![]() |
Gilles Deleuze Post-scriptum sur les sociétés de contrôle - L’autre journal, mai 1990 - |
|
Historique Foucault a situé les sociétés
disciplinaires aux XVIIIe et XIXe siècles ; elles atteignent à leur apogée au
début du XXe. Elles procèdent à l’organisation des grands milieux d’enfermement.
L’individu ne cesse de passer d’un milieu clos à un autre, chacun ayant ses
lois : d’abord la famille, puis l’école (« tu n’es plus dans ta famille »),
puis la caserne (« tu n’es plus à l’école »), puis l’usine, de temps en temps l’hôpital,
éventuellement la prison qui est le milieu d’enfermement par excellence. C’est
la prison qui sert de modèle analogique : l’héroïne d’Europe 51 peut s’écrier
quand elle voit des ouvriers « j’ai cru voir des condamnés… ». Foucault a très
bien analysé le projet idéal des milieux d’enfermement, particulièrement
visible dans l’usine : concentrer ; répartir dans l’espace ; ordonner dans le
temps ; composer dans l’espace-temps une force productive dont l’effet doit
être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait
aussi, c’était la brièveté de ce modèle : il succédait à des sociétés de
souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres (prélever plutôt
qu’organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie) ; la
transition s’était faite progressivement, et Napoléon semblait opérer la grande
conversion d’une société à l’autre. Mais les disciplines à leur tour
connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient
lentement en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième Guerre mondiale
: les sociétés disciplinaires, c’était déjà ce que nous n’étions plus, ce que
nous cessions d’être. Nous sommes dans une crise généralisée
de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. La
famille est un « intérieur », en crise comme tout autre intérieur, scolaire,
professionnel, etc. Les ministres compétents n’ont cessé d’annoncer des
réformes supposées nécessaires. Réformer l’école, réformer l’industrie, l’hôpital,
l’armée, la prison ; mais chacun sait que ces institutions sont finies, à plus
ou moins longue échéance. Il s’agit seulement de gérer leur agonie et d’occuper
les gens, jusqu’à l’installation de nouvelles forces qui frappent à la porte.
Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés
disciplinaires. « Contrôle », c’est le nom que Burroughs propose pour désigner
le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir. Paul
Virilio aussi ne cesse d’analyser les formes ultra-rapides de contrôle à l’air
libre, qui remplacent les vieilles disciplines opérant dans la durée d’un
système clos. Il n’y a pas lieu d’invoquer des productions pharmaceutiques
extraordinaires, des formations nucléaires, des manipulations génétiques, bien
qu’elles soient destinées à intervenir dans le nouveau processus. Il n’y a pas
lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c’est
en chacun d’eux que s’affrontent les libérations et les asservissements. Par
exemple dans la crise de l’hôpital comme milieu d’enfermement, la
sectorisation, les hôpitaux de jour, les soins à domicile ont pu marquer d’abord
de nouvelles libertés, mais participer aussi à des mécanismes de contrôle qui
rivalisent avec les plus durs enfermements. Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer,
mais de chercher de nouvelles armes. Logique Les différents internats ou milieux d’enfermement
par lesquels l’individu passe sont des variables indépendantes : on est censé
chaque fois recommencer à zéro, et le langage commun de tous ces milieux
existe, mais est analogique. Tandis que les différents contrôlats sont des
variations inséparables, formant un système à géométrie variable dont le
langage est numérique (ce qui ne veut pas dire nécessairement binaire). Les
enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont
une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un
instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à
un autre. On le voit bien dans la question des salaires : l’usine était un
corps qui portait ses forces intérieures à un point d’équilibre, le plus haut
possible pour la production, le plus bas possible pour les salaires ; mais,
dans une société de contrôle, l’entreprise a remplacé l’usine, et l’entreprise
est une âme, un gaz. Sans doute l’usine connaissait déjà le système des primes,
mais l’entreprise s’efforce plus profondément d’imposer une modulation de
chaque salaire, dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des
challenges, concours et colloques extrêmement comiques. Si les jeux télévisés
les plus idiots ont tant de succès, c’est parce qu’ils expriment adéquatement
la situation d’entreprise. L’usine constituait les individus en corps, pour le
double avantage du patronat qui surveillait chaque élément dans la masse, et
des syndicats qui mobilisaient une masse de résistance ; mais l’entreprise ne
cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente
motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant
en lui-même. Le principe modulateur du « salaire au mérite » n’est pas sans
tenter l’Éducation nationale elle-même : en effet, de même que l’entreprise
remplace l’usine, la formation permanente tend à remplacer l’école, et le
contrôle continu remplacer l’examen. Ce qui est le plus sûr moyen de livrer l’école
à l’entreprise. Dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait
pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis
que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise,
la formation, le service étant les états métastables et coexistants d’une même
modulation, comme d’un déformateur universel. Kafka qui s’installait déjà à la
charnière de deux types de sociétés a décrit dans Le procès les formes juridiques les plus redoutables : l’acquittement
apparent des sociétés disciplinaires (entre deux enfermements), l’atermoiement
illimité des sociétés de contrôle (en variation continue) sont deux modes de vie
juridiques très différents, et si notre droit est hésitant, lui-même en crise,
c’est parce que nous quittons l’un pour entrer dans l’autre. Les sociétés
disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique l’individu, et le
nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. C’est que
les disciplines n’ont jamais vu d’incompatibilité entre les deux, et c’est en
même temps que le pouvoir est massifiant et individuant, c’est-à-dire constitue
en corps ceux sur lesquels il s’exerce et moule l’individualité de chaque
membre du corps (Foucault voyait l’origine de ce double souci dans le pouvoir
pastoral du prêtre – le troupeau et chacune des bêtes –
mais le pouvoir civil allait se faire « pasteur » laïc à son tour
avec d’autres moyens). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l’essentiel
n’est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot
de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d’ordre
(aussi bien du point de vue de l’intégration que de la résistance). Le langage
numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l’accès à l’information,
ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les
individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des
données, des marchés ou des « banques ». C’est peut-être l’argent qui exprime
le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la discipline s’est toujours
rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de l’or comme nombre étalon,
tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font
intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons.
La vieille taupe monétaire est l’animal des milieux d’enfermement, mais le
serpent est celui des sociétés de contrôle. Nous sommes passés d’un animal à l’autre,
de la taupe au serpent, dans le régime où nous vivons, mais aussi dans notre
manière de vivre et nos rapports avec autrui. L’homme des disciplines était un
producteur discontinu d’énergie, mais l’homme du contrôle est plutôt
ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu. Partout le surf a déjà
remplacé les vieux sports. Il est facile de faire correspondre à
chaque société des types de machines, non pas que les machines soient
déterminantes, mais parce qu’elles expriment les formes sociales capables de
leur donner naissance et de s’en servir. Les vieilles sociétés de souveraineté
maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges ; mais les sociétés
disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec
le danger passif de l’entropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés
de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et
ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l’actif, le piratage et
l’introduction de virus. Ce n’est pas une évolution technologique sans être
plus profondément une mutation du capitalisme. C’est une mutation déjà bien
connue qui peut se résumer ainsi : le capitalisme du XIXe siècle est à
concentration, pour la production, et de propriété. Il érige donc l’usine en
milieu d’enfermement, le capitaliste étant propriétaire des moyens de
production, mais aussi éventuellement propriétaire d’autres milieux conçus par
analogie (la maison familiale de l’ouvrier, l’école). Quant au marché, il est
conquis tantôt par spécialisation, tantôt par colonisation, tantôt par
abaissement des coûts de production. Mais, dans la situation actuelle, le
capitalisme n’est plus pour la production, qu’il relègue souvent dans la périphérie
du tiers monde, même sous les formes complexes du textile, de la métallurgie ou
du pétrole. C’est un capitalisme de surproduction. Il n’achète plus des
matières premières et ne vend plus des produits tout faits : il achète les
produits tout faits, ou monte des pièces détachées. Ce qu’il veut vendre, c’est
des services, et ce qu’il veut acheter, ce sont des actions. Ce n’est plus un
capitalisme pour la production, mais pour le produit, c’est-à-dire pour la
vente ou pour le marché. Aussi est-il essentiellement dispersif, et l’usine a
cédé la place à l’entreprise. La famille, l’école, l’armée, l’usine ne sont
plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire,
État ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et transformables,
d’une même entreprise qui n’a plus que des gestionnaires. Même l’art a quitté
les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la banque. Les
conquêtes de marché se font par prise de contrôle et non plus par formation de
discipline, par fixation des cours plus encore que par abaissement des coûts,
par transformation de produit plus que par spécialisation de production. La
corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente est devenu le
centre ou l’« âme » de l’entreprise. On nous apprend que les entreprises ont
une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing
est maintenant l’instrument du contrôle social, et forme la race impudente de
nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi
continue et illimitée, tandis que la discipline était de longue durée, infinie
et discontinue. L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté. Il
est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l’extrême misère des trois
quarts de l’humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour l’enfermement
: le contrôle n’aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières,
mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos. Programme Il n’y a pas besoin de science-fiction pour
concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un
élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise
(collier électronique). Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait
quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique
(dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la
carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est
pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou
illicite, et opère une modulation universelle. |