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La
dette infinie que l’Europe avait à l’égard des Juifs, elle n’a pas
commencé à la payer, mais elle l’a fait payer à un peuple innocent, les
Palestiniens.
L’État d’Israël, les sionistes l’ont construit avec le récent passé de
leur supplice, l’inoubliable horreur européenne mais aussi sur la
souffrance de cet autre peuple, avec les pierres de cet autre peuple.
L’Irgoun fut nommé terroriste, non pas seulement parce qu’ils faisaient
sauter le quartier général anglais, mais parce qu’ils détruisaient des
villages, anéantissaient des populations.
Les Américains en faisaient une super-production d’Hollywood, à grands
frais. L’État d’Israël était censé s’installer sur une terre vide qui
attendait depuis si longtemps l’antique peuple hébreu, avec pour
fantômes quelques Arabes venus d’ailleurs, gardiens de pierres
endormies. On jetait à l’oubli les Palestiniens. On les sommait de
reconnaître en droit l’État d’Israël, mais les Israéliens ne cessaient
de nier le fait concret d’un peuple palestinien.
Il soutint seul, dès le début, une guerre qui n’a pas fini pour
défendre sa propre terre, ses propres pierres, sa propre vie : cette
première guerre dont on ne parle pas, tant il importe de faire croire
que les Palestiniens sont des Arabes venus d’ailleurs et qui peuvent y
retourner. Qui démêlera toutes ces Jordanies ? Qui dira qu’entre un
Palestinien et un autre Arabe, le lien peut être fort, mais pas plus
qu’entre deux pays d’Europe ? Et quel Palestinien peut oublier ce que
d’autres Arabes lui ont fait subir, autant que les Israéliens ? Quel
est le nœud de cette nouvelle dette ? Chassés de leur terre, les
Palestiniens s’installaient là où ils pouvaient au moins la voir
encore, en garder la vision comme un ultime contact avec leur être
halluciné. Jamais les Israéliens ne pourraient les repousser assez
loin, les enfoncer dans la nuit, dans l’oubli.
Destruction des villages, dynamitage des maisons, expulsions,
assassinats de personnes, une horrible histoire recommençait sur le dos
de nouveaux innocents. Les services secrets israéliens font, dit-on,
l’admiration du monde. Mais qu’est-ce qu’une démocratie dont la
politique se confond si bien avec l’action de ses services secrets.?
Tous ces gens s’appellent Abou, déclare un officiel israélien après
l’assassinat d’Abou Jihad (1). Se rappelle-t-il l’atroce voix de ceux
qui disaient : tous ces gens s’appellent Lévy… ?
Comment Israël en sortira-t-il, et des territoires annexés, et des
territoires occupés, et de ses colons et de ses colonies, et de ses
rabbins fous ?
Occupation, occupation infinie : les pierres lancées viennent du
dedans, elles viennent du peuple palestinien pour rappeler que, en un
lieu du monde si réduit soit-il, la dette s’est inversée. Ce que
lancent les Palestiniens, ce sont leurs propres pierres, les pierres
vivantes de leur pays.
Personne ne peut payer une dette avec des meurtres, un, deux, trois,
sept, dix par jour, ni en s’entendant avec des tiers. Les tiers se
dérobent, chaque mort appelle des vivants, et les Palestiniens sont
passés dans l’âme d’Israël, ils travaillent cette âme comme ce qui
chaque jour la sonde et la perce (2).
1. Très proche d’Arafat,
Abou Jihad était l’un des fondateurs du Fatah, l’un des principaux
adjoints de l’OLP et l’un des chefs historiques de la résistance
palestinienne. Il joua un rôle important, en tant que dirigeant
politique, au cours de l’Intifada. Il fut assassiné à Tunis par un
commando israélien le 16 avril 1989.
2. Le texte manuscrit de cet article est daté de juin
1988. Il paraît, en arabe, dans la revue, Al-Karmel, n° 29, 1988, p.
27-28, sous le titre « De là où ils peuvent encore la voir ». Ce texte
a été rédigé, à la demande des directeurs de la revue, peu après le
déclenchement de la première Intifada en décembre 1987.
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