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Georges Rossi* Histoire dĠune russite : le rchauffement climatique |
Les
ides, les conceptions, on le sait, ont une histoire. Elles naissent,
se dveloppent, vieillissent et meurent plus ou moins vite dans un
contexte conomique, social, politique et culturel dtermin. Elles
sont, un certain moment de lĠhistoire dĠun groupe social lĠexpression
de ses besoins, de ses attentes, de ses angoisses. Elles ont des
parents, une famille, portent lĠempreinte de cet hritage et
remplissent une fonction. Le dcodage de cette gntique en dehors de
tout prsuppos idologique ou partisan, apporte, souvent, un clairage
intressant. Le rchauffement climatique nĠchappe pas cette rgle. La naissance Contrairement ce que lĠon pourrait croire, lĠide dĠun impact ngatif de lĠactivit humaine sur ce que lĠon nĠappelait pas encore lĠenvironnement, nĠest pas ne dans les milieux scientifiques ou dans les milieux pr-cologistes du milieu des annes 1960. Elle a t initialement conue et dveloppe dans lĠentre-deux-guerres au sein du monde intellectuel, politique et conomique anglo-saxon, profondment imprgn de libralisme de malthusianisme et de darwinisme social. Il sĠagissait alors, pour les membres de ces cercles, dont lĠinfluente Socit eugniste de Londres, de sauvegarder de la prdation par les masses les ressources naturelles ncessaires aux lites pour promouvoir le dveloppement du monde civilis, commencer par lĠEmpire britannique. Au sein de ces cercles, Julian Huxley est un personnage central. Il est le fils de Thomas Huxley, ami et admirateur de Darwin, fondateur de la revue Ç Nature È, il fut le premier appliquer la thorie de la slection naturelle lĠespce humaine [1], ce que Darwin ne fit jamais, et formalisera le darwinisme social [2] dont une des traductions pratiques fut lĠeugnisme. Julian Huxley, professa le darwinisme social et lĠeugnisme toute sa vie. Antinataliste militant, il exprima trs nettement ses convictions lorsquĠil deviendra, en 1946, le premier directeur gnral de lĠUNESCO [3] et encore en 1964 [4] en termes particulirement violents [5]. Sous lĠaction de ce courant de pense, et particulirement de Julian Huxley, natra en 1948 la premire organisation de Ç.protection de la nature.È, lĠUIPN, dont les statuts furent rdigs au Foreign office, devenu en 1956 lĠUICN et, en 1961, le WWF. Conu comme lĠorganisation Ç grand public È de lĠUICN, le co-fondateur en fut le prince Bernhard des Pays-Bas, vice prsident de Royal Dutch Shell et le vice-prsident le canadien Maurice Strong. Celui-ci, fut le premier prsident du bureau de lĠUICN, et, successivement, prsident de Ptro Canada, de la Power Corporation of Canada, dĠOntario Hydro, conseiller spcial auprs du secrtaire gnral de lĠONU. Malthusien et antinataliste convaincu il allait jouer un rle central. Les premiers pas LĠide dĠune menace humaine sur la nature va tre reprise sous une autre forme en 1967 dans un rapport command par le Dpartement dĠtat et Robert Mc Namara [6]. Le raisonnement est que face lĠquilibre de la terreur nuclaire, la menace de la guerre ne peut plus exercer, lĠchelle plantaire, ses Ç fonctions sociales È. Il faut donc lui trouver un substitut et une menace environnementale mondiale par son caractre global appelant des normes mondiales transcendant les souverainets nationales peut jouer le mme rle. Ces Ç fonctions sociales È principales sont lĠinnovation technique, la croissance conomique, le contrle social, la rgulation politique. Il en est de secondaires et parmi elles le rle de stabilisateur intergnrationnel et celui de dfouloir psycho-social (p.45). Le mouvement tait initi. Sa premire manifestation concrte fut, en 1972, la confrence de Stockholm (Ç Une seule terre È). Cette confrence fut organise sous lĠgide de lĠONU par Maurice Strong qui la prsida. Elle cra le Ç Programme des Nations Unies pour lĠEnvironnement È dont il fut le premier prsident. Quelques mois auparavant avait t publi le clbre rapport du Ç.Club de Rome È, Ç Halte la croissance È. Ce club fut cr lĠinitiative de David Rockfeller qui organisa les premires runions dans sa proprit de Bellagio (Italie). Maurice Strong y participa et en devint le prsident de la section canadienne en 1974. Ce rapport, dont les prvisions ne se sont pas ralises est, aprs lĠouvrage dĠEhrlich [7] (The Population Bomb) dont les prdictions apocalyptiques sont exactement lĠinverse de ce qui est arriv, le premier vritable manifeste des ides nomalthusiennes. En parallle, lĠide va prendre corps dans les cercles trs ferms que sont la Commission trilatrale, cre en 1973 par David Rockfeller et Zbigniew Brezinsky [8], et, encore plus ferm, le Groupe Bilderberg fond en 1954 par le Prince Bernhard des Pays-Bas. Maurice Strong et R. Mc Namara ont t membre de ces deux organisations. Ces forums d'change sur des questions dĠactualit et de prospective entre membres de gouvernements, diplomates, politiciens, personnalits de l'conomie, des mdias permettent et favorisent une mise en rseau des ides. Le rapport de la Trilatrale de 1991 (Beyond Interdependance) [9] est explicite : Ç La crainte dĠun conflit nuclaire qui a exerc une pression psychologique considrable (...) est en train de sĠestomper. Mais certaines menaces environnementales pourraient exercer la mme pression dans lĠesprit des peuples È. Prpar par la Commission pour lĠenvironnement et le dveloppement de lĠONU, dont Maurice Strong est un membre influent, le Ç rapport Bruntland [10] È sera, en 1987, le premier document voquer sur le mode de la catastrophe lĠinfluence de lĠhomme sur le climat. Il insiste particulirement sur Ç lĠeffet de serre È, dont les mfaits sont imputer aux consommations dĠhydrocarbures et de charbon, et prvoit dĠimmenses catastrophes pour le dbut du XXIme sicle : lvation de la temprature, dsordres dans lĠagriculture, inondation des villes ctires, dgradation des sols, des eaux, de lĠair, des forts. LĠadolescence CĠest le rapport Brundtland qui, lĠinitiative de la Commission pour lĠenvironnement et le dveloppement, va inspirer le G7 de Toronto, en 1988. Prenant acte des Ç alarmes climatiques È, les sept grands dcident alors de crer le GIEC. Ses membres ne sont pas lus ou dsigns par la communaut scientifique mais nomms par les gouvernements, et son but, fix par les gouvernements, nĠest pas dĠtudier si oui ou non il y a rchauffement climatique et, dans ce cas, si lĠhomme y contribue et dans quelle proportion. Le rchauffement et la responsabilit de lĠhomme tant admis, il sĠagit dĠen valuer lĠimportance et les consquences : Ç Le GIEC a pour mission dĠvaluer [É] les informations dĠordre scientifique, technique et socio-conomique qui nous sont ncessaires pour mieux comprendre les risques lis au changement climatique dĠorigine humaine, cerner plus prcisment les consquences possibles de ce changement et envisager dĠventuelles stratgies dĠadaptation et dĠattnuation È. Le moins que lĠon puisse dire est que la mthode Ç scientifique È est curieuse et que lĠindpendance de ses membres peut donner lieu interrogation. Le rchauffement climatique et la responsabilit de lĠhomme, dcrts alors que lĠtat rudimentaire des connaissances de lĠpoque ne permettait absolument pas de conclure ni une modification du climat, ni la responsabilit humaine (Et que beaucoup dĠincertitudes demeurent encore aujourdĠhui en dpit de trs importantes avances), est ainsi plac au centre du dbat environnemental. On peut se demander pourquoi cette question spcifique a t choisie comme vhicule de ces politiques. Pour que tous les pays (et les opinions publiques) se sentent concerns par la mise en place de rgulations qui outrepassent leur souverainet et les acceptent, il convient que la menace soit plantaire, et quĠelle cre des liens dĠinterdpendance, c'est--dire quĠelle ne puisse pas tre matrise lĠchelon national. Il faut aussi que lĠon puisse, travers ces rglementations, agir sur la cause de cette menace, autrement dit quĠil puisse tre le support de politiques conomiques et sociales permettant dĠorienter dans le sens voulu les activits et les comportements et donc quĠil soit li la plupart des activits humaines. Le CO2 remplit parfaitement ce rle. CĠest donc sur ce gaz Ç politiquement intressant È que lĠon va focaliser tout le dbat, alors mme que son rle prsent comme dterminant dans lĠeffet de serre est un sujet qui nĠest pas tranch. Ë supposer que lĠeffet de serre soit le facteur principal qui rgit la temprature terrestre, ce qui nĠest pas dfinitivement tabli, dĠautres gaz comme le mthane ou les composs fluors pourraient avoir un effet aussi ou plus important que ce CO2. CĠest aussi le rapport Bruntland qui sera le socle de la confrence de Rio de 1992. Prside par Maurice Strong, elle constitue la premire initiative efficace pour gnrer une rgulation environnementale mondiale. Ses recommandations reprendront lĠessentiel des ides dveloppes dans Beyond Interdependance. LĠge adulte Le mouvement sĠacclre partir du milieu des annes 90. Progressivement amplifi, rabch satit et tout propos par les mdias et les politiques, copieusement aliments en documentation par les multiples lobbies et organisations qui gravitent autour de cette nouvelle source de notorit, de pouvoirs, dĠopportunits et de crdits divers, le rchauffement climatique, est devenu une vidence, au sens commun comme au sens propre indiscutable. La russite de lĠide est prodigieuse, au-del, sans doute, des espoirs de leurs promoteurs. Rpercuts par les mdias, les vnements climatiques, mme les plus banals, sont dsormais interprts, dans lĠinstant et sans tenir le moindre compte de ce que nous enseigne lĠhistoire du climat et de son caractre intrinsquement variable, travers ce prisme. Invoque, utilise, manipule, caricature, dforme la menace multiforme et imprcise du Ç rchauffement climatique È et sa variante Ç le changement climatique È, sont devenus, mais peut-tre pas de la faon dont on lĠimagine gnralement, un enjeu majeur. Dans ce qui est devenu une auberge espagnole chaque groupe de pression, chaque acteur conomique, politique ou social, lĠchelon local comme international, y dfend et y trouve son intrt. Les organisations cologistes y puisent leur raison dĠtre, leur pouvoir et leurs financements. Les mdias friands de sensationnel y trouvent matire vendre de la publicit en ralisant une bonne coute ou de bonnes ventes, mme si la plupart de ces missions ou de ces articles vhiculent des clichs, des ides reues et Ç climatiquement correctes È. LĠindustriel, le commerant, y voient une opportunit de vente en lanant de nouveaux produits. Et le scientifique ? Il est invoqu comme lĠorigine de lĠinformation. CĠest sur lui que lĠon sĠappuie pour justifier le risque et les politiques menes. Mais dans ce cas, les rsultats ont prcd les recherches. En lĠespce, le cadre dans lequel doivent sĠinscrire les recherches a t prdfini par le politique, en particulier travers les financements et les thmes des appels projets. Le postulat de base tant admis : il y a rchauffement et les activits humaines en sont la cause, les recherches vont renforcer le postulat et le justifier. Les rsultats seront interprts dans le cadre conceptuel pralablement admis. Pour les quipes de pratiquement toutes les disciplines, le risque climatique est une importante source de financement de recherches dĠun intrt considrable qui, sans lui, risqueraient de nĠintresser que mdiocrement. Depuis deux dcennies, la focalisation sur le climat a fait progresser de faon spectaculaire les connaissances, et pas seulement en climatologie. Mais il est frappant de constater que la trs grande majorit des travaux, dont la qualit et lĠutilit en termes dĠacquisitions de connaissances fondamentales ne sont pas en cause, se situent dans le cadre dĠune pense unique. LĠide est devenue un dogme au sens propre, sur lequel mme les scientifiques ne peuvent mettre des doutes sans passer pour des fumistes et tre clous au pilori, leurs rsultats carts des publications et leur carrire mise entre parenthses. Dsormais inclus dans le vaste paradigme du Ç dveloppement durable È lĠide envahit et dferle sur lĠespace politique, social, conomique, tout au moins ceux dĠun certain nombre de pays dvelopps qui sont les locomotives de ce mouvement. Ce sera, en 1998, le protocole de Kyoto, en 2002 le sommet de Johannesburg et bientt la confrence de Copenhague qui, travers un faisceau de plus en plus dense de recommandations et de rglementations, norment et orientent de plus en plus troitement lĠconomie, la socit, notre vie quotidienne. Car au-del dĠtre un instrument de rgulation plantaire, lĠurgence affirme du risque climatique, lĠimprieux devoir de rduire au nom des Ç gnrations futures È les missions de CO2, de faire des conomies dĠnergie dans tous les domaines, de changer notre comportement quotidien, remplissent galement dĠautres fonctions fondamentales. DĠabord une fonction conomique car il est en train de crer, lĠchelle mondiale, dĠnormes besoins de renouvellement de mthodes, de matriels, dĠquipements de toute sortes. Il devient, travers lĠinnovation, le moteur principal de lĠinvestissement industriel et de la consommation qui tirent lĠconomie mondiale. Le capitalisme a parfois eu besoin de la guerre pour tracter la croissance, aujourdĠhui lĠenvironnement tient ce rle. Qui sĠen plaindrait ? Ensuite, une fonction gostratgique et gopolitique, car le passage du sicle a vu se cristalliser deux autres problmes autrement plus menaants quĠune hypothtique monte des ocans. DĠune part celui de la dpendance nergtique dĠun certain nombre de pays et, singulirement, de lĠEurope occidentale, au sein dĠun environnement mondial instable et imprvisible, y compris lĠEst de lĠEurope. DĠautre part lĠmergence conomique beaucoup plus rapide que prvu de la Chine et, secondairement, de lĠInde et du Brsil qui entrane une tension supplmentaire sur les ressources nergtiques, source de conflits dont lĠIrak ou le Darfour ne sont que les prmices. De ce point de vue, la position en pointe de lĠEurope sur le climat est stratgiquement cohrente. En dpit du dveloppement considrable du nuclaire civil conventionnel auquel nous allons assister (Et qui, Areva oblige, peut contribuer expliquer lĠactivisme franais sur le climat) cette situation de tension perdurera tant que le monde ne disposera pas de la fusion nuclaire. LĠextraordinaire et indite collaboration internationale autour dĠITER montre que lĠon est l au cÏur du problme. Dans lĠurgence de la catastrophe rgulirement annonce, en dehors de toute considration scientifique et de tout dbat dmocratique, le rchauffement climatique et son frre, le changement climatique, ont maintenant une vie propre, celle de support dĠun changement fondamental de paradigme conomique et social, vecteur dĠinnovation, de croissance, dĠune meilleure scurit nergtique et, peut-tre, dĠune plus grande stabilit gostratgique. Ensuite, il y a fort parier que lĠide ayant rempli son rle, elle dprira et ira rejoindre les livres dĠhistoire. Notes
*Professeur de gographie et chercheur au CNRS, Georges Rossi de lĠUniversit de Bordeaux est lĠauteur du livre Ç LĠIngrence cologique, Environnement et dveloppement rural du Nord au Sud È, ditions CNRS 2000. 1. The Struggle for Existence in Human Society, Macmillan & Co., London & New York, 1888. 2. On the Natural Inequality of Men. Macmillan & Co., London & New York, 1890. 3. UNESCO : Its Purpose and Its Philosophy, Preparatory Commission of the United Nations Educational, Scientific and Cultural Organisation. Paris, 1946. 4. Essays of a humanist, Harper & Row, London, 1964. 5. Ç Malheureusement, ils [les pauvres] ne sont pas dissuads de mener leurs affaires de reproduction (...). Des tests dĠintelligence et autres ont rvl quĠils avaient un QI moyen trs bas ; et nous avons des indications quĠils sont gntiquement sous-normaux dans bien dĠautres qualits. È 6. Report from the Iron Mountain on the Possibility and Desirability of Peace, The Dial Press, Inc., New York, 1967. Library of Congress Catalog card Number 67-27553. 7. Ehrlich Dr. Paul R. The Population Bomb. Population Control or Race to Oblivion. New York, Ballantine Books. 1968. 8. Conseiller la scurit nationale du prsident des tats-Unis Jimmy Carter de 1977 1981. 9. Une version publique de ce rapport a t publie en librairie : Jim MacNeill, Pieter Winsemius, Taizo Yakushiji. Beyond Interdependence : The Meshing of the World's Economy and the Earth's Economy, Oxford University Press Inc, 1992. 10 Notre avenir tous, Commission mondiale sur l'environnement et le dveloppement, ditions du Fleuve, publications du Qubec, 1987. |