Gunther Anders

Journal

- in I’Obsolescence de l’homme, 1956 -

  
Le simple fait de ne pas posséder de voiture et de pouvoir, par conséquent, être pris en flagrant délit de non-achat, ou plutôt de non-besoin, m’a mis en Californie, en 1941, dans la situation suivante :

Hier, alors que je marchais le long d’une highway assez loin de la sortie de Los Angeles, un motard de la police fonça sur moi à toute allure et s’arrêta à ma hauteur.

« Say, what’s matter with your car ? » (Eh bien, qu’est-ce qui est arrivé à votre voiture ?), me demanda-t-il en m’interpellant.

« Ma voiture ? », demandai-je incrédule, « Sold ber ? » (Vous l’avez vendue ?)

Je secouai la tête.
 « Elle est chez le garagiste ? »
 Je continuai à secouer la tête.
 Le cop réfléchit. Trouver une troisième raison pour expliquer l’absence de ma voiture lui sembla impossible. « Mais pourquoi n’êtes-vous pas en voiture ? »

« En voiture ? Mais je n’ai pas de voiture. » Cette brève déclaration excéda également sa capacité de compréhension.

« En fait, je n’en ai jamais eu », expliquai-je pour le mettre sur la voie.

J’aurais difficilement pu trouver pire. Je venais de me condamner moi-même. Le policier était bouche bée : « Vous n’en avez jamais eu ? »

« Voilà, c’est ça », dis-je en louant sa capacité de compréhension. « That’s the boy » (Je suis comme ça). Je le saluai le cœur joyeux et léger, et je m’apprêtai à reprendre ma promenade.

Mais il n’en était plus question. Au contraire. « Don’t force me, sonny » (Me pousse pas à bout, fiston}, dit-il en sortant son petit carnet. Pas d’histoires. La joie de pouvoir briser l’ennui pétaradant de sa profession en arrêtant un « vagrant » (un vagabond) lui rendît sur-le-champ confiance en lui. « Et pourquoi n’en avez-vous jamais possédé
.?.»

Je crus alors deviner ce qu’il ne fallait surtout pas répondre. Au lieu de dire : « Parce que je n’ai jamais eu les moyens de m’acheter une voiture », je répondis donc en haussant les épaules et de la manière la plus détachée possible : « Parce que je n’en ai jamais vu la nécessité. »

Cette réponse parut le rendre joyeux. « Is that so ? » (Voyez- vous ça !), s’exclama-t-il alors sur un ton proprement enthousiaste. J’eus le pressentiment d’avoir fait une seconde erreur, plus grave encore que la première. « Et pourquoi donc Sonnyboy n’a-t-il pas besoin de voiture ? »

Sonnyboy angoissé haussa les épaules : « Parce que d’autres choses lui sont plus nécessaires. »

« Par exemple ? »
 «
.Des livres..»
 « Hum ! », fit le cop – ce qui ne laissait rien présager de bon –, et il répéta : «.Des livres..» Il était manifestement sûr de son diagnostic maintenant. « Don’t act the moron ! » (Fais pas l’imbécile.!), poursuivit-il. Il voulait dire qu’il avait maintenant deviné que Sonnyboy n’était qu’un « highhrow » (un intellectuel) simulant l’imbécillité et qu’il ne faisait l’idiot que pour dissimuler son refus de considérer l’offre comme un commandement. « We know your kind » (On connaît les gars dans ton genre), reprit-il en me donnant une bourrade amicale sur la poitrine. Ensuite, balayant d’un geste l’horizon désert, il me demanda : «.Et dans quelle direction voulez-vous aller exactement ? »

C’était la question que je craignais le plus. La route menait certes à San L., à 40 miles, mais d’ici là il n’y avait nulle part où aller. En outre, si j’avais essayé de lui expliquer que ma promenade n’avait pas de but, je me serais définitivement dénoncé comme «.vagrant
.». Le ciel sait où je serais aujourd’hui, si, véritable deus ex machina, L. n’était arrivé à toute vitesse à cet instant précis, au volant d’une imposante conduite intérieure à six places, ne s’était arrêté net et ne m’avait invité d’un « hello » à monter dans sa voiture – ce qui non seulement déconcerta le cop mais porta aussi un sérieux coup à sa « philosophy ».

« Dont’t do it again ! » (Ne recommence pas !), me hurla-t-il en nous doublant.

Qu’est-ce que je ne devais pas recommencer ?

Je ne devais, semble-t-il, pas négliger à l’avenir d’acheter ce que les offres invitent tout le monde à acheter.