠon appelle aussi communment dcadence, ne sĠen dclare pas moins partisan de ce progrs. Ainsi sĠexplique que dans lĠUtopie de M. Shaw une statue ait t leve Falstaff, en tant que premier homme avoir prononc un loge de la lchet. Mais lĠaffaire va infiniment plus loin. JusquĠici, je me suis born signaler la contradiction quĠil y a vouloir en mme temps le progrs mcanique et la prservation de qualits rendues superflues par ce mme progrs. La question quĠil faut maintenant se poser, cĠest de savoir sĠil existe une seule activit humaine qui ne souffrirait pas irrmdiablement de la toute-puissance de la machine. La fonction de la machine est de nous pargner du travail. Dans un monde entirement mcanis, toutes les tches ingrates et fastidieuses seraient confies la machine, nous laissant ainsi libres de nous consacrer des occupations plus dignes dĠintrt. Prsent sous cet angle, le projet est admirable. Il est navrant de voir une demi-douzaine dĠhommes suer sang et eau pour creuser une tranche destine recevoir une conduite dĠeau quand une machine de conception assez simple remuerait la mme quantit de terre en deux ou trois minutes. Pourquoi ne pas laisser faire le travail la machine, et permettre aux hommes de sĠoccuper dĠautre chose ? Mais aussitt surgit la question : quoi dĠautre ? En thorie, ces hommes sont librs du Ç travail È pour pouvoir sĠadonner des occupations qui ne sont pas du Ç travail È. Mais quĠest-ce qui est du travail, et quĠest-ce qui nĠen est pas ? Est-ce travailler que remuer la terre, scier du bois, planter des arbres, abattre des arbres, monter cheval, chasser, pcher, nourrir la basse-cour, jouer du piano, prendre des photographies, construire une maison, faire la cuisine, semer, garnir des chapeaux, rparer des motocyclettes ? Autant dĠactivits qui constituent un travail pour certains et un dlassement pour dĠautres. Il y a en fait trs peu dĠactivits quĠon ne puisse classer dans lĠune ou dans lĠautre catgorie suivant la manire dont on les considre. Le paysan quĠon aura dispens de travailler la terre voudra peut-tre employer tout ou partie de ses loisirs jouer du piano, tandis que le concertiste international sautera sur lĠoccasion qui lui est offerte dĠaller biner un carr de pommes de terre. DĠo la fausset de lĠantithse entre le travail conu comme un ensemble de corves assommantes et le non-travail vu comme activit dsirable. La vrit, cĠest que quand un tre humain nĠest pas en train de manger, de boire, de dormir, de faire lĠamour, de jouer un jeu ou simplement de se prlasser sans souci Ñ et toutes ces choses ne sauraient remplir une vie Ñ il prouve le besoin de travailler. Il recherche le travail, mme si ce nĠest pas le nom quĠil lui donne. Ds quĠon dpasse le stade de lĠidiot de village, on dcouvre que la vie doit tre vcue dans une trs large mesure en termes dĠeffort. Car lĠhomme nĠest pas, comme semblent le croire les hdonistes vulgaires, une sorte dĠestomac mont sur pattes. Il a aussi une main, un Ïil et un cerveau. Renoncez lĠusage de vos mains et vous aurez perdu dĠun coup une grande part de ce qui fait votre personnalit. Reprenez prsent la demi-douzaine dĠhommes occups creuser une tranche pour la conduite dĠeau. Une machine les a dispenss de remuer la terre, ils vont se distraire en sĠadonnant une autre occupation Ñ la menuiserie, par exemple. Mais de quelque ct quĠils se tournent, ils dcouvrent quĠune autre machine a t mise en place pour faire le travail leur place. Car, dans un monde compltement mcanis, il nĠy aurait pas plus besoin de menuisiers, de cuisiniers, de rparateurs de motocyclettes quĠil nĠy aurait besoin de terrassiers pour creuser des tranches. Il nĠest pratiquement aucun travail, quĠil sĠagisse de harponner une baleine ou de sculpter un noyau de cerise, dont une machine ne puisse sĠacquitter. La machine pourrait mme empiter sur les activits que nous rangeons dans la catgorie de lĠÇ art È ; elle le fait dĠailleurs dj avec le cinma et la radio. Mcanisez le monde outrance, et partout o vous irez vous buterez sur une machine qui vous barrera toute possibilit de travail Ñ cĠest--dire de vie. A premire vue, la chose peut sembler sans gravit. QuĠest-ce qui vous empcherait de vous consacrer votre, travail Ç crateur È sans vous soucier aucunement des machines qui le feraient pour vous ? Mais lĠaffaire nĠest pas aussi simple quĠil y parat. Me voici, qui passe huit heures par jour dans un bureau trimer pour le compte dĠune compagnie dĠassurances ; mes moments de loisir, jĠai envie de me livrer une occupation Ç cratrice È, et cĠest pourquoi je choisis de me transformer en menuisier dĠoccasion, pour me fabriquer une table, par exemple. Notez bien quĠil y a ds le dpart quelque chose dĠartificiel dans tout cela, car les maisons spcialises peuvent me livrer une table bien meilleure que celle qui sortira de mes mains. Mais mme si je me mets au travail, il mĠest impossible de le faire dans le mme tat dĠesprit que lĠbniste du sicle dernier, et a fortiori que Robinson sur son le. Car avant mme de commencer, le plus gros de la tche a dj t accompli par des machines. Les outils que jĠutilise ne demandent quĠun minimum dĠhabilet. Je peux, par exemple, disposer dĠoutils capables dĠexcuter sur commande nĠimporte quelle moulure, alors que lĠbniste du sicle dernier aurait d effectuer le travail au ciseau et la gouge, outils dont lĠemploi suppose un rel entranement de la main et de lĠÏil. Les planches que jĠachte sont dj rabotes, les pieds tourns mcaniquement. Je peux mme acheter la table en pices dtaches, quĠil ne reste plus quĠ assembler. Mon travail se borne alors enfoncer quelques chevilles et passer un bout de papier de verre. Et sĠil en est ainsi ds prsent, cela ne peut quĠempirer dans un futur mcanis. Avec les matriaux et les outils dont on disposera alors, il nĠy aura plus la moindre possibilit dĠerreur, et donc plus aucune place pour lĠhabilet manuelle. Fabriquer une table sera encore plus facile et encore plus ennuyeux quĠplucher une pomme de terre. Dans de telles conditions, il est absurde de parler de Ç travail cratif È. Quoi quĠil en soit, les arts de la main (qui se transmettent par lĠapprentissage) auront depuis longtemps disparu. Certains dĠentre eux sont dj morts, tus par la concurrence de la machine. Rendez-vous dans nĠimporte quel cimetire de campagne et essayez de trouver une pierre tombale correctement taille qui soit postrieure 1820. LĠart, ou plutt le mtier de tailleur de pierre, sĠest si bien perdu quĠil faudrait des sicles pour le ressusciter. Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas conserver la machine et le travail crateur ? Pourquoi ne pas cultiver lĠanachronisme sous la forme du divertissement temps perdu ? Nombreux sont ceux qui ont caress cette ide, de nature, selon eux, apporter une solution simple et lgante aux problmes poss par la machine. Au retour de ses deux heures de travail quotidien pendant lesquelles il aura appuy sur une manette son usine dĠembotage de tomates, le citoyen dĠUtopie, nous dit-on, se tournera dlibrment vers un mode de vie plus primitif et donnera libre cours ses instincts cratifs en faisant un brin de poterie ou de tissage la main. Pourquoi ce tableau est-il absurde ? En vertu dĠun principe qui, bien que toujours valable, nĠest pas toujours clairement peru : savoir que du moment que la machine est l, on se trouve contraint de sĠen servir. Personne ne va tirer lĠeau au puits quand il suffit dĠouvrir un robinet. Les voyages illustrent assez bien ce principe. Celui qui sĠest dplac par des moyens primitifs dans un pays peu dvelopp sait quĠil y a, entre ce type de voyage et les voyages modernes en train, auto, etc., autant de diffrence quĠentre la vie et la mort. Le nomade qui se dplace pied ou dos dĠanimal, avec ses bagages chargs sur un chameau ou une voiture bÏufs, prouvera peut-tre toute sorte de dsagrments, mais au moins il vivra pendant ce temps. Alors que celui qui roule dans un train express ou vogue bord dĠun paquebot de luxe ne connat en fait de voyage quĠun interrgne, une sorte de mort temporaire. Et pourtant, du moment que les chemins de fer existent, il faut bien voyager en train, ou en avion, ou en voiture. Supposez que je me trouve soixante kilomtres de Londres. Si je veux rejoindre la capitale, quĠest-ce qui mĠempche de charger mes bagages sur un mulet et de faire le trajet pied, au prix de deux jours de voyage ? Tout simplement le fait que les autocars de la Green Line, me passant toutes les dix minutes au ras des oreilles, transformeraient mon quipe en une fastidieuse corve. Pour apprcier les moyens de dplacement primitifs, il faut quĠil nĠy ait pas dĠautres moyens disponibles. Aucun tre au monde ne recherche la difficult pour la difficult, surtout quand lĠennui est de surcrot prsent au rendez-vous. DĠo le ridicule de cette image des citoyens dĠUtopie sauvant leur me en faisant du dcoupage sur bois. Dans un monde o tout pourrait tre fait par des machines, tout serait fait par des machines. Retourner dlibrment aux mthodes primitives, utiliser des outils archaques, semer sciemment de stupides petites difficults sur son chemin, voil qui relverait du pur dilettantisme, de lĠastuce soigneusement fignole, de lĠaffterie mignarde. Cela reviendrait sĠasseoir solennellement la table du repas avec en main des couverts taills dans la pierre. Revenir au Ç fait la main È dans un ge domin par les machines, ce serait revenir lĠHostellerie de Matre Pierre ou la villa de style Tudor avec ses fausses boiseries sur les murs. Le progrs mcanique tend ainsi laisser insatisfait le besoin dĠeffort et de cration prsent en lĠhomme. Il rend inutile, voire impossible, lĠactivit de lĠÏil et de la main. LĠaptre du progrs vous dira parfois que cela est sans grande importance, mais il est gnralement assez facile de lui clouer le bec en poussant lĠextrme les consquences de cette manire de voir les choses. Ainsi, pourquoi continuer se servir de ses mains pour se moucher, par exemple, ou pour tailler un crayon ? Il serait certainement possible dĠadapter sur ses paules un dispositif de caoutchouc et dĠacier, quitte laisser ses bras se transformer en moignons o ne resteraient que la peau et les os. Et continuer dans cette voie pour chaque organe et chaque facult. Il nĠy a vraiment aucune raison imprative pour quĠun tre humain fasse autre chose que manger, boire, dormir, respirer et procrer ; tout le reste pourrait tre fait par des machines qui agiraient sa place. CĠest pourquoi lĠaboutissement logique du progrs mcanique est de rduire lĠtre humain quelque chose qui tiendrait du cerveau enferm dans un bocal. Tel est lĠobjectif vers lequel nous nous acheminons dj, mme si nous nĠavons, bien sr, aucunement lĠintention dĠy parvenir : de mme quĠun homme buvant quotidiennement une bouteille de whisky ne le fait pas dans lĠintention bien arrte dĠy gagner une cirrhose du foie. La fin implicite du progrs, ce nĠest peut-tre pas tout fait le cerveau dans le bocal, mais cĠest coup sr un effroyable gouffre o lĠhomme Ñ le sous-homme Ñ sĠabmerait dans la mollesse et lĠimpuissance. Et le malheur, cĠest quĠaujourdĠhui les mots de Ç.progrs.È et de Ç.socialisme.È sont lis de manire indissoluble dans lĠesprit de la plupart des gens. On peut tenir pour certain que lĠadversaire rsolu du machinisme est aussi un adversaire rsolu du socialisme. Le socialiste nĠa la bouche que les mots de mcanisation, rationalisation, modernisation Ñ ou du moins croit de son devoir de sĠen faire le fervent aptre. Ainsi, tout rcemment, un personnage en vue du parti travailliste indpendant mĠa confess, avec une sorte de retenue mlancolique Ñ.comme sĠil y avait l quelque chose de vaguement indcent.Ñ quĠil avait Ç.la passion des chevaux.È. Car voyez-vous, le cheval appartient un pass terrien rvolu et la nostalgie est toujours entache dĠun vague parfum dĠhrsie. Je ne pense pas quant moi que cela soit justifi, mais cĠest un fait.: un fait qui, lui seul, suffit expliquer les distances que prennent vis--vis du socialisme les honntes gens. Il y a une gnration, tout individu dot dĠintelligence tait dĠune certaine faon un rvolutionnaire. AujourdĠhui, on serait plus prs de la vrit en affirmant que tout individu intelligent est ractionnaire. A cet gard, il nĠest pas sans intrt de mettre en parallle Le Dormeur se rveille dĠH. G. Wells et Le Meilleur des mondes dĠHuxley, crits trente annes de distance. Dans les deux cas on a affaire une Utopie pessimiste, lĠvocation dĠune sorte de paradis du pharisien concrtisant tous les rves de lĠindividu Ç progressiste È. Considr sous le seul angle de lĠÏuvre dĠimagination, Le Dormeur se rveille est mon sens trs suprieur, mais on y trouve dĠnormes contradictions, et cela parce que Wells, en sa qualit de grand prtre du progrs, est incapable dĠcrire avec quelque conviction contre ce mme progrs. Il nous prsente le tableau dĠun monde resplendissant et sournoisement inquitant o les classes privilgies connaissent une vie place sous le signe dĠun hdonisme pusillanime et superficiel tandis que les travailleurs, rduits un tat de total esclavage et maintenus dans une ignorance les ravalant au rang de sous-hommes, peinent comme des troglodytes dans des cavernes creuses sous la terre. Il suffit dĠexaminer lĠide de base Ñ.reprise dans une trs belle nouvelle contenue dans les Stories of Space and Time.Ñ pour en dcouvrir toute lĠabsurdit logique. Car dans le monde outrancirement mcanis quĠimagine Wells, pourquoi les ouvriers devraient-ils travailler plus durement quĠaujourdĠhui ? De toute vidence, la machine tend supprimer le travail, et non lĠaccrotre. Dans une civilisation des machines, les ouvriers pourraient tre rduits en esclavage, mal traits, voire sous-aliments, mais ils ne sauraient tre condamns travailler sans cesse avec leurs bras. Car alors, quel serait le rle de la machine ? Il peut y avoir des machines pour faire tout le travail, ou des tres humains, mais pas les deux la fois. Ces annes dĠouvriers troglodytes, avec leurs uniformes bleus et leur langage adultr, peine humain, ne sont l que pour vous donner la chair de poule. Wells entend signifier que le progrs peut se fourvoyer ; mais la seule consquence funeste quĠil imagine, cĠest lĠingalit Ñ une classe qui sĠadjuge toute la richesse et tout le pouvoir, et qui opprime le reste de lĠhumanit, par pur caprice apparemment. Modifiez trs lgrement cette optique, semble dire lĠauteur, renversez la classe privilgie Ñ en fait, passez du capitalisme mondial au socialisme Ñ et tout sera pour le mieux. La civilisation machiniste doit tre prserve, mais il faut en rpartir quitablement les fruits. LĠide que Wells se refuse regarder en face, cĠest que la machine puisse tre le vritable ennemi. Et cĠest pourquoi ses utopies les plus rvlatrices (The Dream, Men Like Gods, etc.) marquent un retour lĠoptimisme et la vision dĠune humanit Ç libre È par la machine, sĠincarnant dans une race dĠtres clairs uniquement occups paresser au soleil et se fliciter dĠtre si suprieurs leurs anctres. Le Meilleur des mondes tmoigne dĠune autre poque et dĠune gnration qui a perc jour le mythe du progrs. CĠest une Ïuvre qui nĠest pas exempte de contradictions (la plus importante ayant t signale par M. John Strachey dans The Coming Struggle for Power), mais qui nĠen constitue pas moins un coup mmorable assn au perfectionnisme de lĠespce la plus suffisante. Par-del le parti pris de charge, lĠouvrage exprime sans doute lĠattitude dĠune majorit de gens dous de raison vis--vis de la civilisation machiniste. LĠhostilit de lĠindividu conscient vis--vis de la machine est en un sens irraliste, si lĠon considre ce fait indniable que la machine est l, et bien dcide rester. Mais en tant que disposition mentale, cette hostilit mrite dĠtre attentivement examine. Sans doute devons-nous prendre notre parti de la machine, mais comme nous prenons notre parti dĠune drogue absorber Ñ cĠest--dire sans enthousiasme et avec quelque mfiance. A lĠimage de la drogue, la machine est utile, dangereuse et cratrice dĠhabitudes. Plus on sĠy adonne, plus son emprise se fait tyrannique. Il suffit dĠouvrir les yeux autour de soi pour constater les rapides et sinistres progrs quĠenregistre la machine dans son entreprise dĠassujettissement. A commencer par lĠeffrayante perversion du got dont nous sommes redevables un sicle de mcanisation. CĠest l un fait presque trop vident, trop reconnu de tous pour quĠil soit besoin de sĠy attarder. Mais prenons le seul exemple du got au sens le plus troit Ñ celui qui vous pousse consommer une nourriture convenable. Dans les pays hautement mcaniss, les aliments en bote, la conservation par le froid, les armes synthtiques ont fait du palais un organe quasiment mort. Comme vous pouvez vous en rendre compte chez nĠimporte quel marchand de fruits et lgumes, ce que la majorit des Anglais appellent une pomme, cĠest un morceau de ouate vivement color en provenance dĠAmrique ou dĠAustralie. Les Anglais dvorent, apparemment avec plaisir, ce genre de chose et laissent pourrir sous lĠarbre les pommes de leur pays. CĠest lĠaspect brillant, standardis, mcanis des pommes amricaines qui les sduit ; e got bien suprieur de la pomme anglaise est un fait qui leur chappe, purement et simplement. Considrez encore, chez lĠpicier, ces fromages industriels envelopps de papier dĠtain, et ce beurre Ç.de mlange.È.; regardez ces hideux alignements de botes de fer blanc qui envahissent chaque jour un peu plus les tagres des comestibles, et mme des crmeries. Regardez une bche six pence ou une glace deux pence ; regardez les misrables sous-produits chimiques que les gens sĠenfournent dans le gosier en croyant boire de la bire. Partout vous assisterez au triomphe de lĠarticle tape--lĠÏil fabriqu la chane sur le produit traditionnel ayant encore un got diffrent de celui de la sciure de bois. Et ce qui vaut pour les aliments sĠapplique aussi aux meubles, aux maisons, aux vtements, aux livres, aux distractions, tout ce qui constitue notre cadre de vie. Ils sont aujourdĠhui des millions Ñ et leur nombre ne cesse de crotre Ñ ces gens pour qui les crachotements nasillards de la T.S.F. constituent un fond sonore non seulement plus appropri mais aussi plus naturel que les meuglements des troupeaux ou le chant des oiseaux. La mcanisation du monde ne saurait aller trs loin si le got, mme rduit aux seules papilles gustatives, demeurait intact, car dans ce cas la plupart des produits de la machine ne trouveraient tout bonnement pas preneur. Dans un monde en bonne sant, il nĠy aurait pas de demande pour les botes de conserves, lĠaspirine, les gramophones, les chaises en tubes, les mitrailleuses, les journaux quotidiens, les tlphones, les automobiles, etc. ; on se disputerait, en revanche, les objets que la machine est incapable de produire. Mais la machine est l et ses ravages sont presque impossibles endiguer. On la voue aux gmonies mais on continue lĠutiliser. Pour peu quĠon lui en donne lĠoccasion, un sauvage allant les fesses au vent sĠimprgnerait en quelques mois des vices de la civilisation. La mcanisation conduit la perversion du got, la perversion du got une demande accrue dĠarticles fabriqus la machine, et donc une mcanisation toujours plus pousse, et cĠest ainsi que la boucle est boucle. Mais il y a plus : la mcanisation du monde tend se dvelopper dĠune manire en quelque sorte automatique, indpendamment de notre volont. Ceci parce que, chez lĠOccidental dĠaujourdĠhui, la facult dĠinvention mcanique sĠest trouve constamment stimule et encourage au point de faire presque figure dĠinstinct second. On invente de nouvelles machines et on perfectionne celles qui existent dj de manire quasi inconsciente, comme un somnambule qui se lverait au milieu de la nuit pour aller travailler. Jadis, au temps o chacun tait persuad que la vie sur cette plante tait cruelle, ou tout le moins voue au labeur, il semblait tout naturel de continuer utiliser les outils imparfaits hrits des anctres, et il ne se trouvait que quelques rares illumins pour proposer, de loin en loin, des innovations. Ainsi sĠexplique que le char bÏufs, la charrue ou la faucille aient pu traverser les sicles sans subir aucun changement. On a tabli que la vis tait connue dans la plus lointaine antiquit, mais il a fallu attendre le milieu du dix-neuvime sicle pour que quelquĠun sĠavise de placer une pointe au bout. Pendant plusieurs milliers dĠannes, on sĠest obstin forer des trous o pourraient sĠinsrer des vis bout plat. AujourdĠhui, une telle chose serait inconcevable. Car lĠactuel produit de la civilisation occidentale parat dot dĠun sens hypertrophi de lĠinvention. Pour lui, inventer des machines est un rflexe aussi naturel que la nage chez lĠinsulaire de Polynsie. Confiez lĠOccidental un quelconque travail faire, et il entreprend aussitt de concevoir une machine capable de le faire sa place ; donnez-lui une machine, et il songe aussitt au moyen de la perfectionner. Je comprends assez bien cette tendance car je me trouve moi-mme pourvu de ce tour dĠesprit, mme sĠil nĠaboutit gnralement rien, ou pas grand-chose. Je nĠai ni la patience ni la qualification mcanique requise pour concevoir la moindre machine susceptible de fonctionner, mais je vois perptuellement dfiler dans mon esprit, comme des zombies, des machines qui me dispenseraient de devoir faire travailler mes muscles ou mon cerveau. Un individu plus dou que moi pour la mcanique en construirait certainement quelques-unes et les ferait fonctionner. Mais dans le systme conomique qui est aujourdĠhui le ntre, la construction de ces machines Ñ ou plutt le destin public quĠelles connatraient Ñ serait soumis aux impratifs du march. Les socialistes ont donc raison quand ils affirment que le progrs mcanique connatra un rythme de dveloppement beaucoup plus rapide une fois que le socialisme aura t instaur. Dans le cadre dĠune civilisation mcaniste, le processus dĠinvention et de perfectionnement est appel se poursuivre sans cesse, mais la pente naturelle du capitalisme est de le freiner, car un tel systme veut que toute invention ne rapportant pas de profits trs court terme soit nglige. Certaines mme, qui menacent de rduire les profits, sont touffes dans lĠÏuf aussi impitoyablement que le verre souple mentionn par Ptrone (1). Que le socialisme triomphe Ñ et que disparaisse donc le principe de profit Ñ et lĠinventeur aura les mains libres. Le rythme de la mcanisation du monde, qui est dj assez rapide, serait, ou en tout cas pourrait tre, prodigieusement acclr. Cette perspective ne laisse pas dĠtre inquitante si lĠon songe que nous avons dĠores et dj perdu le contrle du processus de mcanisation. Et ceci pour la simple raison que lĠhumanit a pris le pli. Un chimiste met au point un nouveau procd de fabrication du caoutchouc synthtique, un ingnieur conoit un nouveau type dĠaxe de piston : pourquoi ? Non pas dans un but clairement dfini, mais simplement en vertu dĠune force, devenue aujourdĠhui instinctive, qui pousse ce chimiste ou cet ingnieur inventer et perfectionner. Mettez un pacifiste au travail dans une usine o lĠon fabrique des bombes, et avant deux mois vous le trouverez en train de mettre au point un nouvel engin. Ainsi sĠexpliquent des inventions aussi diaboliques que les gaz asphyxiants, dont les auteurs ne sĠattendent certainement pas ce quĠelles se rvlent bnfiques pour lĠhumanit. Notre attitude vis--vis des gaz, par exemple, devrait tre celle du roi de Brobdingnag face la poudre canon. Mais, vivant dans une re scientifique et mcanique, nous avons lĠesprit perverti au point de croire que le Ç progrs È doit se poursuivre et que la science doit continuer aller de lĠavant, quoi quĠil en cote. En paroles, nous serons tout prts convenir que la machine est faite pour lĠhomme et non lĠhomme pour la machine ; dans la pratique, tout effort visant contrler le dveloppement de la machine nous apparat comme une atteinte la science, cĠest--dire comme une sorte de blasphme. Et mme si lĠhumanit tout entire se dressait soudain contre la machine et se prononait pour un retour un mode de vie plus simple, la tendance ne serait pas si facile renverser. Il ne suffirait pas de briser, comme dans Erewhon de Butler, toutes les machines inventes postrieurement une certaine date ; il faudrait encore briser la tournure dĠesprit qui nous pousserait, presque malgr nous, inventer de nouvelles machines aussitt les anciennes dtruites. Et cette disposition mentale est prsente, ne ft-ce quĠ lĠtat larv, en chacun de nous. Dans tous les pays du monde, la grande arme des savants et des techniciens, suivie tant bien que mal par toute une humanit haletante, sĠavance sur la route du Ç progrs È avec la dtermination aveugle dĠune colonne de fourmis. On trouve relativement peu de gens pour souhaiter quĠon en arrive l, on en trouve beaucoup qui souhaitent de toutes leurs forces quĠon nĠen arrive jamais l, et pourtant ce futur est dj du prsent. Le processus de la mcanisation est lui-mme devenu une machine, un monstrueux vhicule nickel qui nous emporte toute allure vers une destination encore mal connue, mais selon toute probabilit vers un monde capitonn la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal. Tel est le procs instruit contre la machine. Que ce procs soit fond ou non fond, peu importe. Ce qui demeure, cĠest que les arguments prsents, ou des arguments trs voisins, recueilleraient lĠassentiment de tout individu hostile la civilisation machiniste. Et malheureusement, en raison du complexe associatif Ç socialisme-progrs-machinisme-Russie-tracteur-hygine-machinisme-progrs È prsent dans lĠesprit de la quasi-totalit des gens, le mme individu se trouve, en gnral, tre galement hostile au socialisme. Celui qui a en horreur le chauffage central et les chaises en tubes est aussi celui qui, ds que vous prononcez le mot de socialisme, grommelle quelque chose sur Ç lĠtat-ruche È et sĠloigne dĠun air douloureux. Si jĠen crois mes observations, trs rares sont les socialistes qui comprennent la raison de ce phnomne, ou mme qui en sont simplement conscients. Prenez part un socialiste de lĠespce la plus exalte, rptez-lui en substance tout ce que jĠai expos dans ce chapitre, et attendez sa rponse. Je peux dj vous dire que vous obtiendrez plusieurs rponses : je les ai tant de fois entendues que je les connais maintenant presque par cÏur. Pour commencer, il vous dira quĠil est impossible de Ç faire marche arrire È (ou de Ç retenir la main du progrs È Ñ comme si cette main nĠavait pas t brutalement retenue maintes reprises dans lĠhistoire de lĠhumanit !), puis il vous taxera dĠobscurantisme et vous rcitera le couplet sur les calamits de toute sorte qui svissaient au moyen ge, la lpre, lĠInquisition, etc. En ralit, la plupart des griefs invoqus par les tenants de la modernit lĠencontre du moyen ge et, plus gnralement, du pass sont sans objet dans la mesure o cela revient projeter lĠhomme dĠaujourdĠhui, avec ses mÏurs dlicates et ses habitudes de confort douillet, dans un temps o ces notions nĠavaient pas cours. Mais notez aussi que cette rponse nĠen est pas une. Car lĠaversion que peut inspirer un futur mcanis nĠimplique aucune faiblesse coupable pour une quelconque priode du pass. D..H..Lawrence, trop fin pour se laisser prendre au pige mdiviste, a choisi dĠidaliser les trusques, peuple dont, par une heureuse concidence, nous ne savons pas grand-chose. Mais nul besoin nĠest dĠidaliser les trusques, les Plasges, les Aztques, les Sumriens ou toute autre civilisation pare par sa disparition dĠune aura romantique. Si lĠon se reprsente une forme souhaitable de civilisation, cĠest uniquement en tant quĠobjectif atteindre, sans quĠil faille pour cela lui trouver une caution en un point quelconque du temps ou de lĠespace. Enfoncez bien ce clou, expliquez que ce que vous souhaitez, cĠest parvenir une vie plus simple et plus dure au lieu dĠune vie plus molle et plus complique, et le socialiste vous rtorquera presque invitablement que vous voulez revenir lĠÇ tat de nature È, cĠest--dire quelque nausabonde caverne du palolithique : comme sĠil nĠy avait pas de moyen terme entre un clat de silex et les aciries de Sheffield, entre une pirogue primitive et le Queen Mary ! Vous obtiendrez, la longue, une rponse un peu plus adquate, que lĠon peut en gros rsumer comme suit : Ç Oui, tout ce que vous dites est fort beau, et ce serait trs bien de notre part de nous endurcir, dĠapprendre nous passer de lĠaspirine, du chauffage central, etc. LĠennui, voyez-vous, cĠest que personne nĠen a vraiment envie. Cela signifierait un retour au mode de vie rural Ñ cĠest--dire travailler du matin au soir comme des btes, et cĠest une tout autre affaire que de faire un peu de jardinage ses moments perdus. Je nĠai pas envie de faire un travail de forat, vous nĠavez pas envie de faire un travail de forat, personne nĠen a envie ds quĠil sait ce que cela reprsente. Si vous parlez comme vous le faites, cĠest que vous nĠavez jamais de toute votre vie travaill toute une journe È, etc. Il y a l-dedans une part de vrit. Cela revient dire : Ç Nous sommes mous Ñ eh bien, pour lĠamour du ciel, quĠon nous laisse notre mollesse ! È, argument qui a le mrite du ralisme. Comme je lĠai dj signal, la machine nous tient et nous tient bien, et il sera extrmement difficile de lui chapper. Cette rponse nĠen est pas moins une chappatoire, dans la mesure o elle lude la question de savoir ce que nous entendons vraiment par Ç avoir envie È de ceci ou de cela. Je suis un semi-intellectuel dcadent du monde moderne, et jĠen mourrais si je nĠavais pas mon th du matin et mon New Statesman chaque vendredi. Manifestement, je nĠai pas envie de revenir un mode de vie plus simple, plus dur, plus fruste et probablement fond sur le travail de la terre. En ce mme sens, je nĠai pas Ç envie È de me restreindre sur la boisson, de payer mes dettes, de prendre davantage dĠexercice, dĠtre fidle ma femme, etc. Mais en un autre sens, plus fondamental, jĠai envie de tout cela, et peut-tre aussi en mme temps dĠune civilisation o le Ç progrs È ne se dfinirait pas par la cration dĠun monde douillet lĠusage des petits hommes grassouillets. Les arguments que je viens de rsumer sont peu prs les seuls quĠont trouv mĠopposer les socialistes Ñ jĠentends les socialistes conscients, nourris de livres, chaque fois que jĠai tent de leur expliquer comment ils en arrivaient faire fuir les adhrents potentiels. Bien sr il y a toujours cette vieille rengaine selon laquelle le socialisme sĠinstaurera de toute faon, que les gens le veuillent ou non, par la grce de cette merveille quĠest la Ç ncessit historique È. Mais la ncessit historique, ou plutt la foi quĠon pouvait avoir en elle, nĠa pas survcu la venue dĠHitler. En attendant, lĠhomme de rflexion, gnralement de gauche par ses ides mais souvent de droite par temprament, ne se dcide pas franchir le pas. Assurment, il se rend compte quĠil devrait tre socialiste. Mais, constatant lĠpaisseur dĠesprit des socialistes pris individuellement, puis la mollesse flagrante des idaux socialistes, il passe son chemin. JusquĠ une date rcente, il tait naturel de se rfugier dans lĠindiffrentisme. Il y a dix ans, et mme cinq ans, lĠhomme de lettres typique rdigeait des monographies sur lĠarchitecture baroque et planait en esprit bien au-dessus de la politique. Mais cette attitude devient difficile soutenir, et mme franchement dmode. La vie est de plus en plus pre, les questions apparaissent sous un jour plus cru, la conviction que rien ne saurait changer (cĠest--dire que vos dividendes seront prservs) commence battre de lĠaile. La haute palissade sur laquelle perche notre homme de lettres, qui lui paraissait nagure encore aussi confortable que le coussin de peluche dĠune stalle de cathdrale, commence lui meurtrir cruellement les fesses, et, de plus en plus, il se demande de quel ct tomber. Il serait amusant de recenser les bons auteurs qui, il y a une douzaine dĠannes, se posaient en champions de lĠart pour lĠart et auraient jug dĠune inconcevable vulgarit de mler leurs voix un scrutin, ft-ce pour une lection gnrale, et qui aujourdĠhui prennent fermement position en matire politique. Alors que la plupart des jeunes crivains, tout au moins ceux qui ne sont pas de simples gche-papier, sont Ç politiques È depuis le dbut de leur carrire. Je crains quĠil nĠy ait, pour cause de mal aux fesses, un terrible danger de voir les forces vives de lĠintelligentsia se tourner vers le fascisme. Quand les fesses seront-elles vraiment trop meurtries, cĠest difficile dire. Cela dpendra vraisemblablement des vnements en Europe. Mais le seuil critique pourrait tre atteint dĠici deux ans Ñ peut-tre mme un an. Et ce sera aussi le moment o tout individu ayant un tant soit peu de jugement ou de respect de soi sentira, du plus profond de lui-mme, quĠil est de son devoir de se ranger dans le camp socialiste. Mais cela ne se fera pas tout seul. Trop de vieux prjugs encombrent encore la route. Il faudra le convaincre, et pour ce faire user de mthodes qui prennent son point de vue propre en considration. Les socialistes ont assez perdu de temps prcher des convertis. Il sĠagit pour eux, prsent, de fabriquer des socialistes, et vite. Or, trop souvent, ce sont des fascistes quĠils fabriquent. Quand je parle du fascisme en Angleterre, je ne pense pas ncessairement Mosley et ses fidles boutonneux. Quand il se rvlera, le fascisme anglais prendra vraisemblablement un aspect mesur, cauteleux (on peut penser que, tout au moins dans les premiers temps, il ne se donnera mme pas le nom de fascisme) et il est peu probable que les dragons costums de Mosley, avec leur air de sortir dĠune oprette de Gilbert et Sullivan, puissent faire autre chose que dchaner les rires de la plupart des Anglais. Cela dit, il serait imprudent de ne pas garder un Ïil sur Mosley, car, lĠexprience le prouve (cf. Hitler ou Napolon III), cĠest parfois un avantage pour un politicien aux dents longues que de ne pas tre pris trop au srieux ses dbuts. Mais ce qui mĠintresse en ce moment, cĠest la mentalit fasciste qui, indubitablement, gagne du terrain parmi des gens que lĠon aurait pu croire a priori mieux immuniss contre ce type de pense. Le fascisme de lĠintellectuel est une sorte dĠimage renverse, comme dans un miroir, non pas exactement du socialisme, mais dĠun trs plausible travestissement du socialisme. Ce fascisme se rduit un parti pris de prendre le contre-pied systmatique de tout ce que fait le socialiste tel quĠon lĠimagine. Si vous donnez au socialisme un visage indment patibulaire, si vous laissez les gens se mettre dans la tte quĠun simple geste des doctrinaires marxistes suffirait signer lĠarrt de mort de la civilisation occidentale, alors vous avez toutes chances de prcipiter lĠintellectuel dans les bras du fascisme. Vous le forcez se mettre sur la dfensive, adopter une attitude de refus outrag qui le rend parfaitement sourd toute argumentation en faveur du socialisme. Cette attitude sĠaffirme dj de manire trs nette chez des auteurs comme Ezra Pound, Wyndham Lewis, Roy Campbell, etc., chez la plupart des crivains catholiques romains et chez bon nombre de membres du groupe Douglas Credit, chez certains romanciers vocation populaire et mme, si lĠon gratte un peu les apparences, chez les grands penseurs conservateurs Ç si suprieurs È comme Eliot et ses innombrables pigones. Si vous voulez des exemples frappants de la monte du sentiment fasciste en Angleterre, jetez simplement un regard sur quelques-unes des innombrables lettres adresses aux journaux lors de la guerre dĠAbyssinie pour approuver lĠaction italienne, et considrez aussi les cris dĠallgresse qui, tant chez les prdicateurs catholiques que chez leurs homologues anglicans, ont salu le soulvement fasciste en Espagne (voir le Daily Mail du 17 aot 1936). Pour combattre le fascisme, il est ncessaire de le comprendre, cĠest--dire dĠadmettre quĠil y a en lui un peu de bon ct de beaucoup de mauvais. Dans la pratique, bien sr, ce nĠest quĠune odieuse tyrannie utilisant, pour arriver au pouvoir et sĠy maintenir, des mthodes telles que mme ses plus chauds partisans prfrent parler dĠautre chose si la question vient sur le tapis. Mais le sentiment fasciste sous-jacent, le sentiment qui pousse les gens dans les bras du fascisme est peut-tre parfois moins mprisable. Ce nĠest pas toujours, comme on pourrait le croire la lecture du Saturday Review, la peur panique de lĠpouvantail bolchevik qui est dterminante. Tous ceux qui se sont un tant soit peu penchs sur le phnomne savent que le fasciste Ç.du rang.È est bien souvent un individu anim des meilleures intentions, sincrement dsireux, par exemple, dĠamliorer le sort des chmeurs. Mais encore plus significatif est le fait que le fascisme tire sa force aussi bien des bonnes que des mauvaises varits de conservatisme. Il sduit tout naturellement ceux qui ont un penchant pour la tradition et la discipline. Il est sans doute trs facile, quand on a subi jusquĠ lĠcÏurement la plus impudente propagande socialiste, de voir dans le fascisme la dernire ligne de dfense de tout ce quĠil y a de prcieux dans la civilisation europenne. Le nervi fasciste sous son jour le plus tristement symbolique Ñ.matraque en caoutchouc dĠune main et bouteille dĠhuile de ricin de lĠautre.Ñ ne se sent pas forcment lĠme dĠune brute aux ordres : il se voit plus probablement tel Roland Ronceveaux, dfenseur de la chrtient contre les barbares. Il faut bien reconnatre que si le fascisme est partout en progrs, la faute en incombe trs largement aux socialistes. Et ceci est d en partie la tactique communiste de sabotage de la dmocratie.Ñ tactique aberrante qui revient scier la branche sur laquelle on est assis.Ñ, mais aussi et surtout au fait que les socialistes ont, pour ainsi dire, prsent leur cause par le mauvais bout. Ils ne se sont jamais attachs montrer de manire suffisamment nette que le socialisme a pour fins essentielles la justice et la libert. LĠÏil riv sur le fait conomique, ils ont toujours agi comme si lĠme nĠexistait pas chez lĠhomme et, de manire explicite ou implicite, lui ont propos comme objectif suprme lĠinstauration dĠune Utopie matrialiste. Grce quoi le fascisme a pu jouer de tous les instincts en rvolte contre lĠhdonisme et une conception vil prix du Ç progrs È. Il a pu se poser en champion de la tradition europenne, annexer son profit la foi chrtienne, le patriotisme et les vertus militaires. Il est trop facile de rayer dĠun trait de plume le fascisme en parlant de Ç sadisme de masse È ou en recourant toute autre formule facile du mme acabit. Si vous affirmez quĠil ne sĠagit que dĠune aberration passagre qui disparatra comme elle est venue, vous vous mouvez dans un rve dont vous pourriez bien tre tir le jour o quelquĠun vous caressera la tte avec une matraque en caoutchouc. La seule dmarche possible, cĠest ouvrir le dbat sur le fascisme, entendre ses arguments, et ensuite proclamer la face du monde que tout ce quĠil peut y avoir de bon dans le fascisme est aussi implicitement contenu dans le socialisme. LĠheure est grave, trs grave. A supposer quĠaucune plus grande catastrophe ne sĠabatte sur nous, il y a la situation que jĠai dcrite dans la premire partie de ce livre, situation qui ne saurait sĠamliorer dans le cadre du systme conomique actuel. Encore plus pressant est le danger dĠune mainmise fasciste sur lĠEurope. Et, moins que la doctrine socialiste ne connaisse une diffusion trs large et trs rapide dans une formulation efficace, rien nĠautorise penser que le fascisme sera un jour vaincu. Car le socialisme est le seul vritable ennemi que le fascisme ait affronter. Il ne faut pas compter sur les gouvernements imprialistes-capitalistes, mme sĠils se sentent eux-mmes sur le point dĠtre assaillis et plums comme des volailles, pour lutter avec quelque conviction contre le fascisme en tant que tel. Nos dirigeants, du moins ceux qui comprennent les donnes du problme, prfreraient sans doute cder jusquĠau dernier pouce de lĠempire britannique lĠItalie, lĠAllemagne et au Japon plutt que de voir le socialisme triompher. Il tait facile de rire du fascisme quand nous nous imaginions quĠil tait fond sur une hystrie nationaliste, parce quĠil paraissait alors vident que les tats fascistes, se considrant chacun comme le peuple lu et lĠincarnation du patriotisme contra mundum, allaient se dchirer les uns les autres. Mais rien de tel ne sĠest produit. Le fascisme est aujourdĠhui un mouvement international, ce qui veut dire non seulement que les nations fascistes peuvent sĠassocier dans des buts de pillage, mais aussi quĠelles tendent, dĠune manire qui nĠest peut-tre pas encore absolument concerte, vers lĠinstauration dĠune hgmonie mondiale. Car lĠide dĠun tat totalitaire commence se substituer sous nos yeux lĠide dĠun monde totalitaire. Comme je lĠai dj signal, le progrs de la technique machiniste doit en fin de compte conduire une forme de collectivisme, mais une forme qui ne sera pas ncessairement galitaire. CĠest--dire, qui ne serait pas forcment le socialisme. NĠen dplaise aux conomistes, il est trs facile dĠimaginer une socit mondiale, place conomiquement sous le signe du collectivisme (cĠest--dire ayant limin le principe de profit), mais o tout le pouvoir politique, militaire et pdagogique se trouverait concentr entre les mains dĠune petite caste de dirigeants et dĠhommes de main. Une telle socit, ou quelque chose de trs voisin, voil lĠobjectif du fascisme. Et cette socit, cĠest bien sr lĠEtat esclavagiste, ou plutt le monde esclavagiste. Ce serait vraisemblablement une socit stable et, si lĠon considre les immenses richesses que recle un monde scientifiquement mis en valeur, on peut penser que les esclaves seraient convenablement nourris et entretenus, de manire tre satisfaits de leur sort. On a lĠhabitude dĠassimiler lĠambition fasciste la mise en place dĠun tat-ruche Ñ ce qui est faire gravement injure aux abeilles. Il serait plus appropri de parler dĠun monde de lapins gouvern par des furets. CĠest contre cette sinistre ventualit que nous devons nous unir. La seule chose au nom de laquelle nous pouvons combattre ensemble, cĠest lĠidal trac en filigrane dans le socialisme : justice et libert. Mais ce filigrane est presque compltement effac. Il a t enfoui sous des couches successives de chicaneries doctrinales, de querelles de parti et de Ç progressisme È mal assimil, au point de ressembler un diamant cach sous une montagne dĠexcrments. La tche des socialistes est dĠaller le chercher o il se trouve pour le mettre jour. Justice et libert ! Voil les mots qui doivent rsonner comme un clairon travers le monde. Depuis dj un bon bout de temps, et en tout cas au cours des dix dernires annes, le diable sĠest adjug les meilleurs airs. Nous en sommes arrivs un point o le mot de socialisme voque, dĠun ct, des avions, des tracteurs et dĠimmenses et resplendissantes usines ossature de verre et de bton ; et de lĠautre ct, des vgtariens la barbe fltrie, des commissaires bolcheviks (moiti gangster, moiti gramophone), des dames au port digne et aux pieds chausss de sandales, des marxistes la chevelure bouriffe mchouillant des polysyllabes, des Quakers en goguette, des fanatiques du contrle des naissances et des magouilleurs inscrits au parti travailliste. Le socialisme, du moins dans cette le qui est la ntre, ne sent plus la rvolution et le renversement des tyrannies, mais lĠexcentricit incohrente, le culte de la machine et la stupide batification de la Russie. Si lĠon ne fait pas disparatre cette odeur, et vite, le fascisme peut gagner. (1) Un exemple : il y a quelques annes, quelquĠun avait invent une aiguille phono capable de durer des dcennies. Une grande compagnie phonographique a rachet le brevet, et depuis on nĠen a plus entendu parler. |