Giorgio Agamben

Actualité de Carlo Levi

- Les Amis de Bartleby -

  
L’apparition de Peur de la liberté dans la culture italienne de l’immédiat après-guerre a quelque chose d’inexplicable, de semblable à ces blocs de granit erratiques que les glaciers abandonnent, après s’être retirés, dans des positions si inattendues que les hommes ne parviennent pas à les considérer sans soupçon ni stupeur. Dire cela ne revient assurément pas à justifier le silence et l’hostilité ineptes avec lesquels – à quelques rares mais significatives exceptions près – fut accueilli ce livre qui, écrit entre 1939 et 1940 dans la solitude des plages atlantiques de La Baule au sud du Finistère, ne fut publié qu’en 1946, un an après le succès de Le Christ s’est arrêté à Eboli. Et ce n’est certainement pas un hasard si Peur de la liberté ne fut plus jamais réimprimé comme livre autonome après sa seconde édition de 1964, bien que l’auteur ait explicitement déclaré que ce « poème philosophique » était le « plus important » de ses livres (1) et que Calvino ait rappelé que « ce livre rare dans notre littérature » était également celui « à partir duquel doit commencer tout discours sur Carlo Levi » (2). Lorsqu’il ne fut pas purement et simplement ignoré, on l’utilisa pour dénoncer « l’idéologie » de Levi puis, subrepticement, comme arme pour démolir le témoignage autrement inattaquable que constitue Le Christ s’est arrêté à Eboli.

Il est difficile de lire aujourd’hui sans embarras, encore dans une monographie publiée au début des années soixante, que l’œuvre de Levi « est dépourvue de toute originalité en matière d’analyse politique » (3) et « entièrement conditionnée par une vision mystique et décadente […] qui choisit, parmi les directions possibles ouvertes à un intellectuel bourgeois, celle d’une opposition anarchisante et libertaire, un retour mythique à la nature et à la spontanéité, dans lequel se projette le besoin d’une rédemption, de fait individuelle et solitaire, des dégâts d’une civilisation moderne dévalorisée dans sa globalité » (4). L’embarras devient malaise quand on découvre que, vingt ans auparavant déjà, l’une des voix les plus écoutées de la culture marxiste italienne avait pu écrire que « tout chez Levi se réduit à une explication métaphysique, de tendance mystique, à la volonté d’hypostasier “l’entité” campagne et “l’entité ville” » (5) et que sa vision du monde paysan n’est rien d’autre que « l’énonciation d’une série de thèses sans consistance théorique, dans lesquelles se révèle clairement étranger à Levi tout dessein d’expliquer en les historicisant les raisons de l’infériorité sociale du Mezzogiorno et donc de définir les forces historiques qui, aujourd’hui, peuvent aller dans le sens de la résolution de la question méridionale » (6). Difficile de savoir s’il faut ici blâmer l’ignorance (l’emploi des qualificatifs « décadent » et « à tendance mystique » comme catégories critiques) ou, plutôt, la mauvaise foi – autrement dit la conscience inadmissible que la pensée de Levi était constitutivement et implacablement politique. C’est dans tous les cas probablement à ces deux raisons qu’il faut attribuer l’absence, dans la réception de Peur de la liberté, de toute étude philosophiquement et philologiquement fiable : les sources sont suggérées au petit bonheur et sans aucune documentation : tout à tour Jung, Lawrence, Bergson (en général dans la formule stéréotypée « vitalisme bergsonien »), Huizinga, Spengler (c’est-à-dire le répertoire de l’irrationaliste fantoche confectionné par la culture italienne progressiste), puis les noms, plus évidents, de Gobetti, de Salvemini, de Giustino Fortunato et de Gramsci.

On ne trouve pas beaucoup plus de finesse dans la lecture de Levi proposée dans un livre qui fut imprudemment salué comme une rupture novatrice par rapport à la tradition marxiste : si l’auteur, qui ne mentionne jamais Peur de la liberté, reconnaît au Christ le mérite de «
.placer opportunément dans une perspective sociologiquement tout à fait concrète  » (7) le monde paysan, les catégories critiques qui orientent son analyse n’en sont pas moins grossières : «.surhumanisme décadent » et « très forte charge esthétisante et irrationnelle  » (8).

L’altérité et la quasi-répugnance (au sens étymologique du verbe repugnare : résister par le combat) de la pensée de Levi dans la culture italienne de son temps sont à la fois irrécusables et difficiles à éclaircir. Un exemple instructif : Levi a déclaré plusieurs fois sa dette envers Pietro Gobetti, qu’il a fréquenté intensément à Turin en collaborant, en réalité très occasionnellement, à sa revue Rivoluzione liberale. Il suffit toutefois de feuilleter les premiers numéros de la revue pour remarquer qu’il n’y a là rien ou presque qu’on puisse retrouver dans Peur de la liberté ou dans Le Christ s’est arrêté à Eboli. La comparaison entre les noms qui apparaissent dans le Manifesto de Rivoluzione liberale et ceux éparpillés dans le texte du poème philosophique de Levi, est éloquente : d’un côté, dans l’ordre, Machiavel, Alfieri, Luigi Ornato, Santarosa, Balbo, Giovanni Maria Bertini, Bertrando Spaventa, Gioberti, Mazzini, Marx, Lassalle, Giolitti ; de l’autre, Dante, Boccace, Giotto, Pétrarque, Saint Paul, Vossler, Cézanne, La Bruyère, Alain, De Maistre, Milton, Cimabue ainsi que, cités sans être nommés, Campanella, Lope de Vega, Éluard. On peut certes reconnaître dans certains des points programmatiques de Gobetti (la critique de l’abstraction des démagogues au nom d’un « examen des problèmes présents dans leur genèse et dans leurs relations avec les éléments traditionnels de la vie italienne » – mais aucunement la revendication d’une « conscience moderne de l’État » fondée sur les « formules du libéralisme classique à l’anglaise » (9)) et davantage encore dans ceux assurément plus radicaux de la revue fondée par Carlo Rosselli à Paris en 1929, Giustizia e libertà, à laquelle Levi participa, des thèmes auxquels il fut sensible ; toutefois, c’est comme si l’auteur s’en ressaisissait depuis un autre lieu – un lieu caractérisé à la fois par l’éloignement et par une proximité absolue, un lieu archaïque qui bat pourtant avec urgence dans le cœur du présent. Ce lieu-là est celui du témoignage.

Calvino a été le premier à en signaler avec précision le toponyme : « Levi est le témoin d’un autre temps à l’intérieur du nôtre, il est l’ambassadeur d’un autre monde à l’intérieur de notre monde » (10). Si on laisse de côté la métaphore, certainement malheureuse, de l’ambassadeur, cela signifie que toute lecture de Levi a pour tâche préliminaire une bonne définition du témoignage. Que signifie témoigner ? De quoi et pour qui témoigne Levi ? D’un autre monde, comme le précise immédiatement Calvino, « d’un monde qui vit hors de l’histoire face au monde qui vit dans l’histoire » ; mais le fait est que, pour Levi, tous les temps et tous les mondes sont contemporains et il va jusqu’à identifier dans cette « contemporanéité des temps » le caractère fondamental de la culture italienne : « la présence et la persistance en elle, dans sa vie actuelle, dans son présent le plus quotidien et le plus fugitif, de tous les temps, de toute l’histoire, et de ce qui est avant l’histoire elle-même » (11).

Il est singulier que, dans les mêmes années où paraissent ses livres, un autre homonyme juif turinois, Primo Levi, publie Si c’est un homme. Les deux livres, en apparence éloignés l’un de l’autre, coïncident en un point essentiel : œuvres de non-littéraires (Carlo est médecin et peintre, Primo chimiste), ils sont intégralement tous les deux des témoignages – d’un monde suffisamment intime et interne au monde qui est le nôtre pour susciter le scandale et l’intolérance (Si c’est un homme fut refusé en 1946 par la maison d’édition Einaudi, sur l’avis de Natalia Ginzburg). Un an avant sa mort, dans un livre qui est peut-être son chef-d’œuvre, Les naufragés et les rescapés, Primo Levi reprend l’interrogation sur le témoignage pour en fournir une définition paradoxale. Le vrai témoin, écrit-il, est le musulman (on appelait ainsi, dans l’argot d’Auschwitz, les déportés qui, à peine entrés dans le camp, avaient perdu toute conscience humaine et toute capacité de survie), celui qui ne pourrait en aucun cas témoigner est l’unique témoin possible. Que l’on réfléchisse à la rigueur de ce paradoxe : témoigner, pour Levi, peut signifier seulement : faire parvenir à la parole une impossibilité de parler, parler pour ceux qui ne pouvaient ni ne peuvent parler. Le sujet du témoignage est, en d’autres termes, constitutivement scindé : il doit, en tant qu’homme, parvenir à l’en deçà de l’homme, témoigner d’un temps ou d’un lieu où il n’était pas humain.

On ne pourrait mieux définir le geste de Carlo Levi. Les paroles, tant de fois citées, qu’il met sur les lèvres des paysans de Aliano (« Nous ne sommes pas des chrétiens, nous ne sommes pas des hommes ») doivent être prises littéralement : sa grandeur, comme celle de son homonyme à Auschwitz, est d’avoir réussi à témoigner pour ces non-hommes, à toucher cette terre que pas même le Christ n’avait touchée, à faire parvenir à la mémoire et à la langue un mutisme immémorial.

Peur de la liberté est aussi, à sa manière, un témoignage. C’est Levi lui-même qui, dans sa préface, nous en indique l’objet : « Ce fut alors que la crise qui menaçait de son ombre la vie de l’Europe depuis des décennies, et qui s’était manifestée par toutes les scissions, les problèmes, les difficultés, les cruautés, les héroïsmes et l’ennui de notre temps, éclata pour se résoudre en catastrophe. » (12) Sur la plage de La Baule, pendant que les divisions de cuirassés allemands parcourent les plaines de la Pologne et se préparent à envahir la France, l’auteur de trente-sept ans cherche à scruter du regard une crise parvenue à son apocalypse, c’est-à-dire à la révélation extrême et fulgurante d’une civilisation qui est sur le point de basculer dans l’abîme, engloutie par ses propres contradictions. S’il est aussi ardu de retracer ses sources, c’est parce que le livre a dû avant tout en faire table rase : il se situe non à la source, mais à l’estuaire, son eau phréatique bouillonne et jaillit du néant et pour retomber dans le néant.

En ce sens il faut prendre au sérieux la définition du livre comme un «  poème philosophique  », qui unit la fraîcheur et la densité des fragments présocratiques à la presque baroque philosophia sensibus demonstrata de Campanella (l’unique philosophe, avec Alain (13), cité dans le texte). Le projet était ambitieux : il visait à proposer – comme le suggère Calvino – «  les grandes lignes d’une conception du monde, d’une réinterprétation de l’histoire ». «  Cet ouvrage devait comporter », se souvient l’auteur dans la préface, « une partie introductive montrant les causes communes et profondes de la crise et les recherchant, plus que dans tel ou tel événement particulier, jusque dans l’âme de l’homme ; puis de nombreux chapitres ou livres sur des thèmes particuliers, de la politique (avec une analyse critique des idéologies libérales et socialistes) à l’art (avec une histoire de l’art moderne), la science, la philosophie, la religion, la technique, la vie sociale, les mœurs,  etc. » (14). Des circonstances externes, parmi lesquelles l’invasion allemande de la France et la fuite de Levi en Italie en 1941, empêchèrent la conclusion du projet ; mais les huit chapitres achevés, qui correspondent à peu près à la partie introductive de l’œuvre projetée, anticipent et condensent dans une sorte de récapitulation sommative le projet tout entier. Comme le rappelle l’auteur dans sa préface, « Il y avait une théorie du nazisme, même si le nazisme n’est pas nommé une seule fois ; il y avait une théorie de l’État et de la liberté ; il y avait une esthétique, une théorie de la religion et du péché,  etc.  ». Et tout cela était écrit «  du dedans  », dans une sorte de descente aux enfers («  J’avais essayé de pénétrer à l’intérieur de ce monde que je décrivais, de m’immerger dans l’ambiguïté de cet enfer  » (15).

Il sera d’autant plus nécessaire de chercher à poser, dans cette matière contractée et brûlante, des balises ou des points de référence pour orienter le lecteur dans ce que Calvino a défini, avec une métaphore dantienne, comme « une forêt de figures allégoriques, d’animaux, de symboles » (16). Levi part, presque dès l’ouverture de la page, d’une opposition assurément non conventionnelle entre le sacré et le religieux. «  Nous ne pourrons rien comprendre à l’humain si nous ne partons pas du sens et du sentiment du sacré […]. Nous ne pourrons rien comprendre non plus au social si nous ne partons pas du sens et du sentiment du religieux, cet enfant peu respectueux du sacré.  » (17) Le sens de cette opposition prend tout son sens uniquement à condition qu’elle soit ramenée à celle, plus vaste, entre l’expérience inexprimable de l’indifférencié préindividuel et celle, plus abstraite et socialement articulée, du différencié et de l’individuel. « Il existe une indistinction originelle, commune à tous les hommes sans exception, dont les eaux courent dans l’éternité, et qui constitue la nature de chaque aspect du monde, l’esprit de chaque être appartenant au monde et la mémoire de chacun des temps de ce monde. » Si le sacré est « le sentiment, et la terreur, de la transcendance de l’indistinct, l’épouvante face à l’indéterminé », la religion est ce qui « substitue à l’inexprimable indifférencié des symboles un ensemble d’images réelles et concrètes, de manière à reléguer le sacré hors de la conscience » (18). En elle le sacré se fait loi, l’anarchie devient organisation et tyrannie. Avec une intuition qui n’est certainement pas nourrie de la lecture de Jung ou de Spengler, mais de celle des grands sociologues français, de Mauss à Durkheim, Levi identifie dans le sacrifice le dispositif fondamental de la religion. «  Quel est le processus inhérent à toute religion ? Transmuer le sacré en sacrificiel : lui ôter son caractère inexprimable en le transformant en faits et en mots : faire à partir des mythes, des rites ; de la boursouflure informe, un oiseau sacramental ; du désir, le mariage ; du suicide sacré, l’homicide consacré.  » (19) Comme Hubert et Mauss l’avaient affirmé dans leur Essai sur la nature et la fonction du sacrifice («  il n’y a point de religion où [les] modalités [du sacrifice] ne coexistent »), il ne saurait y avoir pour Levi non plus de religion sans sacrifice : « les deux termes pourraient même être considérés comme équivalents […] puisque sacrifice signifie à la fois acte sacré et massacre du sacré  » (20).

À travers le sacrifice, la religion tend essentiellement à la création d’idoles. «  Au sacré indistinct la religion substitue un nom divin et une forme divine qui nous empêchent de nous perdre en lui, qui nous interdisent le suicide et l’anarchie, qui nous permettent de vivre.  » (21) Mais le prix à payer est le meurtre sacramentel, qui nous rend le dieu étranger et lointain pour le transformer en idole : «  la forme divine et adorée perd, du fait même de l’adoration, ses contours et son efficacité, pour s’en retourner au lieu dont elle a tiré son origine. Afin que le dieu vive, il est nécessaire que l’arrachement au sacré advienne réellement ; que le dieu lui-même soit non seulement créé et adoré, mais haï et tué. Seul l’acte sacramentel de tuer le dieu permet au dieu d’exister : il sera d’autant plus réel qu’il se confondra moins avec nous pour être séparé, lointain, étrange et étranger. Et le seul moyen de le rendre tel consiste à le tuer selon un rite. C’est pourquoi, lorsqu’un dieu apparaît sous une forme humaine, c’est toujours sous celle d’un étranger, d’un voyageur, d’un homme d’une autre terre ; c’est pourquoi les étrangers sont des dieux aux yeux de ceux auxquels ils se révèlent vraiment pour la première fois. C’est pourquoi l’hôte est sacré et qu’on ne peut pas lui demander son nom, que l’ennemi, l’étranger, est sacré lui aussi, mais au sens opposé, et doit être tué. Hostis et hostia sont une seule et même chose. Dans ces actes, tout est ambigu, puisque ce rapport au sacré qui les génère est l’ambiguïté même.  » (22)

Il est probable que Levi ait tiré cette conscience de l’ambiguïté constitutive du sacré non seulement de Durkheim (un chapitre entier de ses Formes élémentaires de la vie religieuse est dédié à « l’ambiguïté de la notion de sacré »), mais aussi, et tout autant, de son expérience d’ethnologue sur le terrain parmi les paysans d’Aliano, gardiens d’une religiosité primitive. Or, l’inégalable actualité de Levi consiste en ce que les termes des oppositions qu’il met en jeu (sacré/sacrifice ; indifférencié/différencié) ne sont pas pour lui des substances, mais des procès, non des «  entités  », comme dans les mots malveillants de son critique, mais des courants qui parcourent en sens inverse le champ de tensions de l’humain. Cela signifie qu’en dernière analyse, ce qui est vraiment humain, ce ne sont pas les deux extrêmes – ou les deux pôles – de l’opposition, mais seulement ce qui se tient entre eux dans un équilibre précaire, décisif. «  Tout homme naît du chaos, et peut retourner se perdre dans le chaos : il émerge de la masse pour se différencier, et peut perdre sa forme pour être réabsorbé par la masse. Mais les seuls moments vivants dans les hommes singuliers, les seules périodes de haute civilité dans l’histoire, sont celles et ceux où les deux processus opposés de différenciation et d’indifférenciation trouvent un point de médiation et coexistent dans l’acte créateur.  » (23) Avec un terme qu’il distingue aussi bien de la « .nature  » indifférenciée que de l’«  action  » individuelle, Levi définit comme «  avènement  » (Diano parlera quelques années plus tard d’« événement  ») «  le produit de l’activité humaine en tant qu’elle est créatrice, c’est-à-dire riche au même moment de différenciation et d’indifférenciation, d’individualité et d’universalité : d’autant plus individuelle qu’elle est supra-individuelle, d’autant plus universelle qu’elle est singulière et intense, à la fois libre et nécessaire – compréhensible pour tous par leur nature indistincte commune ; transcendante à chacun en tant qu’il est distinct et individuel – mais à laquelle tous, dans leur individuation, participent librement et en pleine conscience.  » (24) Et, avec une expression qui rappelle les affects spinozistes et anticipe la théorie de l’émotion que Gilbert Simondon allait développer quelques décennies plus tard, il appelle « passion » le point de contact entre l’individu et l’universel indifférencié. C’est pourquoi « ce qui sert n’est pas d’être libres des passions, mais libres dans les passions. » (25)

C’est cette liberté passionnée que les hommes craignent avant toute chose, et qui les pousse à chercher refuge dans la communauté informe ou dans l’individualisme abstrait, dans l’idolâtrie ou dans l’athéisme, mortels l’un comme l’autre.

Du processus sacrificiel qui culmine dans la création des idoles est parfaitement solidaire celui qui débouche sur la construction de l’idole sociale par excellence : l’État. À cette critique sont dédiés, outre une bonne partie du premier, deux chapitres entiers : Esclavage et Masse. La divinisation de l’État (comme l’esclavage qui en résulte) est le signe «  du besoin de rapports humains réels et de l’incapacité à les instituer librement – de la nature sacrée de ces rapports et de l’incapacité à les différencier sans les assécher : c’est le signe surtout de la terreur de l’homme qui est dans l’homme. Terreur de soi, qui en fait la plus enracinée des idolâtries, puisque la source en est toujours présente, la plus monstrueuse parce qu’entièrement humaine  » (26). C’est pourquoi l’idolâtrie étatiste « durera aussi longtemps que l’enfance sociale n’aura pas pris fin et que chaque homme, regardant en lui-même, ne retrouvera, dans sa propre complexité, l’État tout entier, et, dans sa propre liberté, sa nécessité » (27). L’esclavage, qui scandalise tant les modernes lorsqu’ils le voient institutionnalisé dans le monde antique, n’est pas un épisode de l’histoire de l’humanité, mais il est consubstantiel à l’État et continue, pour cette raison, à exister partout sous des formes et des modalités différentes : «  L’État-idole ne peut exister sauf à travers un processus d’aliénation et de sacrifice social : sauf à travers l’esclavage. Esclavage et divinité de l’État sont une seule et même chose : la divinité de l’État, c’est l’esclavage, et l’esclavage ne pourrait exister sans divinité de l’État : car le dieu et la victime coïncident.  » Tout mouvement de libération qui ne serait pas conscient de ce lien indéfectible entre idolâtrie étatique et esclavage, est condamné à l’échec : «  C’est là  », écrit Levi avec une intuition précieuse, «  que réside, nous le verrons, la vraie faiblesse des mouvements prolétaires, qui se sont plu, non sans raison, à reprendre le nom peu prometteur de spartakiste ; et, en général, de tous ces mouvements, apparemment très radicaux, mais qui ne sortent pas des limites religieuses de la civilisation à laquelle ils cherchent à s’opposer  » (28). Le lien même qui unit l’État à l’esclavage l’unit inséparablement à la guerre : «  C’est toujours le même sentiment idolâtrique de l’État qui réclame la guerre, totale et continue, inséparable de l’État et de son existence, inséparable de la vie du dieu. Seul l’état de liberté est un état de paix
.: là où il y a la vraie paix se trouve aussi la vraie liberté, car les idoles ne vivent pas sans guerre.; mais les hommes vivent uniquement dans la paix  » (29).

Ces deux phénomènes, étroitement attachés à l’État et à la guerre, atteignent le point le plus extrême de leur développement dans la modernité : la masse et les grandes villes. Avec une conscience qui manque dans les critiques récurrentes de la société de masse, Levi voit dans la guerre le noyau originel de la masse. «  La guerre, œuvre d’hommes, mais détachée des hommes et incompréhensiblement divine, sacrifice nécessaire à la divinité de l’État, non seulement rompt certains rapports humains déterminés, mais elle tend à ramener les hommes à l’indifférenciation qui précède tous les rapports. […] Les grandes guerres créent d’elles-mêmes la masse : elles reforment la masse à partir de ce qui était jadis déterminé, et redonnent une vie informe à ce qui était cristallisé. Tout homme quitte sa maison, abandonne un monde unique qui est le sien, s’identifie à tous les hommes et, après avoir perdu toute personnalité, se réduit à ce qui est commun et indistinct : le sang et la mort.  » (30)

À la différence des villages et des communes qui ont marqué l’histoire italienne, les grandes agglomérations développent et reproduisent cette masse sans forme. Semblable à l’image du Léviathan de Hobbes, la grande ville «  mène une vie qui lui est propre, la vie d’une personne énorme, avec son grand corps où coule un sang fait d’hommes inconscients […]. Les rues, les maisons ne finissent pas devant des terres tout aussi indéfinies mais confinent avec elles : c’est le lieu de gens sans histoire et sans souvenir, arrachés à toute détermination, et colorés par une espérance bien particulière.  » (31) Et la massification n’investit pas seulement la forme des villes : «  Le travail lui-même se divinise, en technicisme et en organisation. L’usine devenue gigantesque est désormais inconnaissable pour ceux qui en vivent et qui sont devenus ses instruments plutôt que ses collaborateurs. La technique, qui est l’art humain de faire et d’inventer, devient un technicisme secret, non plus un art, mais de la magie.  » (32) Et, enfin, la langue elle-même se transforme : «  Comme elle est en elle-même ineffable et silencieuse, la masse ne peut en vérité s’exprimer qu’à travers l’État […] au lieu de la langue politique et poétique spontanée, composée d’une infinité de gestes et de paroles différents ainsi que de rapports toujours renouvelés, naît un langage sacré, de manifestations de la foule, sur l’autel des places et sous les tribunes aux harangues, où, comme dans les prières classiques, la foule adorant se limite aux réponses cadencées […]. Là où la masse est réellement anonyme, c’est-à-dire incapable de se nommer et de parler, la langue sacrée de l’État substitue aux noms qui ont perdu leur sens ses noms religieux et symboliques : et ce sont nombres, badges, drapeaux, brassards, uniformes, devises, insignes, galons, décorations, cartes d’identité, autant d’expressions rituelles et idolâtres de l’uniformité fondamentale et de l’organisation uniforme.
.» (33)

Ce que ses critiques ne pouvaient accepter n’était pas tant la condamnation de l’État-idole que le fait que Levi oppose à celui-ci une autre idée d’état, « l’état de liberté » (écrit significativement avec la minuscule). Ce n’était pas pour lui une formule générique, comme il en ressort clairement des pages qui précèdent immédiatement la conclusion du Christ et d’une série d’articles publiés au cours des mêmes années. Il se rend compte ici avec lucidité que, si l’idée même d’État n’était pas remise en question, l’antifascisme aurait reconstruit, sans le modifier, ce monde d’où le fascisme était né. «  Dans un pays de petite bourgeoisie comme l’Italie, où les idéologies petites-bourgeoises sont parvenues à contaminer même les classes populaires des villes, il est malheureusement probable que les nouvelles institutions qui succéderont au fascisme, qu’elles soient le produit d’une évolution lente ou celui de la violence, et même si elles relèvent d’un mouvement extrémiste et apparemment révolutionnaire, seront amenées à revaloriser, sous une autre forme, les anciennes idéologies ; on reconstituera un État aussi loin de la vie, aussi sacro-saint et abstrait que l’autre, et même davantage. Sous de nouveaux noms et de nouveaux drapeaux on perpétuera, encore aggravé, l’éternel fascisme italien […]. Il faut que nous devenions capables de penser et de créer un nouvel État autre que l’État fasciste, libéral ou communiste, qui ne sont que les différentes formes d’une même religion de l’État. Nous devons remonter aux fondements mêmes de l’idée de l’État : à la conception individualiste qui est à sa base, et à la conception juridique et abstraite d’individu forgée par la tradition, nous devons en substituer une nouvelle qui exprime la réalité vivante et supprime l’insurmontable antagonisme entre l’individu et l’État.  » (34)

On voit ici quelle leçon, véritablement politique et certainement pas « à tendance mystique », Levi avait tirée de son expérience des années d’exil intérieur (confino) en Lucanie : «  Ce renversement de la politique, qui se prépare dans l’ombre, est en germe dans la civilisation paysanne, et c’est la seule voie qui nous permettra sortir du cercle vicieux du fascisme et de l’antifascisme. Cette voie est celle de l’autonomie. L’État ne peut être que la somme d’une infinité d’autonomies, une fédération articulée. Pour les paysans, la cellule de l’État, la seule qui leur permettra de participer à la vie multiple de la collectivité, ne peut être que la commune rurale autonome. […] L’autonomie de la commune rurale suppose l’autonomie des usines, des écoles, des villes et de toutes les autres formes de la vie sociale  » (35).

Un article publié sur La nazione del popolo du 1er juin 1945 précise sans équivoque possible la transformation radicale que Levi a présente à l’esprit et dont le modèle doit être recherché dans la tradition des conseils ouvriers et de la démocratie directe, non dans celle de la démocratie représentative. Il voit dans les Comités de libération nationale, alors, pour peu de temps encore, vivants et fonctionnant réellement, l’instrument possible de cet état autonomiste : «  Les Comités de libération nationale, pour être vitaux, doivent correspondre à une collectivité humaine très différenciée et limitée : CLN d’entreprise, d’usine, de ferme, de commune rurale, de commune citadine, d’école, de province, de région, et ainsi de suite jusqu’aux organismes centraux : mais en leur sein n’ont pas leur place ni de sens d’autres formes d’organisation, en soi très bonnes, à caractère horizontal ou vertical, comme les syndicats catégoriels, les combattants, les associations des jeunes et des femmes, les associations professionnelles, d’assistance, etc., dont les tâches et la nature sont différents, et ne s’identifient pas à une cellule déterminée de l’État et ne se lient pas non plus à un lieu, à une activité ou à une tradition collective spécifique. C’est sur la multiplicité différenciée des CLN, représentants de la vie réelle du peuple dans les lieux mêmes de son activité, que doit se construire organiquement, dès aujourd’hui, l’État de demain. C’est la seule voie pour résoudre, avec la crise de gouvernement actuelle, la vieille crise de l’État italien  » (36).

Après la chute du gouvernement Parri en décembre 1945, minutieusement décrite dans La Montre, les partis politiques et le pouvoir économique s’engagèrent dans une direction exactement opposée à celle proposée par Levi : un État centralisé et des syndicats, des associations catégorielles tout aussi centralisateurs. Quant aux paysans, dont le sort lui tenait tant à cœur, le problème fut résolu de la manière la plus rapide et la plus violente possible : non pas avec l’autonomie des communes rurales, mais avec leur déportation de masse vers les usines du Nord. L’Italie, que Levi avait entrevue et si admirablement décrite dans les pages de ses livres, n’a peut-être existé que pendant quelques mois – mais c’est précisément pour cela qu’elle n’a rien perdu de son actualité.

Durant les années au cours desquelles Levi publiait ses réflexions, dans un petit village du Frioul, Casarsa, un jeune homme de vingt-deux ans fondait une institution très particulière, l’Academiuta di lengua furlana, et publiait confidentiellement les quatre numéros d’un stroligut (une sorte de petit almanach) entièrement écrit en frioulan. Dans les textes programmatiques en prose alternant avec des poèmes, le frioulan est revendiqué non comme un dialecte vernaculaire, «  non pour écrire deux ou trois stupidités qui fassent rire, ou pour raconter deux ou trois vieilles histoires de son village, mais dans l’ambition de dire des choses plus hautes, éventuellement difficiles : au cas où quelqu’un, en somme, penserait mieux s’exprimer dans le dialecte de sa terre, plus neuf, plus frais, plus fort que la langue nationale apprise dans les livres (pi nouf, pi fresc, pi fuart si no la lengua nasional imparada dai libris)  » (37). L’italien lui-même – poursuit le manifeste intitulé Dialet, lenga e stil – fut pendant un certain temps un dialecte du latin, jusqu’à ce que Dante décidât d’écrire en langue vulgaire ses vers.

Que l’on réfléchisse à la sobre et incomparable nouveauté du geste du jeune Pasolini, qui dans une région parcourue par les armées allemandes en fuite et bombardée par l’aviation alliée, décide de scruter du regard avec obstination non pas la langue nationale, mais le dialecte, non la politique étatique qui commençait à peine à s’organiser dans les grandes villes, mais les jeunes et les paysans de Casarsa. Il est en train de faire sur le plan de la poésie et de la langue exactement ce que Levi propose pour la société italienne dans son ensemble. On ne s’étonnera donc pas de trouver ici aussi la même profession d’autonomie, comprise comme « coïncidence du Frioul avec sa propre nature » : «  au-delà de tous les prétextes économiques, géographiques, historiques, patriotiques, etc., etc., ici on vient pour parler de civilisation (civiltà). Les fins pratiques visées par une décentralisation se révèlent comme le moyen pour exploiter non seulement les ressources économiques de chaque région, mais aussi le patrimoine de conscience que chaque Région coïncidant avec sa propre civilisation possède.  » (38)

Face à la cécité d’une classe dirigeante qui, à droite comme à gauche de l’échiquier politique, continue à se mouvoir servilement dans la direction indiquée par le développement capitaliste, il est possible que les paroles de Levi et du jeune Pasolini, alors décidément intempestives, trouvent précisément aujourd’hui l’heure de leur lisibilité.

Notes
1. «  C’est vraiment le plus important de mes livres, au sens où il n’est pas un récit, et par ailleurs cette définition des genres est pour moi absurde, aujourd’hui. Je ne saurais moi-même comment le définir ; mais si nous voulons employer empiriquement un intitulé, cela pourrait être un poème philosophique.  » Interview de F. Bertolo dans Scuola viva : incontro con gli autori (École vivante : rencontre avec les auteurs), Rome, 1971, p. 13.
2. Galleria, 3-6,1967, p. 237.
3. G. De Donato, Saggio su Carlo Levai, Bari, De Donato, 1974, p. 25.
4. Ibid., pp. 59-60.
5. M. Alicata, Il meridionalismo non si puà fermare a Eboli (Le méridionalisme ne peut s’arrêter à Eboli), in Cronache meridionali, n° 5, 1954, pp. 585-603.
6. Ibid.
7. A. Asor. Rosa, Scrittori e popolo (Écrivains et peuple), Rome, Samonà e Savelli, 1965, p. 231.
8. Ibid.
9. Rivoluzione liberale, n.l, 12 février 1922.
10. Galleria, cit., p. 238.
11. La storia è présente, in La nuova stampa, 18 octobre 1955 ; aujourd’hui dans Le mille patrie, Rome, Donzelli, 2015, p. 45.
12. Infra, p. 35.
13. Dans un article de 1952, publié dans la Nouvelle Revue française, de septembre 1952, Levi déclarera sa dette envers Alain («  certaines de ses idées avaient germé en moi  »), en rappelant sa méditation «  sur les dieux, l’enfance, le mythe, les métiers, la condition bourgeoise de l’homme et celle prolétaire  ».
14. Infra, p. 38.
15.
Infra, p. 39.
16. Galleria, cit., p. 237.
17. Infra, p. 47.
18. Infra, p. 51.
19. Infra, p. 47.
20. Infra, p. 59.
21. Infra, p. 60.
22. Infra, p. 61.
23. Infra, p. 50.
24. Infra, p. 51.
25. Infra, p. 55.
26. Infra, p. 55.
27. Infra, p. 54.
28. Infra, p. 91.
29. Infra, p. 130.
30. Infra, p. 153.
31. Infra, p. 154.
32. Infra, p. 154.
33. Infra, p. 157.
34. Le Christ s’est arrêté à Eboli, traduction de Jeanne Modigliani, Gallimard, 1948. Réédition en folio poche, 2017, pp. 286-287.
35. Ibid., pp. 287-288.
36. Crisi delgoverno e crisi dello Stato (Crise du gouvernement et crise de l’État), in La nazione del popolo du 1er juin 1945 (recueilli dans Carlo Levi, Il dovere dei tempi, Rome, Donzelli, 2004, p. 88).
37. Stroligutdi cà da l’aga, Casarsa, avril 1944, p. 5.
38. Quaderno romanzo, n° 3, Casarsa, juin 1947, pp. 6-7.