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« Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe,
à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère,
nous verrons encore d’autres insurrections. » Guy de Maupassant
Nous voici dans la partie la plus riche et la plus peuplée de
l’Algérie. Le pays des Kabyles est montagneux, couvert de forêts et de
champs.
En sortant d’Aumale, on descend vers la grande vallée du Sahel.
Là-bas se dresse une immense montagne, le Djurjura. Ses plus hauts pics sont gris comme s’ils étaient couverts de cendres.
Partout, sur les sommets moins élevés, on aperçoit des villages qui, de
loin, ont l’air de tas de pierres blanches. D’autres demeurent
accrochés sur les pentes. Dans toute cette contrée fertile la lutte est
terrible entre l’Européen et l’indigène pour la possession du sol.
La Kabylie est plus peuplée que le département le plus peuplé de
France. Le Kabyle n’est pas nomade, mais sédentaire et travailleur. Or,
l’Algérien n’a pas d’autre préoccupation que de le dépouiller.
Voici les différents systèmes employés pour chasser et spolier les misérables propriétaires indigènes.
Un particulier quelconque, quittant la France, va demander au bureau
chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui
présente un chapeau avec des papiers dedans, et il tire un numéro
correspondant à un lot de terre. Ce lot, désormais, lui appartient.
Il part. Il trouve là-bas, dans un village indigène, toute une famille
installée sur la concession qu’on lui a désignée. Cette famille a
défriché, mis en rapport ce bien sur lequel elle vit. Elle ne possède
rien autre chose. L’étranger l’expulse. Elle s’en va, résignée, puisque
c’est la loi française. Mais ces gens, sans ressources désormais,
gagnent le désert et deviennent des révoltés.
D’autres fois, on s’entend. Le colon européen, effrayé par la chaleur
et l’aspect du pays, entre en pourparlers avec le Kabyle, qui devient
son fermier.
Et l’indigène, resté sur sa terre, envoie, bon an, mal an, quinze cents, ou deux mille francs à l’Européen retourné en France.
Cela équivaut à une concession de bureau de tabac.
Autre méthode.
La Chambre vote un crédit de quarante ou cinquante millions destinés à la colonisation de l’Algérie.
Que va-t-on faire de cet argent ? Sans doute on construira des
barrages, on boisera les sommets pour retenir l’eau, on s’efforcera de
rendre fertiles les plaines stériles ?
Nullement. On exproprie l’Arabe. Or, en Kabylie, la terre a acquis une
valeur considérable. Elle atteint dans les meilleurs endroits SEIZE
CENTS FRANCS L’HECTARE ; et elle se vend communément huit cents
francs.
Les Kabyles, propriétaires, vivent tranquilles sur leurs exploitations.
Riches, ils ne se révoltent pas ; ils ne demandent qu’à rester en
paix.
Qu’arrive-t-il ? on dispose de cinquante millions. La Kabylie est
le plus beau pays d’Algérie. Eh bien ! on exproprie les Kabyles au
profit de colons inconnus.
Mais comment les exproprie-t-on? On leur paie QUARANTE FRANCS l’hectare qui vaut au minimum HUIT CENTS FRANCS.
Et le chef de famille s’en va sans rien dire (c’est la loi) n’importe où, avec son monde, les hommes désœuvrés, les femmes et les enfants.
Ce peuple n’est point commerçant ni industriel, il n’est que cultivateur.
Donc, la famille vit tant qu’il reste quelque chose de la somme
dérisoire qu’on lui a donnée. Puis la misère arrive. Les hommes
prennent le fusil et suivent un Bou-Amama quelconque pour prouver une
fois de plus que l’Algérie ne peut être gouvernée que par un militaire.
On se dit : Nous laissons l’indigène dans les parties fertiles
tant que nous manquons d’Européens ; puis, quand il en vient, nous
exproprions le premier occupant. — Très bien. Mais, quand vous
n’aurez plus de parties fertiles, que
ferez-vous ? — Nous fertiliserons, parbleu ! —
Eh bien ! pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite, puisque
vous avez cinquante millions ?
Comment ! vous voyez des compagnies particulières créer des
barrages gigantesques pour donner de l’eau à des régions
entières ; vous savez, par les travaux remarquables d’ingénieurs
de talent, qu’il suffirait de boiser certains sommets pour gagner à
l’agriculture des lieues de pays qui s’étendent au-dessous, et vous ne
trouvez pas d’autre moyen que celui d’expulser les Kabyles !
Il est juste d’ajouter qu’une fois le Tell franchi, la terre devient
nue, aride, presque impossible à cultiver. Seul, l’Arabe, qui se
nourrit avec deux poignées de farine par jour et quelques figues, peut
subsister dans ces contrées desséchées. L’Européen n’y trouve pas sa
vie. Il ne reste donc en réalité que des espaces restreints pour y
installer des colons, à moins de… chasser l’indigène. Ce qu’on fait.
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