Georges Orwell


Les lieux de loisirs

- Tels, tels Žtaient nos plaisirs et autres essais, 1946 -


CÕest cette mme conception que lÕon trouve dŽjˆ partiellement traduite dans certains dancings, salles de cinŽma, h™tels, restaurants et paquebots de luxe les plus somptueux. Au cours dÕune croisire ou dans une Lyons Corner House, on peut ainsi avoir un substantiel avant-gožt de ce paradis futur. Ë lÕanalyse, ses caractŽristiques principales sont les suivantes :

1. On nÕy est jamais seul.

2. On nÕy fait jamais rien par soi-mme.

3. On nÕy est jamais en prŽsence de vŽgŽtation sauvage ou dÕobjets naturels de quelque espce que ce soit.

4. La lumire et la tempŽrature y sont toujours rŽglŽes artificiellement.

5. La musique y est omniprŽsente.

La musique Ņ et de prŽfŽrence la mme musique pour tout le monde Ņ est lÕingrŽdient le plus important. Son r™le est dÕempcher toute pensŽe ou conversation, et dÕinterdire ˆ tous les sons naturels, tels que le chant des oiseaux ou le sifflement du vent, de venir frapper vos oreilles. La radio est dŽjˆ utilisŽe consciemment ˆ cette fin par une quantitŽ innombrable de gens. Dans un trs grand nombre de foyers anglais, elle nÕest littŽralement jamais Žteinte, tout au plus change-t-on de temps ˆ autre de frŽquence pour bien sÕassurer quÕelle ne diffuse que de la musique lŽgre.

Je connais des gens qui laissent la radio allumŽe pendant tout le repas et qui continuent de parler en mme temps juste assez fort pour que les voix et la musique se neutralisent. SÕils se comportent ainsi, cÕest pour une raison prŽcise. La musique empche la conversation de devenir sŽrieuse ou simplement cohŽrente, cependant que le bavardage empche dՎcouter attentivement la musique et tient ainsi ˆ bonne distance cette chose redoutable quÕest la pensŽe. En effetÉ

Les lumires ne doivent jamais sՎteindre.

La musique doit toujours se faire entendre pour nous Žviter

de voir o nous sommes ;

Perdus dans un bois hantŽ,

Enfants effrayŽs par la nuit,

Qui nÕavons jamais ŽtŽ ni bons ni heureux*.

On peut difficilement sÕempcher de penser quÕavec les plus typiques de ces lieux de loisirs modernes le but inconsciemment poursuivi est un retour ˆ lՎtat foetal. Lˆ non plus nous nՎtions jamais seuls, nous ne voyions jamais la lumire du jour, la tempŽrature Žtait toujours rŽglŽe, nous nÕavions pas ˆ nous prŽoccuper de travail ou de nourriture, et les pensŽes que nous pouvions avoir Žtaient noyŽes dans une pulsation rythmique continue. provient lui-mme en partie dÕun sentiment de mystre.

Cependant, le pouvoir de lÕhomme sur la nature sÕaccro”t rŽgulirement. Gr‰ce ˆ la bombe atomique, nous pourrions littŽralement dŽplacer les montagnes : nous pourrions mme, dit-on, modifier le climat de la Terre en faisant fondre les calottes glaciaires des p™les et en irriguant le Sahara. NÕy a-t-il donc pas quelque chose de sentimental et dÕobscurantiste ˆ prŽfŽrer le chant des oiseaux ˆ la musique swing et ˆ souhaiter prŽserver ici et lˆ quelques ”lots de vie sauvage au lieu de couvrir toute la surface de la Terre dÕun rŽseau dÕAutobahnen ŽclairŽ par une lumire artificielle ?

Si une telle question peut tre posŽe, cÕest simplement parce que lÕhomme, occupŽ ˆ explorer le monde physique, a nŽgligŽ de sÕexplorer lui-mme. Une bonne part de ce que nous appelons plaisir nÕest rien dÕautre quÕun effort pour dŽtruire la conscience. Si lÕon commenait par demander : QuÕest-ce que lÕhomme ? Quels sont ses besoins ? Comment peut-il le mieux sÕexprimer ? On sÕapercevrait que le fait de pouvoir Žviter le travail et vivre toute sa vie ˆ la lumire Žlectrique et au son de la musique en bo”te nÕest pas une raison suffisante pour le faire. LÕhomme a besoin de chaleur, de vie sociale, de loisirs, de confort et de sŽcuritŽ : il a aussi besoin de solitude, de travail crŽatif et du sens du merveilleux. SÕil en prenait conscience, il pourrait utiliser avec discernement les produits de la science et de lÕindustrie, en leur appliquant ˆ tous le mme critre : cela me rend-il plus humain ou moins humain ?

Il comprendrait alors que le bonheur suprme ne rŽside pas dans le fait de pouvoir tout ˆ la fois et dans un mme lieu se dŽtendre, se reposer, jouer au poker, boire et faire lÕamour. Et lÕhorreur instinctive que ressent tout individu sensible devant la mŽcanisation progressive de la vie ne serait pas considŽrŽe comme un simple archa•sme sentimental, mais comme une rŽaction pleinement justifiŽe. Car lÕhomme ne reste humain quÕen mŽnageant dans sa vie une large place ˆ la simplicitŽ, alors que la plupart des inventions modernes Ņ notamment le cinŽma, la radio et lÕavion Ņ tendent ˆ affaiblir sa conscience, ˆ Žmousser sa curiositŽ et, de manire gŽnŽrale, ˆ le faire rŽgresser vers lÕanimalitŽ.

* Vers extraits du pome de W. H. Auden Į 2 September 1939, Another Time Č.