LĠAbbŽ et le Rabin

par M. le baron Paul Henri Thiry dĠHolbach



Un abbŽ vŽnitien, disputant avec un rabbin de Ferrare, prŽtendit lui prouver la vŽritŽ de la religion chrŽtienne et la certitude de la venue du Messie. Il se fondait, suivant lĠusage, sur lĠaccomplissement des prophŽties qui annonaient la dispersion des Juifs et les malheurs dont cette nation est accablŽe. Le rabbin lui rŽpondit dĠabord que le Messie annoncŽ par les ƒcritures nĠŽtait ni un dieu, ni un libŽrateur, ni un monarque, comme on lĠavait cru vulgairement mais que cĠŽtait une pŽriode fortunŽe qui Žtait arrivŽe, et dont les HŽbreux jouissaient dŽjˆ depuis un grand nombre de sicles. Il alla mme jusquĠˆ prouver ˆ lĠabbŽ que le peuple juif Žtait incomparablement plus heureux que les chrŽtiens et quĠaucun des peuples qui sont actuellement sur la terre. Voici sur quoi il fondait ce paradoxe :

Ç 1Ħ Dit-il, de votre aveu mme, nous adorons le vrai Dieu ; mais il ne nous en cožte rien aujourdĠhui pour son entretien. Nous nĠavons plus ni temples, ni autels, ni sacrifices ; nous nĠavons ni pape, ni Žvques, ni prtres ˆ payer chrement ; nous ne sommes point obligŽs de pensionner une foule de moines qui dŽvorent la substance des nations sans leur tre dĠaucune utilitŽÉ

2Ħ LĠƒternel nĠexige point de nous que nous nous fassions du mal. Les Juifs ne se condamnent point ˆ un cŽlibat volontaire ; les filles de Sion ne pensent point que la DivinitŽ soit flattŽe de les voir gŽmir dans des prisons perpŽtuelles, o elles meurent inutiles aprs avoir ŽtŽ malheureuses toute leur vie. Elles ne se reprochent point de donner des descendants ˆ Abraham, et de multiplier sa race comme les Žtoiles du cielÉ

3Ħ Nous nĠavons point de monarque ˆ maintenir, de courtisans ˆ rassasier, de troupes ˆ soudoyer, de patrie ˆ dŽfendre ; nous ne sommes les sujets de vos princes quĠautant et aussi longtemps que cela nous convient. Ds quĠun pays nous dŽpla”t, nous passons dans un autre ; et, ˆ lĠaide des lettres de change, dont nous sommes les inventeurs, notre fortune nous suit. PrivŽs du droit dĠacquŽrir des biens-fonds, nous sommes, Dieu merci, Žtrangers dans tous les pays de la terreÉ

4Ħ Descendus Žgalement dĠAbraham, dĠIsaac et de Jacob, on ne conna”t point parmi nous la distinction f‰cheuse du noble et du roturier. La naissance de tout Juif est illustre, et nous ne mŽprisons aucun de nos frresÉ

5Ħ Si les autres nations nous mŽprisent, nous le leur rendons bien ; il nĠest point de Juif qui nĠait pour les autres peuples le plus profond mŽpris. Nul homme, parmi nous, nĠest ni esclave comme les ngres, ni serf, comme les chrŽtiens ; on ne nous condamne point aux mines ni aux travaux publics. Jamais nous ne servons ni comme soldats, ni comme matelots ; on ne nous fit jamais tirer ˆ la milice. Les chrŽtiens se battent entre eux pour que notre commerce fleurisseÉ

6Ħ Les rŽcompenses qui nous sont promises par le Dieu dĠAbraham sont purement temporelles, et nous en jouissons depuis longtemps. Ou nous a fait espŽrer que nous aurions la graisse de la terre ; cette graisse, cĠest lĠargent. Nous avons le bŽnŽfice, et dĠautres ont les charges. NĠavons-nous pas dans nos mains une grande partie des richesses du monde ? On nous a promis que nous prterions ˆ usure ; ne sommes-nous pas les plus grands usuriers de la terre ? On nous a promis aussi que les autres nĠexerceraient point LĠusure contre nous ; est-il un chrŽtien qui puisse se vanter dĠavoir prtŽ ˆ un Juif ˆ usure ?É

7Ħ On nous accuse de friponnerie et de mauvaise foi envers les Žtrangers ; mais ces Žtrangers ne sont-ils pas nos ennemis ? Nous sommes doux, humains, compatissants envers nos frres. Nous observons entre nous la plus exacte justice ; nous sommes trs-fidles ˆ nos engagements. Notre Dieu nous a dispensŽs de ces devoirs envers les autres ; et pour le bien quĠils nous veulent ou quĠils nous font, vous conviendrez que nous ne leur devons pas grandĠchose. 8o Nous ne nous mlons point avec les femmes des chrŽtiens et de tous les peuples modernes ; nous sommes les moins infectŽs du mal que les pieux Espagnols ont apportŽ des extrŽmitŽs de la terre. SĠil arrive quelque accident de ce genre, il ne retombe gure que sur quelque Juif portugais, qui transgresse sa loi en portant son hommage ˆ la fille dĠun incirconcis. È

Ç Pesez, dit le rabbin, ces avantages, et voyez si les Juifs sont aussi malheureux quĠon le pense. Doutez-vous que notre nation ne soit aujourdĠhui plus nombreuse que lorsquĠelle Žtait confinŽe dans lĠaride JudŽe.? Ne la croyez-vous pas plus riche que sous David et Salomon ? Par sa dispersion mme, lĠunivers entier nĠest-il pas devenu son hŽritage ? Ne recueillons-nous pas o dĠautres ont semŽ ? Les chrŽtiens ne vont-ils pas au bout du monde amasser des richesses et sĠŽgorger pour nous ? È

LĠabbŽ demeura interdit. Il fut obligŽ de convenir que les HŽbreux, tout rŽprouvŽ quĠils sont, ne sont pas les hommes les moins favorisŽs en ce monde.