Harold Pinter

Discours de rŽception du prix Nobel

- Prix Nobel de littŽrature 2005 -



En 1958 jĠai Žcrit la chose suivante.:

Ç.Il nĠy a pas de distinctions tranchŽes entre ce qui est rŽel et ce qui est irrŽel, entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Une chose nĠest pas nŽcessairement vraie ou fausse ; elle peut tre tout ˆ la fois vraie et fausse..È

Je crois que ces affirmations ont toujours un sens et sĠappliquent toujours ˆ lĠexploration de la rŽalitŽ ˆ travers lĠart. Donc, en tant quĠauteur, jĠy souscris encore, mais en tant que citoyen je ne peux pas. En tant que citoyen, je dois demander.: QuĠest-ce qui est vrai.? QuĠest-ce qui est faux.?

La vŽritŽ au thŽ‰tre est ˆ jamais insaisissable. Vous ne la trouvez jamais tout ˆ fait, mais sa qute a quelque chose de compulsif. Cette qute est prŽcisŽment ce qui commande votre effort. Cette qute est votre t‰che. La plupart du temps vous tombez sur la vŽritŽ par hasard dans le noir, en entrant en collision avec elle, ou en entrevoyant simplement une image ou une forme qui semble correspondre ˆ la vŽritŽ, souvent sans vous rendre compte que vous lĠavez fait. Mais la rŽelle vŽritŽ, cĠest quĠil nĠy a jamais, en art dramatique, une et une seule vŽritŽ ˆ dŽcouvrir. Il y en a beaucoup. Ces vŽritŽs se dŽfient lĠune lĠautre, se dŽrobent lĠune ˆ lĠautre, se refltent, sĠignorent, se narguent, sont aveugles lĠune ˆ lĠautre. Vous avez parfois le sentiment dĠavoir trouvŽ dans votre main la vŽritŽ dĠun moment, puis elle vous glisse entre les doigts et la voilˆ perdue.

On mĠa souvent demandŽ comment mes pices voyaient le jour. Je ne saurais le dire. Pas plus que je ne saurais rŽsumer mes pices, si ce nĠest pour dire voilˆ ce qui sĠest passŽ. Voilˆ ce quĠils ont dit. Voilˆ ce quĠils ont fait.

La plupart des pices naissent dĠune rŽplique, dĠun mot ou dĠune image. Le mot sĠoffre le premier, lĠimage le suivant souvent de prs. Je vais vous donner deux exemples de rŽpliques qui me sont venues ˆ lĠesprit de faon totalement inattendue, suivies par une image, que jĠai moi-mme suivie.

Les pices en question sont Le Retour et CĠŽtait hier. La premire rŽplique du Retour est Ç.QuĠest-ce que tu as fait des ciseaux.?.È La premire rŽplique de CĠŽtait hier est Ç.Bruns.È.

Dans un cas comme dans lĠautre je nĠavais pas dĠautres indications. Dans le premier cas, quelquĠun, ˆ lĠŽvidence, cherchait une paire de ciseaux et demandait o ils Žtaient passŽs ˆ quelquĠun dĠautre dont il souponnait quĠil les avait probablement volŽs. Mais dĠune manire ou dĠune autre je savais que la personne ˆ qui on sĠadressait se fichait Žperdument des ciseaux, comme de celui qui posait la question, dĠailleurs.

Ç.Bruns.È.: je prŽsumais quĠil sĠagissait de la description des cheveux de quelquĠun, les cheveux dĠune femme, et que cela rŽpondait ˆ une question. Dans lĠun et lĠautre cas, je me suis trouvŽ contraint de poursuivre la chose. Tout se passait visuellement, un trs lent fondu, passant de lĠombre ˆ la lumire.

Je commence toujours une pice en appelant les personnages A, B et C.

Dans la pice qui est devenue Le Retour je voyais un homme entrer dans une pice austre et poser sa question ˆun homme plus jeune, assis sur un affreux canapŽ, le nez dans un journal des courses. Je souponnais vaguement que A Žtait un pre et que B Žtait son fils, mais je nĠen avais aucune preuve. Cela sĠest nŽanmoins confirmŽ un peu plus tard quand B (qui par la suite deviendrait Lenny) dit ˆ A (qui par la suite deviendrait Max), Ç.Papa, tu permets que je change de sujet.? Je voudrais te demander quelque chose. Ce quĠon a mangŽ au d”ner tout ˆ lĠheure, a sĠappelait comment.? Tu appelles a comment.? Pourquoi tu nĠachtes pas un chien.? Tu es un cuisinier pour chiens. Franchement. Tu crois donc que tu fais la cuisine pour une bande de chiens..È Donc, ds lors que B appelait A Ç.Papa.È, il me semblait raisonnable dĠadmettre quĠils Žtaient pre et fils. A, manifestement, Žtait aussi le cuisinier et sa cuisine ne semblait pas tre tenue en bien haute estime. Cela voulait-il dire quĠil nĠy avait pas de mre.? Je nĠen savais rien. Mais, comme je me le rŽpŽtais ˆ lĠŽpoque, nos dŽbuts ne savent jamais de quoi nos fins seront faites.

Ç.Bruns..È Une grande fentre. Ciel du soir. Un homme, A (qui par la suite deviendrait Deeley), et une femme, B (qui par la suite deviendrait Kate), assis avec des verres. Ç.Grosse ou mince.?.È demande lĠhomme. De qui parlent-ils.? CĠest alors que je vois, se tenant ˆ la fentre, une femme, C (qui par la suite deviendrait Anna), dans une autre qualitŽ de lumire, leur tournant le dos, les cheveux bruns.

CĠest un Žtrange moment, le moment o lĠon crŽe des personnages qui nĠavaient jusque-lˆ aucune existence. Ce qui suit est capricieux, incertain, voire hallucinatoire, mme si cela peut parfois prendre la forme dĠune avalanche que rien ne peut arrter. La position de lĠauteur est une position bizarre. En un sens, les personnages ne lui font pas bon accueil. Les personnages lui rŽsistent, ils ne sont pas faciles ˆ vivre, ils sont impossibles ˆ dŽfinir. Vous ne pouvez certainement pas leur donner dĠordres. Dans une certaine mesure vous vous livrez avec eux ˆ un jeu interminable, vous jouez au chat et ˆ la souris, ˆ colin-maillard, ˆ cache-cache. Mais vous dŽcouvrez finalement que vous avez sur les bras des tres de chair et de sang, des tres possŽdant une volontŽ et une sensibilitŽ individuelle bien ˆ eux, faits de composantes que vous nĠtes pas en mesure de changer, manipuler ou dŽnaturer.

Le langage, en art, demeure donc une affaire extrmement ambigu‘, des sables mouvants, un trampoline, une mare gelŽe qui pourrait bien cŽder sous vos pieds, ˆ vous lĠauteur, dĠun instant ˆ lĠautre.

Mais, comme je le disais, la qute de la vŽritŽ ne peut jamais sĠarrter. Elle ne saurait tre ajournŽe, elle ne saurait tre diffŽrŽe. Il faut lĠaffronter lˆ, tout de suite.

Le thŽ‰tre politique prŽsente un ensemble de problmes totalement diffŽrents. Les sermons doivent tre ŽvitŽs ˆ tout prix. LĠobjectivitŽ est essentielle. Il doit tre permis aux personnages de respirer un air qui leur appartient. LĠauteur ne peut les enfermer ni les entraver pour satisfaire le gožt, lĠinclination ou les prŽjugŽs qui sont les siens. Il doit tre prt ˆ les aborder sous des angles variŽs, dans des perspectives trs diverses, ne connaissant ni frein ni limite, les prendre par surprise, peut-tre, de temps en temps, tout en leur laissant la libertŽ de suivre le chemin qui leur pla”t. ‚a ne fonctionne pas toujours. Et la satire politique, bien Žvidemment, nĠobŽit ˆ aucun de ces prŽceptes, elle fait mme prŽcisŽment lĠinverse, ce qui est dĠailleurs sa fonction premire.

Dans ma pice LĠAnniversaire il me semble que je lance des pistes dĠinterprŽtation trs diverses, les laissant opŽrer dans une Žpaisse fort de possibles avant de me concentrer, au final, sur un acte de soumission.

Langue de la montagne ne prŽtend pas opŽrer de manire aussi ouverte. Tout y est brutal, bref et laid. Les soldats de la pice trouvent pourtant le moyen de sĠamuser de la situation. On oublie parfois que les tortionnaires sĠennuient trs facilement. Ils ont besoin de rire un peu pour garder le moral. Comme lĠont bien Žvidemment confirmŽ les ŽvŽnements dĠAbu Ghraib ˆ Bagdad. Langue de la montagne ne dure que vingt minutes, mais elle pourrait se prolonger pendant des heures et des heures, inlassablement, rŽpŽtant le mme schŽma encore et encore, pendant des heures et des heures.

Ashes to Ashes, pour sa part, me semble se dŽrouler sous lĠeau. Une femme qui se noie, sa main se tendant vers la surface ˆ travers les vagues, retombant hors de vue, se tendant vers dĠautres mains, mais ne trouvant lˆ personne, ni au-dessus ni au-dessous de lĠeau, ne trouvant que des ombres, des reflets, flottant.; la femme, une silhouette perdue dans un paysage qui se noie, une femme incapable dĠŽchapper au destin tragique qui semblait nĠappartenir quĠaux autres.

Mais comme les autres sont morts, elle doit mourir aussi.

Le langage politique, tel que lĠemploient les hommes politiques, ne sĠaventure jamais sur ce genre de terrain, puisque la majoritŽ des hommes politiques, ˆ en croire les ŽlŽments dont nous disposons, ne sĠintŽressent pas ˆ la vŽritŽ mais au pouvoir et au maintien de ce pouvoir. Pour maintenir ce pouvoir il est essentiel que les gens demeurent dans lĠignorance, quĠils vivent dans lĠignorance de la vŽritŽ, jusquĠˆ la vŽritŽ de leur propre vie. Ce qui nous entoure est donc un vaste tissu de mensonges, dont nous nous nourrissons.

Comme le sait ici tout un chacun, lĠargument avancŽ pour justifier lĠinvasion de lĠIrak Žtait que Saddam Hussein dŽtenait un arsenal extrmement dangereux dĠarmes de destruction massive, dont certaines pouvaient tre dŽchargŽes en 45 minutes, provoquant un effroyable carnage. On nous assurait que cĠŽtait vrai. Ce nĠŽtait pas vrai. On nous disait que lĠIrak entretenait des relations avec Al Qa•da et avait donc sa part de responsabilitŽ dans lĠatrocitŽ du 11.septembre 2001 ˆ New York. On nous assurait que cĠŽtait vrai. Ce nĠŽtait pas vrai. On nous disait que lĠIrak menaait la sŽcuritŽ du monde. On nous assurait que cĠŽtait vrai. Ce nĠŽtait pas vrai.

La vŽritŽ est totalement diffŽrente. La vŽritŽ est liŽe ˆ la faon dont les ƒtats-Unis comprennent leur r™le dans le monde et la faon dont ils choisissent de lĠincarner.

Mais avant de revenir au temps prŽsent, jĠaimerais considŽrer lĠhistoire rŽcente, jĠentends par lˆ la politique Žtrangre des ƒtats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je crois quĠil est pour nous impŽratif de soumettre cette pŽriode ˆ un examen rigoureux, quoique limitŽ, forcŽment, par le temps dont nous disposons ici.

Tout le monde sait ce qui sĠest passŽ en Union SoviŽtique et dans toute lĠEurope de lĠEst durant lĠaprs-guerre.: la brutalitŽ systŽmatique, les atrocitŽs largement rŽpandues, la rŽpression impitoyable de toute pensŽe indŽpendante. Tout cela a ŽtŽ pleinement documentŽ et attestŽ.

Mais je soutiens que les crimes commis par les ƒtats-Unis durant cette mme pŽriode nĠont ŽtŽ que superficiellement rapportŽs, encore moins documentŽs, encore moins reconnus, encore moins identifiŽs ˆ des crimes tout court. Je crois que la question doit tre abordŽe et que la vŽritŽ a un rapport Žvident avec lĠŽtat actuel du monde. Bien que limitŽes, dans une certaine mesure, par lĠexistence de lĠUnion SoviŽtique, les actions menŽes dans le monde entier par les ƒtats-Unis donnaient clairement ˆ entendre quĠils avaient dŽcrŽtŽ avoir carte blanche pour faire ce quĠils voulaient.

LĠinvasion directe dĠun Žtat souverain nĠa jamais ŽtŽ, de fait, la mŽthode privilŽgiŽe de lĠAmŽrique. Dans lĠensemble, elle prŽfŽrait ce quĠelle a qualifiŽ de Ç.conflit de faible intensitŽ.È. Ç.Conflit de faible intensitŽ.È, cela veut dire que des milliers de gens meurent, mais plus lentement que si vous l‰chiez une bombe sur eux dĠun seul coup. Cela veut dire que vous contaminez le cÏur du pays, que vous y implantez une tumeur maligne et que vous observez sĠŽtendre la gangrne. Une fois que le peuple a ŽtŽ soumis Ñ.ou battu ˆ mort.Ñ a revient au mme et que vos amis, les militaires et les grandes sociŽtŽs commerciales, sont confortablement installŽs au pouvoir, vous allez devant les camŽras et vous dŽclarez que la dŽmocratie lĠa emportŽ. CĠŽtait monnaie courante dans la politique Žtrangre amŽricaine dans les annŽes auxquelles je fais allusion.

La tragŽdie du Nicaragua sĠest avŽrŽe tre un cas extrmement rŽvŽlateur. Si je dŽcide de lĠŽvoquer ici, cĠest quĠil illustre de faon convaincante la faon dont lĠAmŽrique envisage son r™le dans le monde, aussi bien ˆ lĠŽpoque quĠaujourdĠhui.

JĠai assistŽ ˆ une rŽunion qui sĠest tenue ˆ lĠAmbassade des ƒtats-Unis ˆ Londres ˆ la fin des annŽes.80.

Le Congrs amŽricain Žtait sur le point de dŽcider sĠil fallait ou non donner davantage dĠargent aux Contras dans la campagne quĠils menaient contre lĠƒtat du Nicaragua. JĠŽtais lˆ en tant que membre dĠune dŽlŽgation parlant au nom du Nicaragua, mais le membre le plus important de cette dŽlŽgation Žtait un certain Pre John Metcalf. Le chef de file du camp amŽricain Žtait Raymond Seitz (alors bras droit de lĠambassadeur, lui-mme nommŽ ambassadeur par la suite). Pre Metcalf a dit.: Ç.Monsieur, jĠai la charge dĠune paroisse au nord du Nicaragua. Mes paroissiens ont construit une Žcole, un centre mŽdico-social, un centre culturel. Nous avons vŽcu en paix. Il y a quelques mois une force de la Contra a attaquŽ la paroisse. Ils ont tout dŽtruit.: lĠŽcole, le centre mŽdico-social, le centre culturel. Ils ont violŽ les infirmires et les institutrices, massacrŽ les mŽdecins, de la manire la plus brutale. Ils se sont comportŽs comme des sauvages. Je vous en supplie, exigez du gouvernement amŽricain quĠil retire son soutien ˆ cette odieuse activitŽ terroriste..È

Raymond Seitz avait trs bonne rŽputation, celle dĠun homme rationnel, responsable et trs bien informŽ. Il Žtait grandement respectŽ dans les cercles diplomatiques. Il a ŽcoutŽ, marquŽ une pause, puis parlŽ avec une certaine gravitŽ. Ç.Pre, dit-il, laissez-moi vous dire une chose. En temps de guerre, les innocents souffrent toujours..È Il y eut un silence glacial. Nous lĠavons regardŽ dĠun Ïil fixe. Il nĠa pas bronchŽ.

Les innocents, certes, souffrent toujours.

Finalement quelquĠun a dit.: Ç.Mais dans le cas qui nous occupe, des ÒinnocentsÓ ont ŽtŽ les victimes dĠune atrocitŽ innommable financŽe par votre gouvernement, une parmi tant dĠautres. Si le Congrs accorde davantage dĠargent aux Contras, dĠautres atrocitŽs de cette espce seront perpŽtrŽes. NĠest-ce pas le cas.? Votre gouvernement nĠest-il pas par lˆ mme coupable de soutenir des actes meurtriers et destructeurs commis sur les citoyens dĠun Žtat souverain.?.È

Seitz Žtait imperturbable. Ç.Je ne suis pas dĠaccord que les faits, tels quĠils nous ont ŽtŽ exposŽs, appuient ce que vous affirmez lˆ.È, dit-il.

Alors que nous quittions lĠambassade, un conseiller amŽricain mĠa dit quĠil aimait beaucoup mes pices. Je nĠai pas rŽpondu.

Je dois vous rappeler quĠˆ lĠŽpoque le PrŽsident Reagan avait fait la dŽclaration suivante.: Ç.Les Contras sont lĠŽquivalent moral de nos Pres fondateurs..È

Les ƒtats-Unis ont pendant plus de quarante ans soutenu la dictature brutale de Somoza au Nicaragua. Le peuple nicaraguayen, sous la conduite des Sandinistes, a renversŽ ce rŽgime en 1979, une rŽvolution populaire et poignante.

Les Sandinistes nĠŽtaient pas parfaits. Ils avaient leur part dĠarrogance et leur philosophie politique comportait un certain nombre dĠŽlŽments contradictoires. Mais ils Žtaient intelligents, rationnels et civilisŽs. Leur but Žtait dĠinstaurer une sociŽtŽ stable, digne, et pluraliste. La peine de mort a ŽtŽ abolie. Des centaines de milliers de paysans frappŽs par la misre ont ŽtŽ ramenŽs dĠentre les morts. Plus de 100.000 familles se sont vues attribuer un droit ˆ la terre. Deux mille Žcoles ont ŽtŽ construites. Une campagne dĠalphabŽtisation tout ˆ fait remarquable a fait tomber le taux dĠanalphabŽtisme dans le pays sous la barre des 15.%. LĠŽducation gratuite a ŽtŽ instaurŽe ainsi que la gratuitŽ des services de santŽ. La mortalitŽ infantile a diminuŽ dĠun tiers. La polio a ŽtŽ ŽradiquŽe.

Les ƒtats-Unis accusrent ces franches rŽussites dĠtre de la subversion marxiste-lŽniniste. Aux yeux du gouvernement amŽricain, le Nicaragua donnait lˆ un dangereux exemple. Si on lui permettait dĠŽtablir les normes ŽlŽmentaires de la justice Žconomique et sociale, si on lui permettait dĠŽlever le niveau des soins mŽdicaux et de lĠŽducation et dĠaccŽder ˆ une unitŽ sociale et une dignitŽ nationale, les pays voisins se poseraient les mmes questions et apporteraient les mmes rŽponses. Il y avait bien sžr ˆ lĠŽpoque, au Salvador, une rŽsistance farouche au statu quo.

JĠai parlŽ tout ˆ lĠheure du Ç.tissu de mensonges.È qui nous entoure. Le PrŽsident Reagan qualifiait couramment le Nicaragua de Ç.donjon totalitaire.È. Ce que les mŽdias, et assurŽment le gouvernement britannique, tenaient gŽnŽralement pour une observation juste et mŽritŽe. Il nĠy avait pourtant pas trace dĠescadrons de la mort sous le gouvernement sandiniste. Il nĠy avait pas trace de tortures. Il nĠy avait pas trace de brutalitŽ militaire, systŽmatique ou officielle. Aucun prtre nĠa jamais ŽtŽ assassinŽ au Nicaragua. Il y avait mme trois prtres dans le gouvernement sandiniste, deux jŽsuites et un missionnaire de la SociŽtŽ de Maryknoll. Les Ç.donjons totalitaires.È se trouvaient en fait tout ˆ c™tŽ, au Salvador et au Guatemala. Les ƒtats-Unis avaient, en 1954, fait tomber le gouvernement dŽmocratiquement Žlu du Guatemala et on estime que plus de 200.000 personnes avaient ŽtŽ victimes des dictatures militaires qui sĠy Žtaient succŽdŽ.

En 1989, six des plus Žminents jŽsuites du monde ont ŽtŽ violemment abattus ˆ lĠUniversitŽ CentramŽricaine de San Salvador par un bataillon du rŽgiment Alcatl entra”nŽ ˆ Fort Benning, GŽorgie, USA. LĠarchevque Romero, cet homme au courage exemplaire, a ŽtŽ assassinŽ alors quĠil cŽlŽbrait la messe. On estime que 75.000 personnes sont mortes. Pourquoi a-t-on tuŽ ces gens-lˆ.? On les a tuŽs parce quĠils Žtaient convaincus quĠune vie meilleure Žtait possible et devait advenir. Cette conviction les a immŽdiatement cataloguŽs comme communistes. Ils sont morts parce quĠils osaient contester le statu quo, lĠhorizon infini de pauvretŽ, de maladies, dĠhumiliation et dĠoppression, le seul droit quĠils avaient acquis ˆ la naissance.

Les ƒtats-Unis ont fini par faire tomber le gouvernement sandiniste. Cela leur prit plusieurs annŽes et ils durent faire preuve dĠune tŽnacitŽ considŽrable, mais une persŽcution Žconomique acharnŽe et 30.000 morts ont fini par Žbranler le courage des Nicaraguayens. Ils Žtaient ŽpuisŽs et de nouveau misŽrables. LĠŽconomie Ç.casino.È sĠest rŽinstallŽe dans le pays. CĠen Žtait fini de la santŽ gratuite et de lĠŽducation gratuite. Les affaires ont fait un retour en force. La Ç.DŽmocratie.È lĠavait emportŽ.

Mais cette Ç.politique.È ne se limitait en rien ˆ lĠAmŽrique Centrale. Elle Žtait menŽe partout dans le monde. Elle Žtait sans fin. Et cĠest comme si a nĠŽtait jamais arrivŽ.

Les ƒtats-Unis ont soutenu, et dans bien des cas engendrŽ, toutes les dictatures militaires droitires apparues dans le monde ˆ lĠissue de la Seconde Guerre mondiale. Je veux parler de lĠIndonŽsie, de la Grce, de lĠUruguay, du BrŽsil, du Paraguay, dĠHa•ti, de la Turquie, des Philippines, du Guatemala, du Salvador, et, bien sžr, du Chili. LĠhorreur que les ƒtats-Unis ont infligŽe au Chili en 1973 ne pourra jamais tre expiŽe et ne pourra jamais tre oubliŽe.

Des centaines de milliers de morts ont eu lieu dans tous ces pays. Ont-elles eu lieu.? Et sont-elles dans tous les cas imputables ˆ la politique Žtrangre des ƒtats-Unis.? La rŽponse est oui, elles ont eu lieu et elles sont imputables ˆ la politique Žtrangre amŽricaine. Mais vous nĠen savez rien.

‚a ne sĠest jamais passŽ. Rien ne sĠest jamais passŽ. Mme pendant que cela se passait, a ne se passait pas. ‚a nĠavait aucune importance. ‚a nĠavait aucun intŽrt. Les crimes commis par les ƒtats-Unis ont ŽtŽ systŽmatiques, constants, violents, impitoyables, mais trs peu de gens en ont rŽellement parlŽ. Rendons cette justice ˆ lĠAmŽrique.: elle sĠest livrŽe, partout dans le monde, ˆ une manipulation tout ˆ fait clinique du pouvoir tout en se faisant passer pour une force qui agissait dans lĠintŽrt du bien universel. Un cas dĠhypnose gŽnial, pour ne pas dire spirituel, et terriblement efficace.

Les ƒtats-Unis, je vous le dis, offrent sans aucun doute le plus grand spectacle du moment. Pays brutal, indiffŽrent, mŽprisant et sans pitiŽ, peut-tre bien, mais cĠest aussi un pays trs malin. Ë lĠimage dĠun commis voyageur, il Ïuvre tout seul et lĠarticle quĠil vend le mieux est lĠamour de soi. Succs garanti. ƒcoutez tous les prŽsidents amŽricains ˆ la tŽlŽvision prononcer les mots Ç.peuple amŽricain.È, comme dans la phrase.: Ç Je dis au peuple amŽricain quĠil est temps de prier et de dŽfendre les droits du peuple amŽricain et je demande au peuple amŽricain de faire confiance ˆ son PrŽsident pour les actions quĠil sĠapprte ˆ mener au nom du peuple amŽricain..È

Le stratagme est brillant. Le langage est en fait employŽ pour tenir la pensŽe en Žchec. Les mots Ç.peuple amŽricain.È fournissent un coussin franchement voluptueux destinŽ ˆ vous rassurer. Vous nĠavez pas besoin de penser. Vous nĠavez quĠˆ vous allonger sur le coussin. Il se peut que ce coussin Žtouffe votre intelligence et votre sens critique mais il est trs confortable. Ce qui bien sžr ne vaut pas pour les 40.millions de gens qui vivent en dessous du seuil de pauvretŽ ni aux 2.millions dĠhommes et de femmes incarcŽrŽs dans le vaste goulag de prisons qui sĠŽtend dĠun bout ˆ lĠautre des ƒtats-Unis.

Les ƒtats-Unis ne se prŽoccupent plus des conflits de faible intensitŽ. Ils ne voient plus lĠintŽrt quĠil y aurait ˆ faire preuve de rŽserve, ni mme de sournoiserie. Ils jouent cartes sur table, sans distinction. CĠest bien simple, ils se fichent Žperdument des Nations Unies, du droit international ou des voix dissidentes, dont ils pensent quĠils nĠont aucun pouvoir ni aucune pertinence. Et puis ils ont leur petit agneau blant qui les suit partout au bout dĠune laisse, la Grande-Bretagne, pathŽtique et soumise.

O est donc passŽe notre sensibilitŽ morale.? En avons-nous jamais eu une.? Que signifient ces mots.? Renvoient-ils ˆ un terme trs rarement employŽ ces temps-ci Ñ.la conscience.? Une conscience qui soit non seulement liŽe ˆ nos propres actes mais qui soit Žgalement liŽe ˆ la part de responsabilitŽ qui est la n™tre dans les actes dĠautrui.? Tout cela est-il mort.? Regardez Guantanamo. Des centaines de gens dŽtenus sans chef dĠaccusation depuis plus de trois ans, sans reprŽsentation lŽgale ni procs Žquitable, thŽoriquement dŽtenus pour toujours. Cette structure totalement illŽgitime est maintenue au mŽpris de la Convention de Genve. Non seulement on la tolre mais cĠest ˆ peine si la soi-disant Ç.communautŽ internationale.È en fait le moindre cas. Ce crime scandaleux est commis en ce moment mme par un pays qui fait profession dĠtre Ç.le leader du monde libre.È. Est-ce que nous pensons aux locataires de Guantanamo.? QuĠen disent les mŽdias ? Ils se rŽveillent de temps en temps pour nous pondre un petit article en page six. Ces hommes ont ŽtŽ relŽguŽs dans un no manĠs land dont ils pourraient fort bien ne jamais revenir. Ë prŽsent beaucoup dĠentre eux font la grve de la faim, ils sont nourris de force, y compris des rŽsidents britanniques. Pas de raffinements dans ces mŽthodes dĠalimentation forcŽe. Pas de sŽdatifs ni dĠanesthŽsiques. Juste un tube quĠon vous enfonce dans le nez et quĠon vous fait descendre dans la gorge. Vous vomissez du sang. CĠest de la torture. QuĠen a dit le ministre des Affaires Žtrangres britannique.? Rien. QuĠen a dit le Premier Ministre britannique.? Rien. Et pourquoi.? Parce que les ƒtats-Unis ont dŽclarŽ.: critiquer notre conduite ˆ Guantanamo constitue un acte hostile. Soit vous tes avec nous, soit vous tes contre nous. RŽsultat, Blair se tait.

LĠinvasion de lĠIrak Žtait un acte de banditisme, un acte de terrorisme dĠƒtat patentŽ, tŽmoignant dĠun absolu mŽpris pour la notion de droit international. Cette invasion Žtait un engagement militaire arbitraire inspirŽ par une sŽrie de mensonges rŽpŽtŽs sans fin et une manipulation flagrante des mŽdias et, partant, du public.; une intervention visant ˆ renforcer le contr™le militaire et Žconomique de lĠAmŽrique sur le Moyen-Orient et se faisant passer Ñ.en dernier ressort.Ñ toutes les autres justifications nĠayant pas rŽussi ˆ prouver leur bien-fondŽ pour une libŽration. Une redoutable affirmation de la force militaire responsable de la mort et de la mutilation de milliers et de milliers dĠinnocents.

Nous avons apportŽ au peuple irakien la torture, les bombes ˆ fragmentation, lĠuranium appauvri, dĠinnombrables tueries commises au hasard, la misre, lĠhumiliation et la mort et nous appelons cela Ç.apporter la libertŽ et la dŽmocratie au Moyen-Orient.È.

Combien de gens vous faut-il tuer avant dĠavoir droit au titre de meurtrier de masse et de criminel de guerre.? Cent mille.? Plus quĠassez, serais-je tentŽ de croire. Il serait donc juste que Bush et Blair soient appelŽs ˆ compara”tre devant la Cour internationale de justice. Mais Bush a ŽtŽ malin. Il nĠa pas ratifiŽ la Cour internationale de justice. Donc, si un soldat amŽricain ou, ˆ plus forte raison, un homme politique amŽricain, devait se retrouver au banc des accusŽs, Bush a prŽvenu quĠil enverrait les marines. Mais Tony Blair, lui, a ratifiŽ la Cour et peut donc faire lĠobjet de poursuites. Nous pouvons communiquer son adresse ˆ la Cour si a lĠintŽresse. Il habite au 10.Downing Street, Londres.

La mort dans ce contexte devient tout ˆ fait accessoire. Bush et Blair prennent tous deux bien soin de la mettre de c™tŽ. Au moins 100.000 Irakiens ont pŽri sous les bombes et les missiles amŽricains avant que ne commence lĠinsurrection irakienne. Ces gens-lˆ sont quantitŽ nŽgligeable. Leur mort nĠexiste pas. Un nŽant. Ils ne sont mme pas recensŽs comme Žtant morts. Ç.Nous ne comptons pas les cadavres È a dŽclarŽ le gŽnŽral amŽricain Tommy Franks.

Aux premiers jours de lĠinvasion une photo a ŽtŽ publiŽe ˆ la une des journaux britanniques.; on y voit Tony Blair embrassant sur la joue un petit garon irakien. Ç.Un enfant reconnaissant.È disait la lŽgende. Quelques jours plus tard on pouvait trouver, en pages intŽrieures, lĠhistoire et la photo dĠun autre petit garon de quatre ans qui nĠavait plus de bras. Sa famille avait ŽtŽ pulvŽrisŽe par un missile. CĠŽtait le seul survivant. Ç.Quand est-ce que je retrouverai mes bras.?.È demandait-il. LĠhistoire est passŽe ˆ la trappe. Eh bien oui, Tony Blair ne le serrait pas contre lui, pas plus quĠil ne serrait dans ses bras le corps dĠun autre enfant mutilŽ, ou le corps dĠun cadavre ensanglantŽ. Le sang, cĠest sale. ‚a salit votre chemise et votre cravate quand vous parlez avec sincŽritŽ devant les camŽras de tŽlŽvision.

Les 2000 morts amŽricains sont embarrassants. On les transporte vers leurs tombes dans le noir. Les funŽrailles se font discrtement, en lieu sžr. Les mutilŽs pourrissent dans leurs lits, certains pour le restant de leurs jours. Ainsi les morts et les mutilŽs pourrissent-ils, dans diffŽrentes catŽgories de tombes.

Voici un extrait de Ç.JĠexplique certaines choses.È, un pome de Pablo Neruda :

Et un matin tout Žtait en feu,
et un matin les bžchers
sortaient de la terre
dŽvorant les tres vivants,
et ds lors ce fut le feu,
ce fut la poudre,
et ce fut le sang.
Des bandits avec des avions, avec des Maures,
des bandits avec des bagues et des duchesses,
des bandits avec des moines noirs pour bŽnir
tombaient du ciel pour tuer des enfants,
et ˆ travers les rues le sang des enfants
coulait simplement, comme du sang dĠenfants.
Chacals que le chacal repousserait,
pierres que le dur chardon mordrait en crachant,
vipres que les vipres dŽtesteraient !
Face ˆ vous jĠai vu le sang
de lĠEspagne se lever
pour vous noyer dans une seule vague
dĠorgueil et de couteaux !
GŽnŽraux
de trahison :
regardez ma maison morte,
regardez lĠEspagne brisŽe :
mais de chaque maison morte surgit un mŽtal ardent
au lieu de fleurs,
mais de chaque brche dĠEspagne
surgit lĠEspagne,
mais de chaque enfant mort surgit un fusil avec des yeux,
mais de chaque crime naissent des balles
qui trouveront un jour lĠendroit
de votre cÏur.
Vous allez demander pourquoi sa poŽsie
ne parle-t-elle pas du rve, des feuilles,
des grands volcans de son pays natal ?
Venez voir le sang dans les rues,
venez voir
le sang dans les rues,
venez voir
le sang dans les rues !

Laissez-moi prŽciser quĠen citant ce pome de Neruda je ne suis en aucune faon en train de comparer lĠEspagne rŽpublicaine ˆ lĠIrak de Saddam Hussein. Si je cite Neruda cĠest parce que je nĠai jamais lu ailleurs dans la poŽsie contemporaine de description aussi puissante et viscŽrale dĠun bombardement de civils.

JĠai dit tout ˆ lĠheure que les ƒtats-Unis Žtaient dŽsormais dĠune franchise totale et jouaient cartes sur table. CĠest bien le cas. Leur politique officielle dŽclarŽe est dŽsormais dŽfinie comme une Ç.full spectrum dominance.È (une domination totale sur tous les fronts). LĠexpression nĠest pas de moi, elle est dĠeux. Ç.Full spectrum dominance.È, cela veut dire contr™le des terres, des mers, des airs et de lĠespace et de toutes les ressources qui vont avec.

Les ƒtats-Unis occupent aujourdĠhui 702 installations militaires dans 132 pays du monde entier, ˆ lĠhonorable exception de la Sude, bien sžr. On ne sait pas trop comment ils en sont arrivŽs lˆ, mais une chose est sžre, cĠest quĠils y sont.

Les ƒtats-Unis dŽtiennent 8000 ogives nuclŽaires actives et opŽrationnelles. 2000 sont en Žtat dĠalerte maximale, prtes ˆ tre lancŽes avec un dŽlai dĠavertissement de 15.minutes. Ils dŽveloppent de nouveaux systmes de force nuclŽaire, connus sous le nom de Ç.bunker buster.È (briseurs de blockhaus). Les Britanniques, toujours coopŽratifs, ont lĠintention de remplacer leur missile nuclŽaire, le Trident. Qui, je me le demande, visent-ils.? Oussama Ben Laden.? Vous.? Moi.? Tartempion.? La Chine.? Paris.? Qui sait.? Ce que nous savons cĠest que cette folie infantile Ñ.dŽtenir des armes nuclŽaires et menacer de sĠen servir.Ñ est au cÏur de la philosophie politique amŽricaine actuelle. Nous devons nous rappeler que les ƒtats-Unis sont en permanence sur le pied de guerre et ne laissent entrevoir en la matire aucun signe de dŽtente.

Des milliers, sinon des millions, de gens aux ƒtats-Unis sont pleins de honte et de colre, visiblement ŽcÏurŽs par les actions de leur gouvernement, mais en lĠŽtat actuel des choses, ils ne constituent pas une force politique cohŽrente Ñ.pas encore. Cela dit, lĠangoisse, lĠincertitude et la peur que nous voyons grandir de jour en jour aux ƒtats-Unis ne sont pas prs de sĠattŽnuer.

Je sais que le PrŽsident Bush emploie dŽjˆ pour Žcrire ses discours de nombreuses personnes extrmement compŽtentes, mais jĠaimerais me porter volontaire pour le poste. Je propose la courte allocution suivante, quĠil pourrait faire ˆ la tŽlŽvision et adresser ˆ la nation. Je lĠimagine grave, les cheveux soigneusement peignŽs, sŽrieux, avenant, sincre, souvent enj™leur, y allant parfois dĠun petit sourire forcŽ, curieusement sŽduisant, un homme plus ˆ son aise avec les hommes.

Ç.Dieu est bon. Dieu est grand. Dieu est bon. Mon Dieu est bon. Le Dieu de Ben Laden est mauvais. Le sien est un mauvais Dieu. Le Dieu de Saddam Žtait mauvais, sauf que Saddam nĠen avait pas. CĠŽtait un barbare. Nous ne sommes pas des barbares. Nous ne tranchons pas la tte des gens. Nous croyons ˆ la libertŽ. Dieu aussi. Je ne suis pas un barbare. Je suis le leader dŽmocratiquement Žlu dĠune dŽmocratie Žprise de libertŽ. Nous sommes une sociŽtŽ pleine de compassion. Nous administrons des Žlectrocutions pleines de compassion et des injections lŽtales pleines de compassion. Nous sommes une grande nation. Je ne suis pas un dictateur. Lui, oui. Je ne suis pas un barbare. Lui, oui. Et lui aussi. Ils le sont tous. Moi, je dŽtiens lĠautoritŽ morale. Vous voyez ce poing.? CĠest a, mon autoritŽ morale. T‰chez de ne pas lĠoublier..È

La vie dĠun Žcrivain est une activitŽ infiniment vulnŽrable, presque nue. Inutile de pleurer lˆ-dessus. LĠŽcrivain fait un choix, un choix qui lui colle ˆ la peau. Mais il est juste de dire que vous tes exposŽ ˆ tous les vents, dont certains sont glacŽs bien sžr. Vous Ïuvrez tout seul, isolŽ de tout. Vous ne trouvez aucun refuge, aucune protection Ñ.sauf si vous mentez.Ñ auquel cas bien sžr vous avez construit et assurŽ vous-mme votre protection et, on pourrait vous le rŽtorquer, vous tes devenu un homme politique.

JĠai parlŽ de la mort pas mal de fois ce soir. Je vais maintenant vous lire un de mes pomes, intitulŽ Ç Mort È.

O a-t-on trouvŽ le cadavre.?
Qui a trouvŽ le cadavre.?
Le cadavre Žtait-il mort quand on lĠa trouvŽ.?
Comment a-t-on trouvŽ le cadavre.?
Qui Žtait le cadavre.?
Qui Žtait le pre ou la fille ou le frre
Ou lĠoncle ou la sÏur ou la mre ou le fils
Du cadavre abandonnŽ.?
Le corps Žtait-il mort quand on lĠa abandonnŽ.?
Le corps Žtait-il abandonnŽ.?
Par qui avait-il ŽtŽ abandonnŽ.?
Le cadavre Žtait-il nu ou en costume de voyage.?
QuĠest-ce qui a fait que ce cadavre, vous lĠavez dŽclarŽ mort.?
Le cadavre, vous lĠavez dŽclarŽ mort.?
Vous le connaissiez bien, le cadavre.?
Comment saviez-vous que le cadavre Žtait mort.?
Avez-vous lavŽ le cadavre.?
Avez-vous fermŽ ses deux yeux.?
Avez-vous enterrŽ le corps.?
LĠavez-vous laissŽ ˆ lĠabandon.?
Avez-vous embrassŽ le cadavre.?

Quand nous nous regardons dans un miroir nous pensons que lĠimage qui nous fait face est fidle. Mais bougez dĠun millimtre et lĠimage change. Nous sommes en fait en train de regarder une gamme infinie de reflets. Mais un Žcrivain doit parfois fracasser le miroir Ñ.car cĠest de lĠautre c™tŽ de ce miroir que la vŽritŽ nous fixe des yeux.

Je crois que malgrŽ les Žnormes obstacles qui existent, tre intellectuellement rŽsolus, avec une dŽtermination farouche, sto•que et inŽbranlable, ˆ dŽfinir, en tant que citoyens, la rŽelle vŽritŽ de nos vies et de nos sociŽtŽs est une obligation cruciale qui nous incombe ˆ tous. Elle est mme impŽrative.

Si une telle dŽtermination ne sĠincarne pas dans notre vision politique, nous nĠavons aucun espoir de restaurer ce que nous sommes si prs de perdre Ñ.notre dignitŽ dĠhomme.