Georges Orwell


Le socialisme et lĠindustrialisation

- AnnŽe 1937 -


PriŽ dĠexpliquer pourquoi les gens intelligents se trouvent si souvent de lĠautre c™tŽ de la barricade, le socialiste invoquera en gŽnŽral des raisons de bas intŽrt, conscientes ou inconscientes, la conviction non fondŽe que le socialisme ne peut pas Ç.marcher.È, ou la simple peur des horreurs et dŽsagrŽments inhŽrents ˆ la pŽriode rŽvolutionnaire prŽcŽdant lĠinstauration du socialisme. Tout ceci a certes son importance, mais il ne manque pas dĠindividus insensibles ˆ des considŽrations de cet ordre et qui nĠen sont pas moins rŽsolument hostiles au socialisme. SĠils rejettent le socialisme, cĠest pour des raisons spirituelles ou Ç.idŽologiques.È. Leur refus nĠest pas dictŽ par lĠidŽe que Ç.a ne peut pas marcher.È, mais au contraire par la crainte que a marche trop bien. Ce quĠils redoutent, ce nĠest pas les ŽvŽnements qui peuvent venir troubler le cours de leur vie, mais ce qui se passera dans un futur ŽloignŽ, quand le socialisme sera devenu une rŽalitŽ.

Il mĠa trs rarement ŽtŽ donnŽ de rencontrer un socialiste convaincu capable de comprendre que les gens rŽflŽchis puissent tre en dŽsaccord avec lĠobjectif vers lequel semble tendre le socialisme. Le marxiste, en particulier, ne veut voir lˆ quĠune manifestation de sentimentalitŽ bourgeoise. En rgle gŽnŽrale, les marxistes ne sont pas trs habiles pour ce qui est de lire dans les pensŽes de leurs adversaires ; sĠil en Žtait autrement, la situation en Europe ne serait peut-tre pas aussi critique quĠelle lĠest aujourdĠhui. En possession dĠune technique qui, semble-t-il, fournit rŽponse ˆ tout, ils ne se soucient gure de chercher ˆ savoir ce qui se passe dans la tte des autres. Je citerai ici un exemple pour mieux me faire comprendre. Se rŽfŽrant ˆ la thŽorie largement diffusŽe Ñ et qui en un sens est certainement vraie Ñ selon laquelle le fascisme est un produit du communisme, M..N..A..Holdaway, un des auteurs marxistes les plus solides que nous ayons, Žcrit ce qui suit :

Ç La lŽgende ŽculŽe du communisme conduisant au fascismeÉ LĠŽlŽment de vŽritŽ quĠelle comporte, le voilˆ : lĠapparition dĠune activitŽ communiste avertit les classes dirigeantes que les partis travaillistes dŽmocratiques ne sont plus ˆ mme de tenir en coupe rŽglŽe la classe ouvrire, et que la dictature capitaliste doit ds lors prendre une autre forme pour se perpŽtuer. È

On voit ici o le b‰t blesse. Ayant dŽcelŽ la cause Žconomique cachŽe du fascisme, lĠauteur pose comme allant de soi que lĠaspect spirituel de la question est dŽnuŽ dĠimportance. Le fascisme est dŽpeint comme une manÏuvre de la Ç.classe dirigeante.È, ce quĠil est effectivement en substance. Mais ceci explique uniquement lĠattirance que le fascisme peut exercer sur les capitalistes. Que dire des millions de gens qui ne sont pas des capitalistes, qui, sur le plan matŽriel, nĠont rien ˆ attendre du fascisme, qui bien souvent sĠen rendent parfaitement compte, et qui pourtant sont fascistes.? De toute Žvidence, leur choix est purement idŽologique. SĠils se sont jetŽs dans les bras du fascisme, cĠest uniquement parce que le communisme sĠest attaquŽ, ou a paru sĠattaquer, ˆ des valeurs (patriotisme, religion) qui ont des racines plus profondes que la raison Žconomique. Et en ce sens, il est parfaitement exact que le communisme fait le lit du fascisme. Il est navrant que les communistes sĠobstinent ˆ sortir des lapins Žconomiques de chapeaux idŽologiques. En un sens, cela a bien pour effet de rŽvŽler la vŽritŽ, mais avec cette consŽquence annexe que la propagande communiste manque pour lĠessentiel son but. CĠest cette rŽaction de rejet intellectuel ˆ lĠŽgard du socialisme, telle quĠelle se manifeste surtout chez les esprits rŽceptifs, que je veux Žtudier dans ce chapitre. Cette analyse sera assez longue dans la mesure o la rŽaction en question est trs largement rŽpandue, trs puissante, et presque totalement nŽgligŽe par les penseurs socialistes.

La premire chose ˆ signaler, cĠest que le concept de socialisme est aujourdĠhui quasiment indissociable du concept de machinisme. Le socialisme est, fondamentalement, un credo urbain. Il a connu un dŽveloppement sensiblement parallle ˆ celui de lĠindustrialisme, il a toujours plongŽ ses racines dans le prolŽtariat des villes, lĠintelligentsia des villes, et il est douteux quĠil puisse surgir dans une sociŽtŽ qui ne serait pas une sociŽtŽ industrielle. Si lĠon prend lĠindustrialisme comme fait de dŽpart, lĠidŽe du socialisme se prŽsente tout naturellement ˆ lĠesprit, Žtant donnŽ que la propriŽtŽ privŽe nĠest tolŽrable que si chaque individu (ou famille, ou toute autre unitŽ de base) peut vivre selon une certaine forme dĠautarcie. Mais lĠindustrialisme a pour effet dĠempcher lĠindividu de se suffire ˆ lui-mme, ne serait-ce quĠun bref moment. LĠindustrialisme, ds quĠil dŽpasse un certain seuil (placŽ dĠailleurs assez bas), doit conduire ˆ une forme de collectivisme. Pas forcŽment au socialisme, bien entendu : on peut concevoir quĠil dŽbouche sur lĠƒtat esclavagiste que le fascisme semble annoncer. Et lĠinverse est Žgalement vrai. Le machinisme appelle le socialisme, mais le socialisme en tant que systme mondial implique le machinisme, puisquĠil sous-entend certaines exigences incompatibles avec le mode de vie primitif. Il exige, par exemple, une intercommunication constante et un Žchange perpŽtuel de marchandises entre les diffŽrents points du globe. Il exige un certain degrŽ de centralisation. Il exige un niveau de vie sensiblement Žgal pour tous les tres humains et, sans doute, une certaine uniformitŽ dans lĠŽducation. Nous pouvons en conclure quĠune Terre o le socialisme serait devenu une rŽalitŽ devrait tre au moins aussi mŽcanisŽe que les ƒtats-Unis dĠaujourdĠhui, et vraisemblablement beaucoup plus. En tout cas, aucun socialiste nĠoserait sĠinscrire en faux contre cette affirmation. Le monde socialiste est toujours prŽsentŽ comme un monde totalement mŽcanisŽ, strictement organisŽ, aussi Žtroitement tributaire de la machine que les civilisations antiques pouvaient lĠtre des esclaves.

Jusque lˆ, tout va trs bien, ou trs mal, comme lĠon voudra. Parmi les gens qui rŽflŽchissent, beaucoup, pour ne pas dire la majoritŽ, ne nourrissent aucun penchant particulier pour la civilisation des machines, mais tout tre sain dĠesprit est bien forcŽ de reconna”tre quĠil serait aujourdĠhui aberrant de vouloir mettre les machines ˆ la ferraille. Le malheur, cĠest que le socialisme, tel quĠil est gŽnŽralement prŽsentŽ, charrie avec lui lĠidŽe dĠun progrs mŽcanique conu non pas comme une Žtape nŽcessaire mais comme une fin en soi Ñ je dirais presque comme une nouvelle religion. Cela saute aux yeux quand on considre tout le battage orchestrŽ autour des rŽalisations mŽcaniques de la Russie soviŽtique (les tracteurs, le barrage sur le Dniepr, etc.). Karel Capek Žpingle fort bien le phŽnomne dans la terrible fin de son roman R.U.R. (RossumĠs Universal Robots), o lĠon voit les robots, ayant exterminŽ le dernier reprŽsentant de la race humaine, proclamer leur intention de Ç.construire beaucoup de maisons.È (pour le seul plaisir dĠen construire, sans plus). Les individus les mieux disposŽs ˆ lĠŽgard du socialisme sont en mme temps ceux qui se p‰ment dĠenthousiasme devant le progrs mŽcanique en tant que tel. Et cela est si vrai que la plupart des socialistes sont incapables dĠadmettre quĠon puisse avoir une opinion contraire. En rgle gŽnŽrale, lĠargument le plus fort quĠils trouvent ˆ vous opposer consiste ˆ dire que la mŽcanisation du monde actuel nĠest rien comparŽe ˆ ce que lĠon verra quand le socialisme aura triomphŽ. Lˆ o il y a aujourdĠhui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les t‰ches aujourdĠhui effectuŽes manuellement seront alors exŽcutŽes par la machine. Tout ce que lĠon fabrique aujourdĠhui avec du cuir, du bois ou de la pierre sera fait de caoutchouc, de verre ou dĠacier. Il nĠy aura plus de dŽsordre, plus de gaspillage, plus de dŽserts, plus dĠanimaux sauvages, plus de mauvaise herbe, on aura oubliŽ la maladie, la pauvretŽ, la souffrance, etc. Le monde socialiste sĠannonce avant tout comme un monde ordonnŽ, un monde fonctionnel. Mais cĠest prŽcisŽment cette vision dĠun futur ˆ la Wells, dĠun futur nickelŽ qui rebute les esprits rŽceptifs. Il est ˆ remarquer que cette conception essentiellement pantouflarde du progrs nĠest pas un article inamovible de la doctrine socialiste. Mais on en est venu ˆ la considŽrer comme telle, avec ce rŽsultat que le conservatisme viscŽral existant ˆ lĠŽtat latent chez toute sorte de gens ne demande quĠˆ se mobiliser contre le socialisme.

Tout individu ˆ lĠesprit rŽceptif conna”t des moments o il se prend ˆ douter de la machine et mme, dans une certaine mesure, des sciences physiques. Mais il importe de bien distinguer les motifs, trs diffŽrents suivant les Žpoques, dĠhostilitŽ au machinisme et ˆ la science, et de ne pas se laisser abuser par les manifestations de dŽpit de la gent littŽraire contemporaine, dressŽe contre une science qui a confisquŽ ˆ son profit la foudre de la littŽrature. La premire attaque en rgle contre la science et le machinisme que je connaisse se trouve dans la troisime partie des Voyages de Gulliver. Mais les considŽrations de Swift, aussi brillantes et sŽduisantes soient-elles sur le plan littŽraire, nĠen sont pas moins hors du sujet, et mme plut™t btes, parce quĠelles prŽsentent le point de vue (la remarque para”tra peut-tre paradoxale, visant lĠauteur des Voyages de Gulliver) dĠun homme manquant dĠimagination. Pour Swift, la science nĠŽtait quĠun ramassis de recettes sordides, et les machines le fruit dĠŽlucubrations de cerveaux dŽrangŽs, des objets qui ne pourraient jamais fonctionner. Swift nĠavait dĠautre critre que lĠutilitŽ pratique et il lui manquait cet esprit visionnaire qui lui aurait permis de comprendre quĠune expŽrience dŽpourvue sur le moment dĠintŽrt manifeste peut porter ses fruits dans lĠavenir. Il cite, quelque part dans son livre, comme exemple de rŽussite incomparable le fait dĠarriver ˆ Ç faire pousser deux brins dĠherbe lˆ o auparavant il nĠen poussait quĠun È, sans apparemment sĠapercevoir que cĠest prŽcisŽment ce que la machine est capable de rŽaliser. Un peu plus tard, ces machines si mŽprisŽes se mirent ˆ marcher, la science physique consolida son emprise sur le monde, et ce fut le fameux affrontement de la religion et de la science qui remua si fort lĠesprit de nos grands-pres. La guerre est aujourdĠhui finie, chacun des deux adversaires en prŽsence sĠŽtant repliŽ sur ses positions, persuadŽ dĠavoir remportŽ la victoire, mais nombre dĠesprits religieux continuent ˆ entretenir au fond dĠeux-mmes un tenace prŽjugŽ contre la science. Tout au long du dix-neuvime sicle les voix nĠont pas manquŽ pour sĠŽlever contre la science et le machinisme (pensez aux Temps difficiles de Dickens, par exemple), mais cette protestation sĠappuyait en gŽnŽral sur lĠargument, assez peu consistant, que lĠindustrialisme prŽsentait dans les premires phases de son dŽveloppement un visage cruel et repoussant.

Les arguments dŽveloppŽs par Samuel Butler dans un chapitre fameux dĠErewhon sont dĠune autre trempe. Mais Butler vivait ˆ une Žpoque beaucoup moins fŽroce que la n™tre, une Žpoque o un individu de qualitŽ avait encore le loisir de se comporter, sĠil le dŽsirait, en dilettante, et de voir toute lĠaffaire sous lĠangle dĠun pur exercice intellectuel. Butler a aperu de manire assez claire lĠabjecte dŽpendance dans laquelle pouvait nous maintenir la machine, mais au lieu dĠen envisager les ultimes consŽquences, il a prŽfŽrŽ se livrer ˆ une charge qui ne dŽpasse gure le niveau de la farce. Seule notre Žpoque, lĠŽpoque de la mŽcanisation triomphante, nous permet dĠŽprouver rŽellement la pente naturelle de la machine, qui consiste ˆ rendre impossible toute vie humaine authentique.

On aurait sans doute du mal ˆ trouver un tre douŽ de pensŽe et de sensibilitŽ qui ne se soit dit un jour ou lĠautre, ˆ la vue dĠune chaise en tubes, que la machine est lĠennemie de la vie. Mais en rgle gŽnŽrale, il sĠagit lˆ dĠun sentiment plus instinctif que raisonnŽ. Les gens se rendent confusŽment compte que le Ç progrs È est un leurre, mais ils aboutissent ˆ cette conclusion par une sorte de stŽnographie mentale. Mon r™le est ici de restituer les transitions logiques gŽnŽralement escamotŽes. La premire question ˆ se poser est : Ç Quelle est la fonction de la machine ? È Manifestement, sa fonction primordiale est dĠŽpargner de la peine, et les gens qui admettent pleinement la civilisation machiniste voient rarement la nŽcessitŽ dĠaller chercher plus loin. Voici par exemple quelquĠun qui proclame, ou plut™t crie sur les toits, son parfait accord avec le monde mŽcanisŽ dĠaujourdĠhui. Les citations suivantes sont tirŽes de World without Faith de M. John Beevers. ƒcoutons ce dernier :

Ç Il est parfaitement insensŽ dĠaffirmer que lĠindividu moyen dĠaujourdĠhui, payŽ de deux livres dix shillings ˆ quatre livres par semaine, reprŽsente un recul par rapport au valet de ferme du dix-huitime sicle, ou mme ˆ tout ouvrier agricole ou paysan appartenant ˆ nĠimporte quelle communautŽ exclusivement agricole existante ou disparue. CĠest un mensonge. Il est aussi inepte de cŽlŽbrer ˆ grands cris les effets civilisateurs du travail aux champs ou dans une cour de ferme que de sĠinsurger contre celui qui sĠaccomplit dans de grands ateliers de construction de locomotives ou dans une usine de construction automobile. Le travail est un fardeau. Si nous travaillons, cĠest parce que nous y sommes obligŽs, et tout travail nĠa dĠautre finalitŽ que de nous procurer du temps de loisir et les moyens dĠoccuper aussi agrŽablement que possible ce temps de loisir. È

Et un peu plus loin :

Ç LĠhomme aura bient™t assez de temps disponible et de pouvoir sur la matire pour chercher son paradis sur la Terre sans plus se prŽoccuper de celui qui lĠattend au ciel. La Terre sera un endroit si agrŽable ˆ vivre que le prtre et le pasteur nĠauront plus gure lĠoccasion de propager leurs sornettes. Un seul coup bien assenŽ suffit ˆ dŽgonfler ces baudruches. È

M. Beevers consacre tout un chapitre (le chapitre IV de son livre) ˆ illustrer cette thse, et son argumentation nĠest pas sans intŽrt dans la mesure o elle traduit la forme la plus vulgaire, la plus ignorantiste et la plus primaire du culte de la machine. On entend ici sĠexprimer sans entraves toute une fraction du monde moderne. Chaque mangeur dĠaspirine des banlieues reculŽes se fera un devoir dĠapplaudir des deux mains. Notez le trŽmolo indignŽ de M. Beevers (Ç CĠest un menson-on-on-ge ! È) ˆ lĠidŽe que son grand-pre ait pu lui tre supŽrieur en tant quĠindividu ; et ˆ lĠidŽe, encore plus horrible, que le fait de retourner ˆ un mode de vie plus simple pourrait le contraindre ˆ se retrousser les manches pour accomplir un vŽritable travail. Car le travail, voyez-vous, nĠa dĠautre but que de nous Ç procurer du temps de loisir È. Du loisir pour quoi faire ? Pour nous rendre encore plus semblables ˆ M. Beevers, je suppose. La tirade sur le Ç paradis sur la Terre È nous permet toutefois dĠimaginer assez prŽcisŽment la civilisation que M. Beevers appelle de ses vÏux : une sorte de Lyons Corner House instaurŽe in sÏcula saculorum et qui deviendrait sans cesse plus vaste et sans cesse plus bruyante. Et vous trouverez dans nĠimporte quel livre Žcrit par un sectateur du monde de la machine Ñ H. G. Wells par exemple Ñ quantitŽ de passages du mme tonneau. Combien de fois ne nous a-t-on pas rebattu les oreilles avec le couplet bourratif sur les Ç machines, notre nouvelle race dĠesclaves, qui permettront ˆ lĠhumanitŽ de se libŽrer È, etc. Pour ces penseurs, semble-t-il, le seul danger de la machine rŽside dans lĠusage qui pourrait en tre fait ˆ des fins de destruction, comme par exemple les avions en cas de guerre. Mais la guerre et les catastrophes imprŽvisibles mises ˆ part, le futur est conu comme la marche toujours plus rapide du progrs mŽcanique. Des machines pour nous Žpargner de la peine, des machines pour nous Žpargner des efforts de pensŽe, des machines pour nous Žpargner de la souffrance, pour gagner en hygine, en efficacitŽ, en organisation Ñ toujours plus dĠhygine, toujours plus dĠefficacitŽ, toujours plus dĠorganisation, toujours plus de machines, jusquĠˆ ce que nous dŽbouchions sur cette utopie wellsienne qui nous est devenue familire et quĠa si justement ŽpinglŽe Huxley dans Le Meilleur des mondes, le paradis des petits hommes grassouillets. Naturellement, quand ils rvent dĠun tel futur, les petits hommes grassouillets ne se voient ni petits ni grassouillets : ils sont plut™t pareils ˆ des dieux. Mais pourquoi seraient-ils ainsi ? Tout progrs mŽcanique est dirigŽ vers une efficacitŽ toujours plus grande ; cĠest-ˆ-dire, en fin de compte, vers un monde o rien ne saurait aller de travers. Mais dans un tel monde, nombre des qualitŽs qui, pour M. Wells, rendent lĠhomme pareil ˆ un dieu ne seraient pas plus extraordinaires que la facultŽ quĠa un animal de remuer ses oreilles. Les tres que lĠon voit dans Men Like Gods et The Dream sont prŽsentŽs comme braves, gŽnŽreux et physiquement forts. Mais dans un monde dĠo tout danger physique aurait ŽtŽ banni Ñ et il est Žvident que le progrs mŽcanique tend ˆ Žliminer le danger Ñ peut-on sĠattendre ˆ voir se perpŽtuer le courage physique ? Est-il concevable quĠil se perpŽtue ? Et pourquoi la force physique se maintiendrait-elle dans un monde rendant inutile tout effort physique ? Et quant ˆ la loyautŽ, la gŽnŽrositŽ, etc., dans un monde o rien nĠirait de travers, de telles qualitŽs seraient non seulement sans objet mais aussi, vraisemblablement, inimaginables. En rŽalitŽ, la plupart des vertus que nous admirons chez les tres humains ne peuvent se manifester que face ˆ une souffrance, une difficultŽ, un malheur. Mais le progrs mŽcanique tend ˆ Žliminer la souffrance, la difficultŽ, le malheur. Des livres comme The Dream ou Men Like Gods affirment implicitement que la force, le courage ou la gŽnŽrositŽ subsisteront parce quĠil sĠagit lˆ de vertus louables, attributs indispensables de tout tre humain ˆ part entire. Il faut donc croire que les habitants dĠUtopie crŽeraient des dangers artificiels pour tremper leur courage, et feraient des haltres pour se forger des muscles quĠils nĠauraient jamais ˆ utiliser. On voit ici lĠŽnorme contradiction gŽnŽralement prŽsente au cÏur de lĠidŽe de progrs. Le progrs mŽcanique tend ˆ vous fournir un cadre de vie sžr et moelleux ; et pourtant, vous luttez pour demeurer brave et dur. Du mme mouvement, vous vous ruez furieusement de lĠavant et vous retenez dŽsespŽrŽment pour rester en arrire. Comme un agent de change londonien qui voudrait se rendre ˆ son bureau en cotte de maille et sĠentterait ˆ parler en latin mŽdiŽval. De sorte quĠen dernire analyse, le champion du progrs se fait aussi le champion de lĠanachronisme.

JusquĠici jĠai tenu pour acquis que le progrs mŽcanique tendait ˆ rendre la vie sžre et douce. Ceci peut tre mis en doute, dans la mesure o toute nouvelle invention mŽcanique peut produire des effets opposŽs ˆ ceux quĠon en attendait. Prenez par exemple le passage de la traction animale aux vŽhicules ˆ moteur. On pourrait dire ˆ premire vue, considŽrant le nombre effarant des victimes de la route, que lĠautomobile ne contribue pas prŽcisŽment ˆ assurer une vie plus sžre. Par ailleurs, il faut probablement autant de caractre et de force physique pour disputer des courses de motos sur cendrŽe que pour mater un bronco ou courir le Grand National. Cependant, la pente naturelle de la machine est de devenir toujours plus sžre, toujours plus facile ˆ mettre en Ïuvre. Le danger reprŽsentŽ par les accidents dispara”trait si nous dŽcidions de prendre ˆ bras le corps le problme de la circulation routire, comme il nous faudra t™t ou tard le faire. En attendant, lĠautomobile en est arrivŽe ˆ un point de perfectionnement tel que tout individu qui nĠest pas aveugle ou paralytique peut se mettre au volant au bout de quelques leons. AujourdĠhui, il faut beaucoup moins de sang-froid, dĠhabiletŽ, pour conduire passablement une automobile quĠil nĠen faut pour monter correctement un cheval. DĠici vingt ans, il se peut quĠil nĠy faille plus ni sang-froid ni habiletŽ. CĠest pourquoi, si lĠon considre la sociŽtŽ dans son ensemble, il faut bien avouer que le passage du cheval ˆ lĠautomobile sĠest : traduit par un amollissement de lĠtre humain. Prenons une autre invention Ñ lĠavion par exemple, qui, ˆ premire vue, ne semble pas fait pour rendre la vie plus sžre. Les premiers aviateurs Žtaient des hommes dĠun extraordinaire courage, et il faut aujourdĠhui encore une bonne dose de sang-froid pour piloter un plus lourd que lĠair. Mais la machine sĠest dŽjˆ engagŽe sur sa pente naturelle. Comme aujourdĠhui lĠautomobile, lĠavion pourra bient™t tre confiŽ au premier venu. Un million dĠingŽnieurs travaillent, presque ˆ leur insu, pour parvenir ˆ ce but. Et finalement Ñ cĠest lˆ le but, mme si on ne lĠatteint jamais tout ˆ fait Ñ vous obtiendrez un avion qui ne demandera pas ˆ son pilote plus dĠadresse ou de courage quĠil nĠen faut ˆ un bŽbŽ pour se laisser promener dans son landau. Et cĠest dans cette direction que sĠeffectue et doit continuer ˆ sĠeffectuer tout progrs mŽcanique. Une machine Žvolue en sĠautomatisant, cĠest-ˆ-dire en devenant plus facile ˆ utiliser, plus fiable. La finalitŽ ultime du progrs mŽcanique est donc dĠaboutir ˆ un monde entirement automatisŽ Ñ cĠest-ˆ-dire, peut-tre, un monde peuplŽ dĠautomates.

M. Wells nous rŽpliquerait sans doute que le monde ne deviendra jamais totalement fiable, indŽrŽglable, pour cette raison que, quel que soit le niveau dĠefficacitŽ auquel on parvient, on bute toujours sur de nouvelles difficultŽs. Ainsi (cĠest lˆ une des idŽes favorites de M. Wells : il lĠa reprise dans Dieu sait combien de pŽroraisons) le jour o un ordre parfait rŽgnera sur cette plante, il faudra alors sĠatteler ˆ la t‰che gigantesque qui consistera ˆ atteindre et coloniser un autre monde. Mais ce nĠest que reculer pour mieux sauter : lĠobjectif, lui, demeure inchangŽ. QuĠon colonise une autre plante, et le jeu du progrs mŽcanique recommence. Le monde indŽrŽglable aura ŽtŽ remplacŽ par un systme solaire indŽrŽglable, par un univers indŽrŽglable. Se vouer ˆ lĠidŽal de lĠefficacitŽ mŽcanique, cĠest se vouer ˆ un idŽal de mollesse. Mais pareil idŽal nĠa rien qui puisse susciter lĠenthousiasme : de sorte que le progrs appara”t tout entier comme une course frŽnŽtique vers un but quĠon espre ne jamais atteindre. Parfois Ñ cela nĠest pas trs frŽquent mais cela arrive Ñ on tombe sur un individu qui, tout en comprenant bien que ce que lĠon appelle communŽment progrs va de pair avec ce que lĠon appelle aussi communŽment dŽcadence, ne sĠen dŽclare pas moins partisan de ce progrs. Ainsi sĠexplique que dans lĠUtopie de M. Shaw une statue ait ŽtŽ ŽlevŽe ˆ Falstaff, en tant que premier homme ˆ avoir prononcŽ un Žloge de la l‰chetŽ.

Mais lĠaffaire va infiniment plus loin. JusquĠici, je me suis bornŽ ˆ signaler la contradiction quĠil y a ˆ vouloir en mme temps le progrs mŽcanique et la prŽservation de qualitŽs rendues superflues par ce mme progrs. La question quĠil faut maintenant se poser, cĠest de savoir sĠil existe une seule activitŽ humaine qui ne souffrirait pas irrŽmŽdiablement de la toute-puissance de la machine.

La fonction de la machine est de nous Žpargner du travail. Dans un monde entirement mŽcanisŽ, toutes les t‰ches ingrates et fastidieuses seraient confiŽes ˆ la machine, nous laissant ainsi libres de nous consacrer ˆ des occupations plus dignes dĠintŽrt. PrŽsentŽ sous cet angle, le projet est admirable. Il est navrant de voir une demi-douzaine dĠhommes suer sang et eau pour creuser une tranchŽe destinŽe ˆ recevoir une conduite dĠeau quand une machine de conception assez simple remuerait la mme quantitŽ de terre en deux ou trois minutes. Pourquoi ne pas laisser faire le travail ˆ la machine, et permettre aux hommes de sĠoccuper dĠautre chose ? Mais aussit™t surgit la question : quoi dĠautre ? En thŽorie, ces hommes sont libŽrŽs du Ç travail È pour pouvoir sĠadonner ˆ des occupations qui ne sont pas du Ç travail È.

Mais quĠest-ce qui est du travail, et quĠest-ce qui nĠen est pas ? Est-ce travailler que remuer la terre, scier du bois, planter des arbres, abattre des arbres, monter ˆ cheval, chasser, pcher, nourrir la basse-cour, jouer du piano, prendre des photographies, construire une maison, faire la cuisine, semer, garnir des chapeaux, rŽparer des motocyclettes ? Autant dĠactivitŽs qui constituent un travail pour certains et un dŽlassement pour dĠautres. Il y a en fait trs peu dĠactivitŽs quĠon ne puisse classer dans lĠune ou dans lĠautre catŽgorie suivant la manire dont on les considre. Le paysan quĠon aura dispensŽ de travailler la terre voudra peut-tre employer tout ou partie de ses loisirs ˆ jouer du piano, tandis que le concertiste international sautera sur lĠoccasion qui lui est offerte dĠaller biner un carrŽ de pommes de terre. DĠo la faussetŽ de lĠantithse entre le travail conu comme un ensemble de corvŽes assommantes et le non-travail vu comme activitŽ dŽsirable. La vŽritŽ, cĠest que quand un tre humain nĠest pas en train de manger, de boire, de dormir, de faire lĠamour, de jouer ˆ un jeu ou simplement de se prŽlasser sans souci Ñ et toutes ces choses ne sauraient remplir une vie Ñ il Žprouve le besoin de travailler. Il recherche le travail, mme si ce nĠest pas le nom quĠil lui donne. Ds quĠon dŽpasse le stade de lĠidiot de village, on dŽcouvre que la vie doit tre vŽcue dans une trs large mesure en termes dĠeffort. Car lĠhomme nĠest pas, comme semblent le croire les hŽdonistes vulgaires, une sorte dĠestomac montŽ sur pattes. Il a aussi une main, un Ïil et un cerveau. Renoncez ˆ lĠusage de vos mains et vous aurez perdu dĠun coup une grande part de ce qui fait votre personnalitŽ. Reprenez ˆ prŽsent la demi-douzaine dĠhommes occupŽs ˆ creuser une tranchŽe pour la conduite dĠeau. Une machine les a dispensŽs de remuer la terre, ils vont se distraire en sĠadonnant ˆ une autre occupation Ñ la menuiserie, par exemple. Mais de quelque c™tŽ quĠils se tournent, ils dŽcouvrent quĠune autre machine a ŽtŽ mise en place pour faire le travail ˆ leur place. Car, dans un monde compltement mŽcanisŽ, il nĠy aurait pas plus besoin de menuisiers, de cuisiniers, de rŽparateurs de motocyclettes quĠil nĠy aurait besoin de terrassiers pour creuser des tranchŽes. Il nĠest pratiquement aucun travail, quĠil sĠagisse de harponner une baleine ou de sculpter un noyau de cerise, dont une machine ne puisse sĠacquitter. La machine pourrait mme empiŽter sur les activitŽs que nous rangeons dans la catŽgorie de lĠÇ art È ; elle le fait dĠailleurs dŽjˆ avec le cinŽma et la radio. MŽcanisez le monde ˆ outrance, et partout o vous irez vous buterez sur une machine qui vous barrera toute possibilitŽ de travail Ñ cĠest-ˆ-dire de vie.

A premire vue, la chose peut sembler sans gravitŽ. QuĠest-ce qui vous empcherait de vous consacrer ˆ votre, travail Ç crŽateur È sans vous soucier aucunement des machines qui le feraient pour vous ? Mais lĠaffaire nĠest pas aussi simple quĠil y para”t. Me voici, qui passe huit heures par jour dans un bureau ˆ trimer pour le compte dĠune compagnie dĠassurances ; ˆ mes moments de loisir, jĠai envie de me livrer ˆ une occupation Ç crŽatrice È, et cĠest pourquoi je choisis de me transformer en menuisier dĠoccasion, pour me fabriquer une table, par exemple. Notez bien quĠil y a ds le dŽpart quelque chose dĠartificiel dans tout cela, car les maisons spŽcialisŽes peuvent me livrer une table bien meilleure que celle qui sortira de mes mains. Mais mme si je me mets au travail, il mĠest impossible de le faire dans le mme Žtat dĠesprit que lĠŽbŽniste du sicle dernier, et a fortiori que Robinson sur son ”le. Car avant mme de commencer, le plus gros de la t‰che a dŽjˆ ŽtŽ accompli par des machines. Les outils que jĠutilise ne demandent quĠun minimum dĠhabiletŽ. Je peux, par exemple, disposer dĠoutils capables dĠexŽcuter sur commande nĠimporte quelle moulure, alors que lĠŽbŽniste du sicle dernier aurait dž effectuer le travail au ciseau et ˆ la gouge, outils dont lĠemploi suppose un rŽel entra”nement de la main et de lĠÏil. Les planches que jĠachte sont dŽjˆ rabotŽes, les pieds tournŽs mŽcaniquement. Je peux mme acheter la table en pices dŽtachŽes, quĠil ne reste plus quĠˆ assembler. Mon travail se borne alors ˆ enfoncer quelques chevilles et ˆ passer un bout de papier de verre. Et sĠil en est ainsi ds ˆ prŽsent, cela ne peut quĠempirer dans un futur mŽcanisŽ. Avec les matŽriaux et les outils dont on disposera alors, il nĠy aura plus la moindre possibilitŽ dĠerreur, et donc plus aucune place pour lĠhabiletŽ manuelle. Fabriquer une table sera encore plus facile et encore plus ennuyeux quĠŽplucher une pomme de terre. Dans de telles conditions, il est absurde de parler de Ç travail crŽatif È. Quoi quĠil en soit, les arts de la main (qui se transmettent par lĠapprentissage) auront depuis longtemps disparu. Certains dĠentre eux sont dŽjˆ morts, tuŽs par la concurrence de la machine. Rendez-vous dans nĠimporte quel cimetire de campagne et essayez de trouver une pierre tombale correctement taillŽe qui soit postŽrieure ˆ 1820. LĠart, ou plut™t le mŽtier de tailleur de pierre, sĠest si bien perdu quĠil faudrait des sicles pour le ressusciter.

Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas conserver la machine et le travail crŽateur ? Pourquoi ne pas cultiver lĠanachronisme sous la forme du divertissement ˆ temps perdu ? Nombreux sont ceux qui ont caressŽ cette idŽe, de nature, selon eux, ˆ apporter une solution simple et ŽlŽgante aux problmes posŽs par la machine. Au retour de ses deux heures de travail quotidien pendant lesquelles il aura appuyŽ sur une manette ˆ son usine dĠembo”tage de tomates, le citoyen dĠUtopie, nous dit-on, se tournera dŽlibŽrŽment vers un mode de vie plus primitif et donnera libre cours ˆ ses instincts crŽatifs en faisant un brin de poterie ou de tissage ˆ la main. Pourquoi ce tableau est-il absurde ? En vertu dĠun principe qui, bien que toujours valable, nĠest pas toujours clairement peru : ˆ savoir que du moment que la machine est lˆ, on se trouve contraint de sĠen servir. Personne ne va tirer lĠeau au puits quand il suffit dĠouvrir un robinet. Les voyages illustrent assez bien ce principe. Celui qui sĠest dŽplacŽ par des moyens primitifs dans un pays peu dŽveloppŽ sait quĠil y a, entre ce type de voyage et les voyages modernes en train, auto, etc., autant de diffŽrence quĠentre la vie et la mort. Le nomade qui se dŽplace ˆ pied ou ˆ dos dĠanimal, avec ses bagages chargŽs sur un chameau ou une voiture ˆ bÏufs, Žprouvera peut-tre toute sorte de dŽsagrŽments, mais au moins il vivra pendant ce temps. Alors que celui qui roule dans un train express ou vogue ˆ bord dĠun paquebot de luxe ne conna”t en fait de voyage quĠun interrgne, une sorte de mort temporaire. Et pourtant, du moment que les chemins de fer existent, il faut bien voyager en train, ou en avion, ou en voiture.

Supposez que je me trouve ˆ soixante kilomtres de Londres. Si je veux rejoindre la capitale, quĠest-ce qui mĠempche de charger mes bagages sur un mulet et de faire le trajet ˆ pied, au prix de deux jours de voyage ? Tout simplement le fait que les autocars de la Green Line, me passant toutes les dix minutes au ras des oreilles, transformeraient mon ŽquipŽe en une fastidieuse corvŽe. Pour apprŽcier les moyens de dŽplacement primitifs, il faut quĠil nĠy ait pas dĠautres moyens disponibles. Aucun tre au monde ne recherche la difficultŽ pour la difficultŽ, surtout quand lĠennui est de surcro”t prŽsent au rendez-vous. DĠo le ridicule de cette image des citoyens dĠUtopie sauvant leur ‰me en faisant du dŽcoupage sur bois. Dans un monde o tout pourrait tre fait par des machines, tout serait fait par des machines. Retourner dŽlibŽrŽment aux mŽthodes primitives, utiliser des outils archa•ques, semer sciemment de stupides petites difficultŽs sur son chemin, voilˆ qui relverait du pur dilettantisme, de lĠastuce soigneusement fignolŽe, de lĠaffŽterie mignarde. Cela reviendrait ˆ sĠasseoir solennellement ˆ la table du repas avec en main des couverts taillŽs dans la pierre. Revenir au Ç fait ˆ la main È dans un ‰ge dominŽ par les machines, ce serait revenir ˆ lĠHostellerie de Ma”tre Pierre ou ˆ la villa de style Tudor avec ses fausses boiseries sur les murs.

Le progrs mŽcanique tend ainsi ˆ laisser insatisfait le besoin dĠeffort et de crŽation prŽsent en lĠhomme. Il rend inutile, voire impossible, lĠactivitŽ de lĠÏil et de la main. LĠap™tre du progrs vous dira parfois que cela est sans grande importance, mais il est gŽnŽralement assez facile de lui clouer le bec en poussant ˆ lĠextrme les consŽquences de cette manire de voir les choses. Ainsi, pourquoi continuer ˆ se servir de ses mains pour se moucher, par exemple, ou pour tailler un crayon ? Il serait certainement possible dĠadapter sur ses Žpaules un dispositif de caoutchouc et dĠacier, quitte ˆ laisser ses bras se transformer en moignons o ne resteraient que la peau et les os. Et continuer dans cette voie pour chaque organe et chaque facultŽ. Il nĠy a vraiment aucune raison impŽrative pour quĠun tre humain fasse autre chose que manger, boire, dormir, respirer et procrŽer ; tout le reste pourrait tre fait par des machines qui agiraient ˆ sa place. CĠest pourquoi lĠaboutissement logique du progrs mŽcanique est de rŽduire lĠtre humain ˆ quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermŽ dans un bocal. Tel est lĠobjectif vers lequel nous nous acheminons dŽjˆ, mme si nous nĠavons, bien sžr, aucunement lĠintention dĠy parvenir : de mme quĠun homme buvant quotidiennement une bouteille de whisky ne le fait pas dans lĠintention bien arrtŽe dĠy gagner une cirrhose du foie. La fin implicite du progrs, ce nĠest peut-tre pas tout ˆ fait le cerveau dans le bocal, mais cĠest ˆ coup sžr un effroyable gouffre o lĠhomme Ñ le sous-homme Ñ sĠab”merait dans la mollesse et lĠimpuissance.

Et le malheur, cĠest quĠaujourdĠhui les mots de Ç.progrs.È et de Ç.socialisme.È sont liŽs de manire indissoluble dans lĠesprit de la plupart des gens. On peut tenir pour certain que lĠadversaire rŽsolu du machinisme est aussi un adversaire rŽsolu du socialisme. Le socialiste nĠa ˆ la bouche que les mots de mŽcanisation, rationalisation, modernisation Ñ ou du moins croit de son devoir de sĠen faire le fervent ap™tre. Ainsi, tout rŽcemment, un personnage en vue du parti travailliste indŽpendant mĠa confessŽ, avec une sorte de retenue mŽlancolique Ñ.comme sĠil y avait lˆ quelque chose de vaguement indŽcent.Ñ quĠil avait Ç.la passion des chevaux.È. Car voyez-vous, le cheval appartient ˆ un passŽ terrien rŽvolu et la nostalgie est toujours entachŽe dĠun vague parfum dĠhŽrŽsie. Je ne pense pas quant ˆ moi que cela soit justifiŽ, mais cĠest un fait.: un fait qui, ˆ lui seul, suffit ˆ expliquer les distances que prennent vis-ˆ-vis du socialisme les honntes gens.

Il y a une gŽnŽration, tout individu dotŽ dĠintelligence Žtait dĠune certaine faon un rŽvolutionnaire. AujourdĠhui, on serait plus prs de la vŽritŽ en affirmant que tout individu intelligent est rŽactionnaire. A cet Žgard, il nĠest pas sans intŽrt de mettre en parallle Le Dormeur se rŽveille dĠH. G. Wells et Le Meilleur des mondes dĠHuxley, Žcrits ˆ trente annŽes de distance. Dans les deux cas on a affaire ˆ une Utopie pessimiste, ˆ lĠŽvocation dĠune sorte de paradis du pharisien concrŽtisant tous les rves de lĠindividu Ç progressiste È. ConsidŽrŽ sous le seul angle de lĠÏuvre dĠimagination, Le Dormeur se rŽveille est ˆ mon sens trs supŽrieur, mais on y trouve dĠŽnormes contradictions, et cela parce que Wells, en sa qualitŽ de grand prtre du progrs, est incapable dĠŽcrire avec quelque conviction contre ce mme progrs. Il nous prŽsente le tableau dĠun monde resplendissant et sournoisement inquiŽtant o les classes privilŽgiŽes connaissent une vie placŽe sous le signe dĠun hŽdonisme pusillanime et superficiel tandis que les travailleurs, rŽduits ˆ un Žtat de total esclavage et maintenus dans une ignorance les ravalant au rang de sous-hommes, peinent comme des troglodytes dans des cavernes creusŽes sous la terre. Il suffit dĠexaminer lĠidŽe de base Ñ.reprise dans une trs belle nouvelle contenue dans les Stories of Space and Time.Ñ pour en dŽcouvrir toute lĠabsurditŽ logique. Car dans le monde outrancirement mŽcanisŽ quĠimagine Wells, pourquoi les ouvriers devraient-ils travailler plus durement quĠaujourdĠhui ? De toute Žvidence, la machine tend ˆ supprimer le travail, et non ˆ lĠaccro”tre. Dans une civilisation des machines, les ouvriers pourraient tre rŽduits en esclavage, mal traitŽs, voire sous-alimentŽs, mais ils ne sauraient tre condamnŽs ˆ travailler sans cesse avec leurs bras. Car alors, quel serait le r™le de la machine ? Il peut y avoir des machines pour faire tout le travail, ou des tres humains, mais pas les deux ˆ la fois. Ces annŽes dĠouvriers troglodytes, avec leurs uniformes bleus et leur langage adultŽrŽ, ˆ peine humain, ne sont lˆ que pour vous donner la chair de poule. Wells entend signifier que le progrs peut se fourvoyer ; mais la seule consŽquence funeste quĠil imagine, cĠest lĠinŽgalitŽ Ñ une classe qui sĠadjuge toute la richesse et tout le pouvoir, et qui opprime le reste de lĠhumanitŽ, par pur caprice apparemment. Modifiez trs lŽgrement cette optique, semble dire lĠauteur, renversez la classe privilŽgiŽe Ñ en fait, passez du capitalisme mondial au socialisme Ñ et tout sera pour le mieux. La civilisation machiniste doit tre prŽservŽe, mais il faut en rŽpartir Žquitablement les fruits. LĠidŽe que Wells se refuse ˆ regarder en face, cĠest que la machine puisse tre le vŽritable ennemi. Et cĠest pourquoi ses utopies les plus rŽvŽlatrices (The Dream, Men Like Gods, etc.) marquent un retour ˆ lĠoptimisme et ˆ la vision dĠune humanitŽ Ç libŽrŽe È par la machine, sĠincarnant dans une race dĠtres ŽclairŽs uniquement occupŽs ˆ paresser au soleil et ˆ se fŽliciter dĠtre si supŽrieurs ˆ leurs anctres.

Le Meilleur des mondes tŽmoigne dĠune autre Žpoque et dĠune gŽnŽration qui a percŽ ˆ jour le mythe du progrs. CĠest une Ïuvre qui nĠest pas exempte de contradictions (la plus importante ayant ŽtŽ signalŽe par M. John Strachey dans The Coming Struggle for Power), mais qui nĠen constitue pas moins un coup mŽmorable assŽnŽ au perfectionnisme de lĠespce la plus suffisante. Par-delˆ le parti pris de charge, lĠouvrage exprime sans doute lĠattitude dĠune majoritŽ de gens douŽs de raison vis-ˆ-vis de la civilisation machiniste.

LĠhostilitŽ de lĠindividu conscient vis-ˆ-vis de la machine est en un sens irrŽaliste, si lĠon considre ce fait indŽniable que la machine est lˆ, et bien dŽcidŽe ˆ rester. Mais en tant que disposition mentale, cette hostilitŽ mŽrite dĠtre attentivement examinŽe. Sans doute devons-nous prendre notre parti de la machine, mais comme nous prenons notre parti dĠune drogue ˆ absorber Ñ cĠest-ˆ-dire sans enthousiasme et avec quelque mŽfiance. A lĠimage de la drogue, la machine est utile, dangereuse et crŽatrice dĠhabitudes. Plus on sĠy adonne, plus son emprise se fait tyrannique. Il suffit dĠouvrir les yeux autour de soi pour constater les rapides et sinistres progrs quĠenregistre la machine dans son entreprise dĠassujettissement. A commencer par lĠeffrayante perversion du gožt dont nous sommes redevables ˆ un sicle de mŽcanisation. CĠest lˆ un fait presque trop Žvident, trop reconnu de tous pour quĠil soit besoin de sĠy attarder. Mais prenons le seul exemple du gožt au sens le plus Žtroit Ñ celui qui vous pousse ˆ consommer une nourriture convenable. Dans les pays hautement mŽcanisŽs, les aliments en bo”te, la conservation par le froid, les ar™mes synthŽtiques ont fait du palais un organe quasiment mort. Comme vous pouvez vous en rendre compte chez nĠimporte quel marchand de fruits et lŽgumes, ce que la majoritŽ des Anglais appellent une pomme, cĠest un morceau de ouate vivement colorŽ en provenance dĠAmŽrique ou dĠAustralie. Les Anglais dŽvorent, apparemment avec plaisir, ce genre de chose et laissent pourrir sous lĠarbre les pommes de leur pays. CĠest lĠaspect brillant, standardisŽ, mŽcanisŽ des pommes amŽricaines qui les sŽduit ; e gožt bien supŽrieur de la pomme anglaise est un fait qui leur Žchappe, purement et simplement. ConsidŽrez encore, chez lĠŽpicier, ces fromages industriels enveloppŽs de papier dĠŽtain, et ce beurre Ç.de mŽlange.È.; regardez ces hideux alignements de bo”tes de fer blanc qui envahissent chaque jour un peu plus les Žtagres des comestibles, et mme des crŽmeries. Regardez une bžche ˆ six pence ou une glace ˆ deux pence ; regardez les misŽrables sous-produits chimiques que les gens sĠenfournent dans le gosier en croyant boire de la bire. Partout vous assisterez au triomphe de lĠarticle tape-ˆ-lĠÏil fabriquŽ ˆ la cha”ne sur le produit traditionnel ayant encore un gožt diffŽrent de celui de la sciure de bois. Et ce qui vaut pour les aliments sĠapplique aussi aux meubles, aux maisons, aux vtements, aux livres, aux distractions, ˆ tout ce qui constitue notre cadre de vie. Ils sont aujourdĠhui des millions Ñ et leur nombre ne cesse de cro”tre Ñ ces gens pour qui les crachotements nasillards de la T.S.F. constituent un fond sonore non seulement plus appropriŽ mais aussi plus naturel que les meuglements des troupeaux ou le chant des oiseaux. La mŽcanisation du monde ne saurait aller trs loin si le gožt, mme rŽduit aux seules papilles gustatives, demeurait intact, car dans ce cas la plupart des produits de la machine ne trouveraient tout bonnement pas preneur. Dans un monde en bonne santŽ, il nĠy aurait pas de demande pour les bo”tes de conserves, lĠaspirine, les gramophones, les chaises en tubes, les mitrailleuses, les journaux quotidiens, les tŽlŽphones, les automobiles, etc. ; on se disputerait, en revanche, les objets que la machine est incapable de produire. Mais la machine est lˆ et ses ravages sont presque impossibles ˆ endiguer. On la voue aux gŽmonies mais on continue ˆ lĠutiliser. Pour peu quĠon lui en donne lĠoccasion, un sauvage allant les fesses au vent sĠimprŽgnerait en quelques mois des vices de la civilisation. La mŽcanisation conduit ˆ la perversion du gožt, la perversion du gožt ˆ une demande accrue dĠarticles fabriquŽs ˆ la machine, et donc ˆ une mŽcanisation toujours plus poussŽe, et cĠest ainsi que la boucle est bouclŽe.

Mais il y a plus : la mŽcanisation du monde tend ˆ se dŽvelopper dĠune manire en quelque sorte automatique, indŽpendamment de notre volontŽ. Ceci parce que, chez lĠOccidental dĠaujourdĠhui, la facultŽ dĠinvention mŽcanique sĠest trouvŽe constamment stimulŽe et encouragŽe au point de faire presque figure dĠinstinct second. On invente de nouvelles machines et on perfectionne celles qui existent dŽjˆ de manire quasi inconsciente, comme un somnambule qui se lverait au milieu de la nuit pour aller travailler. Jadis, au temps o chacun Žtait persuadŽ que la vie sur cette plante Žtait cruelle, ou ˆ tout le moins vouŽe au labeur, il semblait tout naturel de continuer ˆ utiliser les outils imparfaits hŽritŽs des anctres, et il ne se trouvait que quelques rares illuminŽs pour proposer, de loin en loin, des innovations. Ainsi sĠexplique que le char ˆ bÏufs, la charrue ou la faucille aient pu traverser les sicles sans subir aucun changement. On a Žtabli que la vis Žtait connue dans la plus lointaine antiquitŽ, mais il a fallu attendre le milieu du dix-neuvime sicle pour que quelquĠun sĠavise de placer une pointe au bout. Pendant plusieurs milliers dĠannŽes, on sĠest obstinŽ ˆ forer des trous o pourraient sĠinsŽrer des vis ˆ bout plat. AujourdĠhui, une telle chose serait inconcevable. Car lĠactuel produit de la civilisation occidentale para”t dotŽ dĠun sens hypertrophiŽ de lĠinvention. Pour lui, inventer des machines est un rŽflexe aussi naturel que la nage chez lĠinsulaire de PolynŽsie. Confiez ˆ lĠOccidental un quelconque travail ˆ faire, et il entreprend aussit™t de concevoir une machine capable de le faire ˆ sa place ; donnez-lui une machine, et il songe aussit™t au moyen de la perfectionner. Je comprends assez bien cette tendance car je me trouve moi-mme pourvu de ce tour dĠesprit, mme sĠil nĠaboutit gŽnŽralement ˆ rien, ou ˆ pas grand-chose. Je nĠai ni la patience ni la qualification mŽcanique requise pour concevoir la moindre machine susceptible de fonctionner, mais je vois perpŽtuellement dŽfiler dans mon esprit, comme des zombies, des machines qui me dispenseraient de devoir faire travailler mes muscles ou mon cerveau. Un individu plus douŽ que moi pour la mŽcanique en construirait certainement quelques-unes et les ferait fonctionner. Mais dans le systme Žconomique qui est aujourdĠhui le n™tre, la construction de ces machines Ñ ou plut™t le destin public quĠelles conna”traient Ñ serait soumis aux impŽratifs du marchŽ. Les socialistes ont donc raison quand ils affirment que le progrs mŽcanique conna”tra un rythme de dŽveloppement beaucoup plus rapide une fois que le socialisme aura ŽtŽ instaurŽ. Dans le cadre dĠune civilisation mŽcaniste, le processus dĠinvention et de perfectionnement est appelŽ ˆ se poursuivre sans cesse, mais la pente naturelle du capitalisme est de le freiner, car un tel systme veut que toute invention ne rapportant pas de profits ˆ trs court terme soit nŽgligŽe. Certaines mme, qui menacent de rŽduire les profits, sont ŽtouffŽes dans lĠÏuf aussi impitoyablement que le verre souple mentionnŽ par PŽtrone (1). Que le socialisme triomphe Ñ et que disparaisse donc le principe de profit Ñ et lĠinventeur aura les mains libres. Le rythme de la mŽcanisation du monde, qui est dŽjˆ assez rapide, serait, ou en tout cas pourrait tre, prodigieusement accŽlŽrŽ. Cette perspective ne laisse pas dĠtre inquiŽtante si lĠon songe que nous avons dĠores et dŽjˆ perdu le contr™le du processus de mŽcanisation. Et ceci pour la simple raison que lĠhumanitŽ a pris le pli. Un chimiste met au point un nouveau procŽdŽ de fabrication du caoutchouc synthŽtique, un ingŽnieur conoit un nouveau type dĠaxe de piston : pourquoi ? Non pas dans un but clairement dŽfini, mais simplement en vertu dĠune force, devenue aujourdĠhui instinctive, qui pousse ce chimiste ou cet ingŽnieur ˆ inventer et ˆ perfectionner. Mettez un pacifiste au travail dans une usine o lĠon fabrique des bombes, et avant deux mois vous le trouverez en train de mettre au point un nouvel engin. Ainsi sĠexpliquent des inventions aussi diaboliques que les gaz asphyxiants, dont les auteurs ne sĠattendent certainement pas ˆ ce quĠelles se rŽvlent bŽnŽfiques pour lĠhumanitŽ. Notre attitude vis-ˆ-vis des gaz, par exemple, devrait tre celle du roi de Brobdingnag face ˆ la poudre ˆ canon. Mais, vivant dans une re scientifique et mŽcanique, nous avons lĠesprit perverti au point de croire que le Ç progrs È doit se poursuivre et que la science doit continuer ˆ aller de lĠavant, quoi quĠil en cožte. En paroles, nous serons tout prts ˆ convenir que la machine est faite pour lĠhomme et non lĠhomme pour la machine ; dans la pratique, tout effort visant ˆ contr™ler le dŽveloppement de la machine nous appara”t comme une atteinte ˆ la science, cĠest-ˆ-dire comme une sorte de blasphme. Et mme si lĠhumanitŽ tout entire se dressait soudain contre la machine et se prononait pour un retour ˆ un mode de vie plus simple, la tendance ne serait pas si facile ˆ renverser. Il ne suffirait pas de briser, comme dans Erewhon de Butler, toutes les machines inventŽes postŽrieurement ˆ une certaine date ; il faudrait encore briser la tournure dĠesprit qui nous pousserait, presque malgrŽ nous, ˆ inventer de nouvelles machines aussit™t les anciennes dŽtruites. Et cette disposition mentale est prŽsente, ne fžt-ce quĠˆ lĠŽtat larvŽ, en chacun de nous. Dans tous les pays du monde, la grande armŽe des savants et des techniciens, suivie tant bien que mal par toute une humanitŽ haletante, sĠavance sur la route du Ç progrs È avec la dŽtermination aveugle dĠune colonne de fourmis. On trouve relativement peu de gens pour souhaiter quĠon en arrive lˆ, on en trouve beaucoup qui souhaitent de toutes leurs forces quĠon nĠen arrive jamais lˆ, et pourtant ce futur est dŽjˆ du prŽsent. Le processus de la mŽcanisation est lui-mme devenu une machine, un monstrueux vŽhicule nickelŽ qui nous emporte ˆ toute allure vers une destination encore mal connue, mais selon toute probabilitŽ vers un monde capitonnŽ ˆ la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal.

Tel est le procs instruit contre la machine. Que ce procs soit fondŽ ou non fondŽ, peu importe. Ce qui demeure, cĠest que les arguments prŽsentŽs, ou des arguments trs voisins, recueilleraient lĠassentiment de tout individu hostile ˆ la civilisation machiniste. Et malheureusement, en raison du complexe associatif Ç socialisme-progrs-machinisme-Russie-tracteur-hygine-machinisme-progrs È prŽsent dans lĠesprit de la quasi-totalitŽ des gens, le mme individu se trouve, en gŽnŽral, tre Žgalement hostile au socialisme. Celui qui a en horreur le chauffage central et les chaises en tubes est aussi celui qui, ds que vous prononcez le mot de socialisme, grommelle quelque chose sur Ç lĠƒtat-ruche È et sĠŽloigne dĠun air douloureux. Si jĠen crois mes observations, trs rares sont les socialistes qui comprennent la raison de ce phŽnomne, ou mme qui en sont simplement conscients. Prenez ˆ part un socialiste de lĠespce la plus exaltŽe, rŽpŽtez-lui en substance tout ce que jĠai exposŽ dans ce chapitre, et attendez sa rŽponse. Je peux dŽjˆ vous dire que vous obtiendrez plusieurs rŽponses : je les ai tant de fois entendues que je les connais maintenant presque par cÏur.

Pour commencer, il vous dira quĠil est impossible de Ç faire marche arrire È (ou de Ç retenir la main du progrs È Ñ comme si cette main nĠavait pas ŽtŽ brutalement retenue ˆ maintes reprises dans lĠhistoire de lĠhumanitŽ !), puis il vous taxera dĠobscurantisme et vous rŽcitera le couplet sur les calamitŽs de toute sorte qui sŽvissaient au moyen ‰ge, la lpre, lĠInquisition, etc. En rŽalitŽ, la plupart des griefs invoquŽs par les tenants de la modernitŽ ˆ lĠencontre du moyen ‰ge et, plus gŽnŽralement, du passŽ sont sans objet dans la mesure o cela revient ˆ projeter lĠhomme dĠaujourdĠhui, avec ses mÏurs dŽlicates et ses habitudes de confort douillet, dans un temps o ces notions nĠavaient pas cours. Mais notez aussi que cette rŽponse nĠen est pas une. Car lĠaversion que peut inspirer un futur mŽcanisŽ nĠimplique aucune faiblesse coupable pour une quelconque pŽriode du passŽ. D..H..Lawrence, trop fin pour se laisser prendre au pige mŽdiŽviste, a choisi dĠidŽaliser les ƒtrusques, peuple dont, par une heureuse co•ncidence, nous ne savons pas grand-chose. Mais nul besoin nĠest dĠidŽaliser les ƒtrusques, les PŽlasges, les Aztques, les SumŽriens ou toute autre civilisation parŽe par sa disparition dĠune aura romantique. Si lĠon se reprŽsente une forme souhaitable de civilisation, cĠest uniquement en tant quĠobjectif ˆ atteindre, sans quĠil faille pour cela lui trouver une caution en un point quelconque du temps ou de lĠespace. Enfoncez bien ce clou, expliquez que ce que vous souhaitez, cĠest parvenir ˆ une vie plus simple et plus dure au lieu dĠune vie plus molle et plus compliquŽe, et le socialiste vous rŽtorquera presque inŽvitablement que vous voulez revenir ˆ lĠÇ Žtat de nature È, cĠest-ˆ-dire ˆ quelque nausŽabonde caverne du palŽolithique : comme sĠil nĠy avait pas de moyen terme entre un Žclat de silex et les aciŽries de Sheffield, entre une pirogue primitive et le Queen Mary !

Vous obtiendrez, ˆ la longue, une rŽponse un peu plus adŽquate, que lĠon peut en gros rŽsumer comme suit : Ç Oui, tout ce que vous dites est fort beau, et ce serait trs bien de notre part de nous endurcir, dĠapprendre ˆ nous passer de lĠaspirine, du chauffage central, etc. LĠennui, voyez-vous, cĠest que personne nĠen a vraiment envie. Cela signifierait un retour au mode de vie rural Ñ cĠest-ˆ-dire travailler du matin au soir comme des btes, et cĠest une tout autre affaire que de faire un peu de jardinage ˆ ses moments perdus. Je nĠai pas envie de faire un travail de forat, vous nĠavez pas envie de faire un travail de forat, personne nĠen a envie ds quĠil sait ce que cela reprŽsente. Si vous parlez comme vous le faites, cĠest que vous nĠavez jamais de toute votre vie travaillŽ toute une journŽe È, etc.

Il y a lˆ-dedans une part de vŽritŽ. Cela revient ˆ dire : Ç Nous sommes mous Ñ eh bien, pour lĠamour du ciel, quĠon nous laisse ˆ notre mollesse ! È, argument qui a le mŽrite du rŽalisme. Comme je lĠai dŽjˆ signalŽ, la machine nous tient et nous tient bien, et il sera extrmement difficile de lui Žchapper. Cette rŽponse nĠen est pas moins une Žchappatoire, dans la mesure o elle Žlude la question de savoir ce que nous entendons vraiment par Ç avoir envie È de ceci ou de cela. Je suis un semi-intellectuel dŽcadent du monde moderne, et jĠen mourrais si je nĠavais pas mon thŽ du matin et mon New Statesman chaque vendredi. Manifestement, je nĠai pas envie de revenir ˆ un mode de vie plus simple, plus dur, plus fruste et probablement fondŽ sur le travail de la terre. En ce mme sens, je nĠai pas Ç envie È de me restreindre sur la boisson, de payer mes dettes, de prendre davantage dĠexercice, dĠtre fidle ˆ ma femme, etc. Mais en un autre sens, plus fondamental, jĠai envie de tout cela, et peut-tre aussi en mme temps dĠune civilisation o le Ç progrs È ne se dŽfinirait pas par la crŽation dĠun monde douillet ˆ lĠusage des petits hommes grassouillets.

Les arguments que je viens de rŽsumer sont ˆ peu prs les seuls quĠont trouvŽ ˆ mĠopposer les socialistes Ñ jĠentends les socialistes conscients, nourris de livres, ˆ chaque fois que jĠai tentŽ de leur expliquer comment ils en arrivaient ˆ faire fuir les adhŽrents potentiels. Bien sžr il y a toujours cette vieille rengaine selon laquelle le socialisme sĠinstaurera de toute faon, que les gens le veuillent ou non, par la gr‰ce de cette merveille quĠest la Ç nŽcessitŽ historique È. Mais la nŽcessitŽ historique, ou plut™t la foi quĠon pouvait avoir en elle, nĠa pas survŽcu ˆ la venue dĠHitler.

En attendant, lĠhomme de rŽflexion, gŽnŽralement de gauche par ses idŽes mais souvent de droite par tempŽrament, ne se dŽcide pas ˆ franchir le pas. AssurŽment, il se rend compte quĠil devrait tre socialiste. Mais, constatant lĠŽpaisseur dĠesprit des socialistes pris individuellement, puis la mollesse flagrante des idŽaux socialistes, il passe son chemin. JusquĠˆ une date rŽcente, il Žtait naturel de se rŽfugier dans lĠindiffŽrentisme. Il y a dix ans, et mme cinq ans, lĠhomme de lettres typique rŽdigeait des monographies sur lĠarchitecture baroque et planait en esprit bien au-dessus de la politique. Mais cette attitude devient difficile ˆ soutenir, et mme franchement dŽmodŽe. La vie est de plus en plus ‰pre, les questions apparaissent sous un jour plus cru, la conviction que rien ne saurait changer (cĠest-ˆ-dire que vos dividendes seront prŽservŽs) commence ˆ battre de lĠaile. La haute palissade sur laquelle perche notre homme de lettres, qui lui paraissait nagure encore aussi confortable que le coussin de peluche dĠune stalle de cathŽdrale, commence ˆ lui meurtrir cruellement les fesses, et, de plus en plus, il se demande de quel c™tŽ tomber. Il serait amusant de recenser les bons auteurs qui, il y a une douzaine dĠannŽes, se posaient en champions de lĠart pour lĠart et auraient jugŽ dĠune inconcevable vulgaritŽ de mler leurs voix ˆ un scrutin, fžt-ce pour une Žlection gŽnŽrale, et qui aujourdĠhui prennent fermement position en matire politique. Alors que la plupart des jeunes Žcrivains, tout au moins ceux qui ne sont pas de simples g‰che-papier, sont Ç politiques È depuis le dŽbut de leur carrire. Je crains quĠil nĠy ait, pour cause de mal aux fesses, un terrible danger de voir les forces vives de lĠintelligentsia se tourner vers le fascisme. Quand les fesses seront-elles vraiment trop meurtries, cĠest difficile ˆ dire. Cela dŽpendra vraisemblablement des ŽvŽnements en Europe. Mais le seuil critique pourrait tre atteint dĠici deux ans Ñ peut-tre mme un an. Et ce sera aussi le moment o tout individu ayant un tant soit peu de jugement ou de respect de soi sentira, du plus profond de lui-mme, quĠil est de son devoir de se ranger dans le camp socialiste. Mais cela ne se fera pas tout seul. Trop de vieux prŽjugŽs encombrent encore la route. Il faudra le convaincre, et pour ce faire user de mŽthodes qui prennent son point de vue propre en considŽration. Les socialistes ont assez perdu de temps ˆ prcher des convertis. Il sĠagit pour eux, ˆ prŽsent, de fabriquer des socialistes, et vite. Or, trop souvent, ce sont des fascistes quĠils fabriquent.

Quand je parle du fascisme en Angleterre, je ne pense pas nŽcessairement ˆ Mosley et ˆ ses fidles boutonneux. Quand il se rŽvŽlera, le fascisme anglais prendra vraisemblablement un aspect mesurŽ, cauteleux (on peut penser que, tout au moins dans les premiers temps, il ne se donnera mme pas le nom de fascisme) et il est peu probable que les dragons costumŽs de Mosley, avec leur air de sortir dĠune opŽrette de Gilbert et Sullivan, puissent faire autre chose que dŽcha”ner les rires de la plupart des Anglais. Cela dit, il serait imprudent de ne pas garder un Ïil sur Mosley, car, lĠexpŽrience le prouve (cf. Hitler ou NapolŽon III), cĠest parfois un avantage pour un politicien aux dents longues que de ne pas tre pris trop au sŽrieux ˆ ses dŽbuts. Mais ce qui mĠintŽresse en ce moment, cĠest la mentalitŽ fasciste qui, indubitablement, gagne du terrain parmi des gens que lĠon aurait pu croire a priori mieux immunisŽs contre ce type de pensŽe. Le fascisme de lĠintellectuel est une sorte dĠimage renversŽe, comme dans un miroir, non pas exactement du socialisme, mais dĠun trs plausible travestissement du socialisme. Ce fascisme se rŽduit ˆ un parti pris de prendre le contre-pied systŽmatique de tout ce que fait le socialiste tel quĠon lĠimagine. Si vous donnez au socialisme un visage indžment patibulaire, si vous laissez les gens se mettre dans la tte quĠun simple geste des doctrinaires marxistes suffirait ˆ signer lĠarrt de mort de la civilisation occidentale, alors vous avez toutes chances de prŽcipiter lĠintellectuel dans les bras du fascisme. Vous le forcez ˆ se mettre sur la dŽfensive, ˆ adopter une attitude de refus outragŽ qui le rend parfaitement sourd ˆ toute argumentation en faveur du socialisme. Cette attitude sĠaffirme dŽjˆ de manire trs nette chez des auteurs comme Ezra Pound, Wyndham Lewis, Roy Campbell, etc., chez la plupart des Žcrivains catholiques romains et chez bon nombre de membres du groupe Douglas Credit, chez certains romanciers ˆ vocation populaire et mme, si lĠon gratte un peu les apparences, chez les grands penseurs conservateurs Ç si supŽrieurs È comme Eliot et ses innombrables Žpigones. Si vous voulez des exemples frappants de la montŽe du sentiment fasciste en Angleterre, jetez simplement un regard sur quelques-unes des innombrables lettres adressŽes aux journaux lors de la guerre dĠAbyssinie pour approuver lĠaction italienne, et considŽrez aussi les cris dĠallŽgresse qui, tant chez les prŽdicateurs catholiques que chez leurs homologues anglicans, ont saluŽ le soulvement fasciste en Espagne (voir le Daily Mail du 17 aožt 1936).

Pour combattre le fascisme, il est nŽcessaire de le comprendre, cĠest-ˆ-dire dĠadmettre quĠil y a en lui un peu de bon ˆ c™tŽ de beaucoup de mauvais. Dans la pratique, bien sžr, ce nĠest quĠune odieuse tyrannie utilisant, pour arriver au pouvoir et sĠy maintenir, des mŽthodes telles que mme ses plus chauds partisans prŽfrent parler dĠautre chose si la question vient sur le tapis. Mais le sentiment fasciste sous-jacent, le sentiment qui pousse les gens dans les bras du fascisme est peut-tre parfois moins mŽprisable. Ce nĠest pas toujours, comme on pourrait le croire ˆ la lecture du Saturday Review, la peur panique de lĠŽpouvantail bolchevik qui est dŽterminante. Tous ceux qui se sont un tant soit peu penchŽs sur le phŽnomne savent que le fasciste Ç.du rang.È est bien souvent un individu animŽ des meilleures intentions, sincrement dŽsireux, par exemple, dĠamŽliorer le sort des ch™meurs. Mais encore plus significatif est le fait que le fascisme tire sa force aussi bien des bonnes que des mauvaises variŽtŽs de conservatisme. Il sŽduit tout naturellement ceux qui ont un penchant pour la tradition et la discipline. Il est sans doute trs facile, quand on a subi jusquĠˆ lĠŽcÏurement la plus impudente propagande socialiste, de voir dans le fascisme la dernire ligne de dŽfense de tout ce quĠil y a de prŽcieux dans la civilisation europŽenne. Le nervi fasciste sous son jour le plus tristement symbolique Ñ.matraque en caoutchouc dĠune main et bouteille dĠhuile de ricin de lĠautre.Ñ ne se sent pas forcŽment lĠ‰me dĠune brute aux ordres : il se voit plus probablement tel Roland ˆ Ronceveaux, dŽfenseur de la chrŽtientŽ contre les barbares. Il faut bien reconna”tre que si le fascisme est partout en progrs, la faute en incombe trs largement aux socialistes. Et ceci est dž en partie ˆ la tactique communiste de sabotage de la dŽmocratie.Ñ tactique aberrante qui revient ˆ scier la branche sur laquelle on est assis.Ñ, mais aussi et surtout au fait que les socialistes ont, pour ainsi dire, prŽsentŽ leur cause par le mauvais bout. Ils ne se sont jamais attachŽs ˆ montrer de manire suffisamment nette que le socialisme a pour fins essentielles la justice et la libertŽ. LĠÏil rivŽ sur le fait Žconomique, ils ont toujours agi comme si lĠ‰me nĠexistait pas chez lĠhomme et, de manire explicite ou implicite, lui ont proposŽ comme objectif suprme lĠinstauration dĠune Utopie matŽrialiste. Gr‰ce ˆ quoi le fascisme a pu jouer de tous les instincts en rŽvolte contre lĠhŽdonisme et une conception ˆ vil prix du Ç progrs È. Il a pu se poser en champion de la tradition europŽenne, annexer ˆ son profit la foi chrŽtienne, le patriotisme et les vertus militaires. Il est trop facile de rayer dĠun trait de plume le fascisme en parlant de Ç sadisme de masse È ou en recourant ˆ toute autre formule facile du mme acabit. Si vous affirmez quĠil ne sĠagit que dĠune aberration passagre qui dispara”tra comme elle est venue, vous vous mouvez dans un rve dont vous pourriez bien tre tirŽ le jour o quelquĠun vous caressera la tte avec une matraque en caoutchouc. La seule dŽmarche possible, cĠest ouvrir le dŽbat sur le fascisme, entendre ses arguments, et ensuite proclamer ˆ la face du monde que tout ce quĠil peut y avoir de bon dans le fascisme est aussi implicitement contenu dans le socialisme.

LĠheure est grave, trs grave. A supposer quĠaucune plus grande catastrophe ne sĠabatte sur nous, il y a la situation que jĠai dŽcrite dans la premire partie de ce livre, situation qui ne saurait sĠamŽliorer dans le cadre du systme Žconomique actuel. Encore plus pressant est le danger dĠune mainmise fasciste sur lĠEurope. Et, ˆ moins que la doctrine socialiste ne connaisse une diffusion trs large et trs rapide dans une formulation efficace, rien nĠautorise ˆ penser que le fascisme sera un jour vaincu. Car le socialisme est le seul vŽritable ennemi que le fascisme ait ˆ affronter. Il ne faut pas compter sur les gouvernements impŽrialistes-capitalistes, mme sĠils se sentent eux-mmes sur le point dĠtre assaillis et plumŽs comme des volailles, pour lutter avec quelque conviction contre le fascisme en tant que tel. Nos dirigeants, du moins ceux qui comprennent les donnŽes du problme, prŽfŽreraient sans doute cŽder jusquĠau dernier pouce de lĠempire britannique ˆ lĠItalie, ˆ lĠAllemagne et au Japon plut™t que de voir le socialisme triompher. Il Žtait facile de rire du fascisme quand nous nous imaginions quĠil Žtait fondŽ sur une hystŽrie nationaliste, parce quĠil paraissait alors Žvident que les ƒtats fascistes, se considŽrant chacun comme le peuple Žlu et lĠincarnation du patriotisme contra mundum, allaient se dŽchirer les uns les autres. Mais rien de tel ne sĠest produit. Le fascisme est aujourdĠhui un mouvement international, ce qui veut dire non seulement que les nations fascistes peuvent sĠassocier dans des buts de pillage, mais aussi quĠelles tendent, dĠune manire qui nĠest peut-tre pas encore absolument concertŽe, vers lĠinstauration dĠune hŽgŽmonie mondiale. Car ˆ lĠidŽe dĠun ƒtat totalitaire commence ˆ se substituer sous nos yeux lĠidŽe dĠun monde totalitaire. Comme je lĠai dŽjˆ signalŽ, le progrs de la technique machiniste doit en fin de compte conduire ˆ une forme de collectivisme, mais une forme qui ne sera pas nŽcessairement Žgalitaire. CĠest-ˆ-dire, qui ne serait pas forcŽment le socialisme. NĠen dŽplaise aux Žconomistes, il est trs facile dĠimaginer une sociŽtŽ mondiale, placŽe Žconomiquement sous le signe du collectivisme (cĠest-ˆ-dire ayant ŽliminŽ le principe de profit), mais o tout le pouvoir politique, militaire et pŽdagogique se trouverait concentrŽ entre les mains dĠune petite caste de dirigeants et dĠhommes de main. Une telle sociŽtŽ, ou quelque chose de trs voisin, voilˆ lĠobjectif du fascisme. Et cette sociŽtŽ, cĠest bien sžr lĠEtat esclavagiste, ou plut™t le monde esclavagiste. Ce serait vraisemblablement une sociŽtŽ stable et, si lĠon considre les immenses richesses que recle un monde scientifiquement mis en valeur, on peut penser que les esclaves seraient convenablement nourris et entretenus, de manire ˆ tre satisfaits de leur sort. On a lĠhabitude dĠassimiler lĠambition fasciste ˆ la mise en place dĠun ƒtat-ruche Ñ ce qui est faire gravement injure aux abeilles. Il serait plus appropriŽ de parler dĠun monde de lapins gouvernŽ par des furets. CĠest contre cette sinistre ŽventualitŽ que nous devons nous unir.

La seule chose au nom de laquelle nous pouvons combattre ensemble, cĠest lĠidŽal tracŽ en filigrane dans le socialisme : justice et libertŽ. Mais ce filigrane est presque compltement effacŽ. Il a ŽtŽ enfoui sous des couches successives de chicaneries doctrinales, de querelles de parti et de Ç progressisme È mal assimilŽ, au point de ressembler ˆ un diamant cachŽ sous une montagne dĠexcrŽments. La t‰che des socialistes est dĠaller le chercher o il se trouve pour le mettre ˆ jour. Justice et libertŽ ! Voilˆ les mots qui doivent rŽsonner comme un clairon ˆ travers le monde. Depuis dŽjˆ un bon bout de temps, et en tout cas au cours des dix dernires annŽes, le diable sĠest adjugŽ les meilleurs airs. Nous en sommes arrivŽs ˆ un point o le mot de socialisme Žvoque, dĠun c™tŽ, des avions, des tracteurs et dĠimmenses et resplendissantes usines ˆ ossature de verre et de bŽton ; et de lĠautre c™tŽ, des vŽgŽtariens ˆ la barbe flŽtrie, des commissaires bolcheviks (moitiŽ gangster, moitiŽ gramophone), des dames au port digne et aux pieds chaussŽs de sandales, des marxistes ˆ la chevelure ŽbouriffŽe m‰chouillant des polysyllabes, des Quakers en goguette, des fanatiques du contr™le des naissances et des magouilleurs inscrits au parti travailliste. Le socialisme, du moins dans cette ”le qui est la n™tre, ne sent plus la rŽvolution et le renversement des tyrannies, mais lĠexcentricitŽ incohŽrente, le culte de la machine et la stupide bŽatification de la Russie. Si lĠon ne fait pas dispara”tre cette odeur, et vite, le fascisme peut gagner.

(1) Un exemple : il y a quelques annŽes, quelquĠun avait inventŽ une aiguille ˆ phono capable de durer des dŽcennies. Une grande compagnie phonographique a rachetŽ le brevet, et depuis on nĠen a plus entendu parler.