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Loin de moi l’intention de faire quelque suggestion que
ce soit concernant notre industrie et notre science, dont le mode de
fonctionnement engendre une destruction de l’individu. Si l’industrie
et la science n’ont plus besoin d’employer des êtres dotés d’une
personnalité, eh bien, soit, qu’elles n’en emploient pas. Mais il en va
différemment pour nous autres artistes. Au milieu de cette immense
banqueroute culturelle, nous habitons un îlot où les conditions
d’existence sont encore relativement supportables, et, aujourd’hui
comme hier, nous sommes obligés d’obéir à des règles spécifiques. Pour
nous, la personnalité ne représente pas un luxe ; c’est la condition de
notre existence, l’air qui nous permet de vivre, un capital
indispensable.
Par le terme d’« artiste », j’entends tous ceux qui éprouvent le
besoin et la nécessité de se sentir vivre et grandir, de savoir où ils
puisent leurs forces et de se construire à partir de là suivant des
lois qui leur sont propres. Ainsi, chez ces personnes, l’essence et
l’impact de toute activité secondaire, de toute manifestation vitale,
sont reliés au fondement de façon aussi claire et signifiante que la
voute au mur, que le toit au pilier dans le bâtiment bien fait.
Cependant les artistes ont également toujours eu besoin de moments
d’oisiveté. Que ce soit pour clarifier les expériences nouvelles,
laisser mûrir les choses à l’œuvre dans l’inconscient, ou pour se
rapprocher de la nature dans un acte de renoncement désintéressé, pour
redevenir enfant, se sentir à nouveau ami et frère de la terre, des
plantes, des rochers et des nuages. Peu importe que l’on compose des
tableaux ou des vers, ou encore que l’on aspire exclusivement à se
construire et à s’inventer soi-même tout en jouissant de se voir ainsi
disposer d’un pouvoir créateur ; chacun se trouve sans cesse confronté
à ces interruptions incontournables. Le peintre se tient devant une
toile dont il vient de faire le fond. Il sent que la concentration et
l’énergie intérieure dont il aurait besoin lui font encore défaut.
Alors il commence à tâtonner, à douter, à céder à l’artifice, et finit
par tout jeter dans un mouvement de colère ou de tristesse. Il a juste
l’impression d’être un incapable, de ne pas pouvoir faire face à une
mission ambitieuse. Il maudit le jour où il est devenu peintre, ferme
son atelier et se met à envier le balayeur de rue dont les journées
s’écoulent à accomplir une tâche aisée dans une parfaite quiétude
morale. L’écrivain, lui, a soudain un moment d’hésitation face au
projet qu’il est en train de réaliser. Il ne distingue plus la grandeur
que celui-ci recelait pour lui à l’origine. Il biffe des phrases et des
pages entières, les réécrit, mais ne tarde pas à jeter au feu son
nouveau travail. Soudain, ce qu’il apercevait clairement devient flou,
se met à vaciller dans un lointain blême. Soudain, ses passions et ses
sentiments lui paraissent mesquins, inauthentiques, aléatoires. Alors
il prend la fuite, et envie lui aussi le balayeur de rue. Et caetera.
Bien des vies d’artistes sont faites pour un tiers ou pour moitié
de tels moments. Seuls les êtres d’exception ont la capacité de créer
de façon continue, presque sans interruption, mais ils se rencontrent
très rarement. Ainsi naissent ces périodes apparemment vides de temps
libre dont la physionomie a toujours inspiré du mépris ou de la pitié
aux esprits bornés. Le philistin ne perçoit pas quel effort colossal,
décuplé, peut représenter une seule heure de création. De même, il ne
comprend pas cet artiste ô combien bizarre qui, plutôt que de continuer
tout simplement à peindre, de mettre les touches les unes à côté des
autres pour achever tranquillement ses tableaux, se montre si souvent
incapable de persévérer, se jette à terre, réfléchit sans fin et ferme
pour des jours, des semaines, la chambre qui lui sert d’atelier.
L’artiste lui-même se sent d’ailleurs à chaque fois surpris et floué
lorsque surviennent ces périodes d’inactivité. A chaque fois, il est
plongé dans les mêmes souffrances, les mêmes tourments, et cela se
répète jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il doit obéir à ses propres lois,
que sa paralysie s’explique de manière réconfortante autant par un
excès d’énergie que par la lassitude. Un processus est à l’œuvre au
fond de lui-même, et son vœu le plus cher serait de le faire aboutir
sans plus attendre à la création d’un objet tangible, esthétique. Mais
le moment n’est pas encore venu, le processus n’est pas arrivé à
maturité, il dissimule encore en lui comme une énigme son
accomplissement parfait, le seul qui lui convienne. Il n’y a donc rien
d’autre à faire que patienter.
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